Un juge français à la Cour Pénale Internationale
Contribution à la réflexion sur la fonction de juger
Bruno Cotte est un magistrat français qui fut notamment avocat général et président de la chambre criminelle à la Cour de cassation pendant huit années. En 2008 il prend ses fonctions de juge à la Cour Pénale Internationale où il présidera une chambre de jugement appelée à connaître de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, commis par deux accusés, au Nord Est de la République démocratique du Congo, dans la province de l’Ituri, à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda. Il a quitté ses fonctions en juin 2014, après avoir rendu le jugement sur cette affaire le 7 mars 2014.
Les réflexions qui suivent ont été présentée le 11 mai 2015 à l’occasion d’une rencontre avec des premiers présidents et des procureurs généraux de cours d’appel réunis sur le thème de la justice internationale.
La présentation de ce texte sur ledroitdelafontaine.fr précède un entretien avec Bruno Cotte qui aura lieu dans quelques semaines et sera mis en ligne sur ce même site.
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En arrivant à la Cour, vous pouvez adopter une attitude purement juridique – certains juges sont tentés de le faire et le font – et décider, à l’anglo-saxonne, de vous placer au-dessus de la mêlée, en arbitre, d’intervenir le moins possible, de laisser les parties maitres du procès, de son contenu comme du temps qu’il prendra.
Mais vous pouvez aussi considérer qu’il peut ne pas être inutile de chercher à comprendre qui sont les personnes que l’on vous demande de juger : qui sont les auteurs présumés de ces crimes contre l’humanité et de ces crimes de guerre, qui sont les victimes « à qui on a ainsi volé une part de leur humanité », qui sont les témoins de ces crimes, d’où ils viennent, quelle est leur histoire, collective et singulière. Bref, quel est le contexte dans lequel se sont déroulés les faits.
Banal, me direz-vous… non, détrompez-vous, cette réaction, ce réflexe, cette conception de l’office du juge ne sont pas évidents pour tous !
En arrivant à la Cour, vous constatez vite, en ouvrant les yeux et quoique vous ne disposiez pas de dossier (common law oblige !) que accusés, témoins, victimes évoluent dans un milieu où tout n’est que précarité, pauvreté, souffrance, d’immenses souffrances qui vous confrontent à des comportements à la fois moyenâgeux (on se découpe à coups de machettes, on se transperce avec des lances, on brule, on pille…), des comportements terriblement actuels (les mortiers et la kalachnikov sont eux aussi très prisés) et à ces comportements sinistres qui n’ont malheureusement pas d’âges: les viols qui, comme la réduction en esclavage sexuel, sont devenus une arme de guerre.
Il y a là une accumulation de souffrances, qui, dans l’affaire dont j’ai eu à connaître, durent depuis plus de vingt ans. Les témoins et les victimes viennent vous en entretenir en audience avec une dignité mais aussi souvent des accents tellement poignants que se pose très vite la question de la distance qu’il convient de prendre.
Comment écouter, tenter de comprendre, ne pas se laisser gagner par la pitié, rester un juge, apte à tout entendre et à faire éventuellement preuve de compréhension voire de compassion mais qui demeure juge, c’est-à-dire un technicien du droit impartial et porteur d’équilibre ?
Pour ce faire, il est indispensable de se donner le temps de prendre connaissance du contexte factuel, pris dans son sens le plus large, dans lequel se déroule l’affaire et de l’absolue nécessité de s’en imprégner si l’on veut remplir son office dans toutes ses dimensions.
Dans la mesure où je ne l’avais jamais ressenti à ce point jusqu’ici, je souhaiterais enfin évoquer également le besoin, que j’ai quotidiennement éprouvé, de m’interroger, en permanence, sur Ia manière dont je remplissais mes fonctions : les parties et les témoins ont-ils compris ce que je leur ai dit et demandé ? Suis-je parvenu à me mettre à la portée de témoins dont tout me sépare ? Suis-je parvenu à donner aux accusés un rôle assez actif dans un procès qui est le leur ? N’ai-je pas eu tendance à négliger un peu la collégialité et à agir en juge unique (ce qui était peut-être d’ailleurs souhaité par certains juges…) ; bref suis-je en train d’accomplir ce que l’on attend de moi mais, d’ailleurs, qu’attend-on exactement de moi ?
