Un droit constitutionnel sans « Constitution » :
Deux regards. Le droit constitutionnel au collège de France
(très rapide) compte-rendu des conférences des Professeurs Dieter GRIMM, Moins de Constitution pour plus de démocratie en Europe ?, et Gunther TEUBNER, La question constitutionnelle au-delà de l’état-nation : pour une approche sociologique du phénomène constitutionnel
Le temps de penser le droit constitutionnel « sans la constitution » semble arrivé, ce qui ne manque pas d’offrir bien des résistances, et singulièrement dans la tradition française et les pays inspirés de cette tradition. Sans véritable communauté de pensée, les deux conférenciers, allemands et mêlés à la communauté intellectuelle internationale (Dieter Grimm a été professeur à Yale et Gunther Teubner à la London School of Economics), sont néanmoins résolus à comprendre les mutations du monde contemporain en ne restant pas rivés à des descriptions du monde largement dépassées, sans abandonner en chemin les principes et les histoires qui ont construit et précédé ces mutations.
Le constat des mutations du monde et du droit contemporains semble entraîner une rupture définitionnelle par un retour aux origines biologiques et naturelles du terme « Constitution » : est constitutionnel ce qui constitue, ce qui fait que quelque chose est, bref, ce qui fait vivre et anime. De là, il apparaît que les constitutions politiques nationales ne peuvent prétendre au monopole – loin de là même – de la notion de constitution et de règles constitutionnelles.
Le « passage » pourtant n’est pas du tout envisagé de la même façon et pour les mêmes raisons par les deux conférenciers. Dieter Grimm estime que le système européen actuel, envisagé comme une Constitution, est défavorable à la démocratie. Cela est l’effet de deux mouvements : le premier est celui de l’élévation, très tôt aussi dans l’histoire européenne, de « toutes » les normes européennes, traités comme directives, au niveau constitutionnel, qui leur permet d’être hiérarchiquement au-dessus de toutes les normes nationales. L’Union Européenne est ainsi, selon Dieter Grimm, « hyper-constitutionnalisée », et cette « hyper-constitutionnalisation », si elle n’est pas la seule cause du déficit de légitimité, notamment en termes de démocratie, de l’Union Européenne, en est en tous les cas la cause certainement la plus méconnue. Le second mouvement est l’interprétation néolibérale des traités et des normes subséquentes, interprétation dont Dieter Grimm n’a cessé de rappeler qu’elle n’était pas « sans alternative », faisant ainsi allusion au fameux « TINA » (There is no Alternative), principe tchatchérien sur lequel la Cour de Justice avait pris un peu d’avance. Le néolibéralisme à l’œuvre n’est pas la conséquence directe pense-t-il du « design » des traités fondateurs, mais plutôt l’effet du sens et de la méthode de leur interprétation, dès les origines, par la Cour de Justice principalement. Simultanés, ces deux mouvements impliquent en effet une pression mise sur les politiques nationales et contrarient