I – Apprendre à travailler avec des juges et des assistants venant d’ailleurs.
Il faut à la fois rester soi-même, porteur d’une culture juridique et d’une expérience, et être en mesure de se couler dans la peau d’un nouveau personnage, celui d’un juge pénal international. Je dis bien « pénal » car notre office est très éloigné de celui des juges de la CIJ, de la Cour de Luxembourg ou de la CEDH.
Il faut donc être :
Tout d’abord : un juge curieux et en éveil : soucieux de faire la connaissance des dix-sept autres juges et, une fois affecté à l’une des chambres de la Cour, soucieux d’apprendre à travailler avec des collègues souvent forts différents de soi : différences de culture au sens large du terme, différences d’origines professionnelles, les dix-huit juges pouvant être juges, avocats, universitaires, diplomates, différences de formation et de culture juridique, différences de langage, le nouvel arrivant découvrant vite que, si le français et l’anglais sont les deux langues de travail de la Cour, la langue anglaise est en réalité celle qui est de loin la plus utilisée, différences enfin dans les méthodes et parfois même dans les rythmes de travail.
Un juge curieux et en éveil qui prend ensuite vite conscience du rôle essentiel que jouent auprès des juges les assistants juridiques ou legal officers.
C’est en effet sur ce corps de juristes, très diplômés et fort compétents, ayant souvent déjà exercé antérieurement des fonctions de même nature au sein de tribunaux ad hoc et recrutés au terme d’une procédure de sélection rigoureuse, que repose, dans une large mesure, l’activité quotidienne des chambres.
Il appartient aux juges de leur donner toute leur place – qui doit être importante – mais rien que leur place, la tentation pouvant être grande, pour certains, de leur déléguer plus de pouvoirs qu’il ne convient. Juger est en effet un acte personnel : le juge doit donc s’engager totalement dans ses nouvelles fonctions et les assumer pleinement dans toutes leurs composantes y compris les tâches de rédaction des décisions !
Pour le juge qui a le goût du travail en équipe et qui en mesure l’intérêt, la possibilité qui lui est ainsi offerte d’échanger avec des collaborateurs plus jeunes que lui, de les associer de près aux multiples activités de réflexion, de recherches, de rédaction qui lui incombent, de mettre en commun sa propre expérience, déjà ancienne et les connaissances récemment acquises des membres de son équipe se révèle particulièrement stimulant et enrichissant. Etre élu à la Cour n’est pas le couronnement d’une vie professionnelle, c’est un recommencement : il faut savoir revenir à des activités de base dont nos déroulements de carrière nous avaient fréquemment éloignés et donner le meilleur de soi-même dans l’accomplissement de tâches souvent ingrates ou apparemment mineures.
Un juge en éveil mais aussi adaptable. Il lui appartient de découvrir le Bureau du procureur et, plus particulièrement, sa division des enquêtes et celle des poursuites. Et il apprend alors qu’il lui faut savoir se tenir à une distance respectueuse de ses interlocuteurs car on lui fait très vite comprendre que l’existence d’échanges et de contacts à l’extérieur de la salle d’audience et, a fortiori, toute manifestation de familiarité, pourraient être mal interprétés : l’impartialité à laquelle il est astreint doit être totale et elle doit se voir ! Vous mesurez, je pense, à quel point nos relations professionnelles « siège – parquet » sont différentes !
Le nouveau juge va donc, là encore, apprendre à connaître des femmes et des hommes venant des quatre coins du monde et s’initier à des méthodes de travail et à des pratiques professionnelles nouvelles pour lui. Point de juge d’instruction à la CPI : c’est en effet le procureur qui enquête, à charge et à décharge, qui réunit les preuves et qui, si les charges rassemblées sont confirmées par la chambre préliminaire, soutiendra la poursuite au cours d’audiences durant lesquelles il interrogera ses témoins et contre interrogera ceux de la Défense.
Découverte également des conseils chargés de la défense et de la représentation légale des victimes, les uns et les autres avocats et/ou professionnels du droit, compétents, expérimentés, issus de cultures juridiques souvent bien différentes. Eux aussi effectuent leurs propres enquêtes, réunissent leurs éléments de preuve et procèdent, en audience, aux contre interrogatoires des témoins du procureur et à l’interrogatoire des témoins qu’ils ont décidé de citer. Leurs réactions montrent souvent, du moins au début, que l’attitude d’un juge civil lawyer les déconcerte : et c’est au juge de s’adapter, d’expliquer et de se faire comprendre pour éviter tout malentendu facteur d’inutiles tensions (Ce fut notamment le cas lors de la mise en œuvre d’une procédure de disqualification – requalification d’une mode de responsabilité).
Un juge apte à se remettre en cause. La surprise vient ensuite des textes à appliquer, des procédures à mettre en œuvre et de la nature même des affaires à juger.
Chaque juge doit en effet oublier au plus vite tout ce sur quoi, dans son pays, il se fondait jusqu’ici pour statuer sur les questions de droit qui lui étaient soumises et ne raisonner que par référence aux textes fondateurs de la Cour : le Statut, son Règlement de procédure et de preuve, les Eléments des crimes, le Règlement de la Cour.
Il s’agit là d’une démarche nouvelle, difficile mais passionnante, rendue parfois plus complexe encore lorsque les versions en langue anglaise et française d’un même article des textes à appliquer ne s’avèrent pas totalement concordantes ou lorsque cette disposition apparaît comme étant le résultat d’un compromis diplomatique difficilement obtenu au terme de négociations laborieuses, un texte auquel il lui faudra pourtant donner vie et sens.
Certaines dispositions ont été conçues pour laisser au juge une large marge d’appréciation (c’est l’un des aspects traditionnels de l’office du juge). D’autres encadrent au contraire strictement son action. Ainsi est-ce au vu de la définition, très détaillée, que les Eléments des crimes donnent des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, que le juge devra appréhender l’affaire soumise à son appréciation. Une affaire portant sur des faits s’étant déroulés dans des lieux fort éloignés et qu’il ne connaît pas, dans un contexte totalement différent de ceux qu’il lui était jusque-là demandé d’appréhender et concernant des accusés dont les agissements, les comportements, les réactions se situent eux aussi fort loin de ce qu’il lui était donné de connaître.
Enfin, même si les rédacteurs du Statut de Rome ont souhaité, en particulier sous l’impulsion de la France, combiner subtilement common law et civil law, il réalisera rapidement que c’est en réalité le premier de ces deux systèmes juridiques qui, dans les textes comme dans la pratique procédurale quotidienne des chambres de la Cour, occupe de loin la première place.
Pour le juge français appelé à présider une chambre de jugement, l’effort d’adaptation exigé sera donc particulièrement important et il lui faudra s’initier au plus vite aux subtilités de cette procédure, prendre acte de ce que le procès est l’affaire des parties, mesurer ce que sera son rôle exact à l’audience et dans la conduite des débats.
Il comprendra vite qu’en dépit d’une préparation extrêmement poussée de chaque audience, il lui faudra souvent improviser et faire jouer tous les réflexes acquis dans sa vie juridictionnelle antérieure.
Mais il comprendra tout aussi vite que, sans qu’il soit question de mettre ces deux grands systèmes juridiques en concurrence, les textes fondateurs de la Cour lui permettent de mettre en œuvre des procédures directement puisées dans la civil law et qui sont susceptibles de rendre à la fois plus efficace et plus vivant le déroulement des débats.
Un juge indépendant et libre. Dans l’exercice de ses fonctions, le juge découvre également très vite qu’il est réellement indépendant et, s’il le souhaite, qu’il est totalement libre. J’insiste sur ce point car le juge doit veiller à ne pas être le représentant de son pays : il est devenu l’un des 18 juges de la CPI et il n’est donc plus le juge français, kenyan, coréen ou argentin… ! Pour ma part, j’aurais, par moments, souhaité sentir plus d’intérêt de la part de mon pays sur ce que je faisais !
Un juge, seulement juge mais pleinement juge : le juge pénal international doit enfin savoir se libérer de ce qu’était son cadre de vie antérieur pour n’être plus que juge : nous connaissons cela aussi chez nous.
Ce n’est guère difficile pour ceux qui étaient déjà juges ou avocats ; c’est moins aisé pour les diplomates ou les universitaires. Ces derniers doivent impérativement changer de toge et se dégager de l’emprise que peut représenter la communauté universitaire à laquelle ils appartenaient. On ne juge pas en pensant à ce que pourrait écrire ou dire ses anciens collègues ; on ne juge pas pour faire triompher les thèses de telle ou telle école ou chapelle universitaire. Oui, nous connaissons cela : il est impératif de connaître ses dépendances pour pouvoir mieux s’y soustraire ! Et j’insiste sur ce point car un usage insuffisamment déontologique des opinions dissidentes et la satisfaction que certains peuvent parfois éprouver à contredire publiquement la majorité de la collégialité pose problème, est de nature à affaiblir les décisions rendues et donne une singulière image de la justice.
II – Comprendre qui l’on juge pour tenter de bien juger :
Quoi de plus banal me direz-vous : c’est vrai mais, ici, c’est essentiel sous peine d’épouvantables contre sens !
Je le répète : il faut s’interroger, en permanence, sur la manière dont on travaille pour s’assurer que l’on est bien « dans les clous », des clous que l’on place soi-même car, s’il existe bien des textes (je les ai évoqués : un Statut, un Règlement de preuve et de procédure), il n’y a pas de guide de « pratique professionnelle », pas de « circulaire d’application » : on est loin de la routine et donc du risque que peut présenter un « juge habitué » …
1 – La prise de connaissance des faits et du contexte. Sans doute n’existe-t-il pas de dossier au sens où l’entend un juge français au moment où s’ouvre l’audience au fond. Pour autant, il s’impose pour lui de prendre connaissance au plus vite des éléments réunis jusqu’ici par le bureau du procureur ou émanant de la Chambre préliminaire afin d’appréhender le plus complètement possible les faits qu’il va devoir juger et l’environnement dans lequel ils ont été commis. A lui de ne pas rester passif et de prendre des initiatives.
A cet égard, si le bureau du procureur dispose d’analystes lui permettant de comprendre ce qu’il y a de singulier dans les pays qui font l’objet de ses enquêtes, il n’en va pas de même pour les chambres et c’est regrettable.
J’ai, pour ma part, estimé utile de m’attacher le concours d’un spécialiste en sciences sociales afin d’être en mesure de mieux comprendre les données contextuelles aussi bien d’ordre historique, géographique et politique que sociologique, démographique voire anthropologique et bien sûr ethnique propres à l’affaire dont je me trouvais saisi et de partager ces éléments d’information avec les membres de la chambre.
Et j’ai vite réalisé que ne pas se plier à cet exercice aurait été périlleux et aurait pu conduire à commettre de grossières erreurs d’appréciation et de jugement. Lui seul permet en effet d’éviter de plaquer une justice occidentale désincarnée à des situations dont la spécificité doit être patiemment découverte. Ainsi, pour établir une chaine de responsabilité, n’est-il pas indifférent, par exemple, de savoir si un accusé obéit aux ordres de son supérieur hiérarchique ou d’abord à ce que lui dit de faire le féticheur de la localité où il réside… Or des éléments aussi fondamentaux que la prise de conscience du rôle que peuvent jouer certaines formes de spiritualité et certaines pratiques culturelles n’avaient été explorés ni par le procureur ni par les équipes de défense. Comment, dès lors, aurions-nous pu « Juger humainement des affaires humaines »… ?
A la différence du juge anglo-saxon, un juge français éprouvera donc le besoin de partir à la découverte et de s’imprégner des faits de la cause. Pour y parvenir, il disposera essentiellement des déclarations recueillies par le procureur qui enquête à charge et à décharge et, bien sûr, de la décision de confirmation des charges rendue par la chambre préliminaire. Et cette indispensable immersion dans les faits doit se poursuivre de la phase de mise en état de l’affaire jusqu’à la fin de la phase d’audience, au fil de l’audition des témoins de l’accusation puis de la Défense.
Enfin, seule une parfaite connaissance des faits est de nature à permettre à la Chambre de faire application des dispositions de l’article 64-6-d du Statut, inspirées du droit romano-germanique, aux termes desquelles la Chambre « peut, si besoin est, ordonner la production d’éléments de preuve en complément de ceux qui ont été recueillis avant le procès ou présentés au procès par les parties », cette disposition méritant d’être lue à la lumière de l’article 69-3 qui mentionne que « La Cour a le pouvoir de demander la présentation de tous les éléments de preuve qu’elle juge nécessaire à la manifestation de la vérité ».
Si l’on ne maitrise pas les données factuelles de l’affaire, comment en effet envisager de convoquer par exemple tel témoin supplémentaire ou de citer utilement dès le début des débats au fond, comme cela s’est fait dans l’affaire dont je traitais, le responsable des enquêtes du Bureau du procureur pour qu’il explique les conditions dans lesquelles il avait investigué, les difficultés qu’il avait pu rencontrer, les modalités de recueil des dépositions des témoins à charges, les méthodes utilisées pour enquêter à décharge … ?
Lorsque des textes sont mis à la disposition d’un juge, qu’il soit national ou international, pour lui permettre de remplir pleinement son office, il doit non seulement les connaître mais encore les mettre en œuvre et s’en donner les moyens.
2 – La présence sur les lieux. Le juge français comprendra enfin très rapidement que, s’il veut juger en toute connaissance de cause, il s’imposera pour lui de se rendre sur les lieux où se sont déroulés les faits ainsi que dans les localités où résidaient les accusés et où ils exerçaient leurs activités.
A l’initiative de son président, la Chambre a donc, pour la première fois dans l’histoire de la Cour, décidé d’un transport sur les lieux des faits.
Effectué au terme des débats sur le fond mais juste avant que les parties ne produisent les écritures synthétisant définitivement leurs positions respectives et ne prononcent réquisitoire et plaidoiries, ce transport a conduit les trois juges de la Chambre, deux représentants de chacune des parties et des éléments du greffe de la Cour à se rendre contradictoirement, à une date correspondant à celle à laquelle avaient été commis les faits poursuivis, sur l’emplacement des combats ainsi que dans les localités où résidaient les deux accusés et où s’étaient déroulés des événements essentiels à la bonne compréhension de l’affaire.
Ce transport a permis de visualiser les lieux et leur topographie, de rencontrer les populations locales, de prendre, sommairement bien sûr mais visuellement, conscience de ce qu’est la famille africaine et du caractère sommaire et même primitif de leurs conditions de vie ; je l’ai évoqué il y a un instant ; il a aussi permis de rendre la CPI plus visible qu’à travers le compte-rendu filmé des audiences ; il a enfin permis de confronter les dépositions de certains témoins avec la réalité du terrain et d’en tirer des conclusions essentielles pour l’appréciation de leur crédibilité.
La démarche n’est pas évidente car elle exige que soient réunies des conditions de sécurité optimales dès lors que les localités concernées vivent toujours dans l’insécurité. Mais elle participe de cette exigence selon laquelle le juge doit tout mettre en œuvre pour comprendre et s’efforcer de « juger humainement des affaires humaines ».
III – Faire de l’audience un lieu privilégié et apaisé d’échanges et de dialogue dans le respect de tous.
La procédure d’audience peut durer plusieurs mois voire plusieurs années et la gravité des crimes commis lui donne souvent une tonalité, une intensité toute particulière.
1 – La longueur de l’audience. L’affaire dont j’ai assuré la présidence a duré environ six années dont deux années d’audience de jugement. Indépendamment des deux jugements qui ont été rendus à 18 mois de distance (l’un d’acquittement, après disjonction, en novembre 2012 et l’autre de condamnation, après disqualification et requalification, en mars 2014), 409 décisions écrites et 168 décisions orales ont été rendues portant sur les questions les plus diverses : exception d’irrecevabilité, de nullité, demandes de coopération etc…
Quel est ici l’office du juge ?
La maitrise du temps. Le juge de pure common law peut abandonner la conduite du procès aux parties : celles-ci, à partir de l’interrogatoire principal des témoins qu’elles appellent et des contre interrogatoires de la partie adverse, d’une part, des éléments de preuve écrite dont, avec l’accord de la chambre, elles demanderont le versement, d’autre part, vont ainsi bâtir elles-mêmes le dossier.
Mais si, comme nous l’avons vu, il acquiert une bonne connaissance des faits, le juge, loin de rester passif et d’abandonner aux parties la manière dont se déroulera les débats, peut aussi jouer pleinement le rôle que lui confère l’article 64 du Statut et, à cet effet, « [adopter] toutes procédures utiles à la conduite équitable et diligente de l’instance ». Autre façon de parler du « délai raisonnable » dont nous sommes comptables.
Ainsi fixera-t-il au procureur le délai au terme duquel il devra être mis fin à la communication des pièces qu’il a réunies et des éléments de preuve dont il entend faire usage.
Une fois tous les éléments à charge communiqués et versés au dossier, il pourra également estimer opportun de prescrire au procureur de présenter sa cause, éventuellement sous forme de tableaux, de manière synthétique, ordonnée et systématique afin de permettre à la Défense et aux représentants légaux des victimes de mieux se préparer et à la Chambre d’organiser utilement les débats à venir.
Il engagera aussi avec le procureur des discussions – parfois serrées – pour arrêter, parmi tous les témoins que l’accusation envisage de citer à l’audience, la liste de ceux dont la comparution paraît s’imposer et pour déterminer l’ordre de comparution semblant le plus adéquat.
Il décidera aussi du temps de parole alloué au procureur pour conduire ses interrogatoires principaux. Il agira ensuite de même avec les représentants légaux des victimes et les conseils des accusés. Bref, c’est à lui de veiller à ce que, sans nuire au caractère équitable de la procédure, celle-ci soit strictement cantonnée dans le temps.
L’atmosphère de l’audience. J’ai très vite compris que nous serions appelés à nous retrouver pendant des mois en salle d’audience et qu’il convenait dès lors, pour le président qui assure la conduite des débats, d’adopter un certain ton, de veiller à ce que s’instaure un climat de travail, une atmosphère de travail qui favorisent un travail apaisé, détendu respectueux et constructif. Il y a là un équilibre à trouver entre dignité mais aussi, parfois, une certaine familiarité…contrôlée, autorité mais aussi bienveillance… s’assurer que l’on ne se disperse pas et que l’on va à l’essentiel mais savoir aussi donner un peu de temps au temps… et favoriser de brefs instants de relâchement…
Quoi de plus banal me direz-vous : sans doute mais, pour certains juges internationaux, ce type de présidence est critiquée et seule devrait prévaloir la logique d’autorité et de rapidité. Et vous savez, comme moi, à quel point, en audience, il est des moments où l’on sent monter la tension et même l’agressivité. La qualité des débats et donc leur utilité dépend donc dans une large mesure de l’attention que le juge président porte à chacun et de la place qu’il donne à chacun.
Le juge est à cet égard aidé par l’absolue nécessité de donner aux interprètes le temps d’interpréter : chacun doit donc parler lentement et les éclats de voix ne servent à rien car il faut aussitôt reprendre, mais lentement cette fois, ce que l’on vient de de dire dans l’agitation.
2 – La densité, l’intensité de l’audience.
Les débats ont parfois, et même souvent, une intensité toute particulière.
Et cela pour trois raisons :
- La nature des faits jugés, les conditions dans lesquelles ils ont été commis, la vulnérabilité des populations concernées, le sort réservé aux femmes et aux enfants… tout cela ne peut laisser indifférent !
- Le choc culturel que représente, pour des témoins passant sans transition de la brousse à une salle d’audience ultra moderne, totalement aseptisée, regorgeant d’écrans et le désarroi qui peut en résulter;
- La tension résultant du fait que nombre de ces témoins sont protégés : ils prennent en effet des risques en acceptant de témoigner et l’insécurité, voire les hostilités sont toujours présentes dans le territoire où ils habitent ; ils demandent donc, en audience, des mesures de protection permettant de préserver leur identité et, par exemple, de leur éviter de croiser le regard des accusés.
La présidence de l’audience ne peut dès lors être mécanique, elle doit constamment s’adapter à la personnalité, à la vulnérabilité, parfois au désespoir de témoins appelés à revivre des scènes qu’ils avaient cherché à oublier… il faut savoir dire qu’en audience on a le droit de pleurer, que les juges ne s’en offusqueront pas, il faut savoir scruter le visage des témoins, et suspendre un instant l’audience si on constate qu’il se décompose, être attentif et suspendre aussi lorsque l’on se rend compte que la voix du témoin se casse… bref, il faut se rappeler constamment que le droit et l’humanité sont aptes à cohabiter… ce n’est pas toujours simple car l’émotion vous envahit souvent et elle ne doit pas se voir. Oui, je pense que c’est cela tenter de « juger humainement des affaires humaines » !
3 – La compréhension de l’audience.
L’audience, nous le savons doit contribuer à faire émerger la vérité mais encore faut-il que ses règles et son déroulement soient bien compris par celles et ceux qui y jouent un rôle et bien sûr, dès lors qu’elle est publique et même constamment filmée et retransmise en différé de trente minutes, par le public international.
Pour le juge, il y a là un autre défi : l’audience n’est pas une affaire d’initiés et il doit constamment veiller à ce que les témoins, même s’ils sont « l’affaire des parties » qui les ont cités, et les accusés comprennent ce qui se passe, ce qu’on leur demande, ce que l’on attend d’eux.
Le juge doit donc, une fois encore, être attentif, interrompre s’il le faut, expliquer, commenter, rassurer.
Il doit s’assurer que, ce qui va de soi pour lui et les parties, le rituel habituel est accessible car si le procès se déroule à La Haye, les populations concernées sont à 7 000 km et doivent pouvoir comprendre.
Il doit interpeller les accusés dont, en common law, le rôle est étrangement passif et veiller à ce que l’on n’oublie pas qu’il s’agit de leur procès.
C’est aussi cela « juger humainement des affaires humaines ».
Enfin, la barrière de la langue rend encore plus complexe le déroulement des débats et je me suis constamment demandé si les questions que je posais et les réponses que je recevais reflétaient bien ce que mon interlocuteur et moi-même avions exactement souhaité dire. La nécessité de passer du Swahili ou du Lingala vers le Français puis vers l’anglais conduit à se montrer modeste dans l’expression verbale : il faut parler mais parler court et bref. Inutile de chercher à briller !
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Cette expérience, intervenue au terme de ma vie professionnelle ne m’a pas laissé indemne et elle m’a conduit à me retourner sur ce que fut ma manière d’exercer mon métier, mon office durant mes 47 années de carrière pour tenter de l’évaluer un peu…
Sachez en tous cas, que je suis heureux, à travers ce fil rouge – « juger humainement des affaires humaines » – d’avoir pu partager avec vous cette expérience de justice pénale internationale si facilement transposable à la justice de tous les jours, ici en France…
Depuis mon retour en France, au mois de juin 2014 – nous sommes aujourd’hui en mai 2015 – et à la double exception de l’émission d’Antoine Garapon sur France Culture et de la session de l’ENM consacrée à la justice pénale internationale, personne, jusqu’à aujourd’hui, dans la profession que j’exerçais – la nôtre, la vôtre – ne s’est enquis de ce que j’avais fait, de ce que j’avais vu, de ce que j’avais acquis, peut-être de ce que j’avais apporté.
Point de manifestation d’intérêt de la part du ministère ni de mes collègues magistrats… ce qui, somme toute, est assez représentatif d’une certaine forme de nombrilisme bien français et, malheureusement peut-être, bien représentatif de notre profession tellement hexagonale !
Non, c’est à l’extérieur : enceintes académiques, juridictions administratives, universités, établissements scolaires, cercles de réflexion confessionnels, et même à l’étranger que l’on m’a demandé de parler de la CPI.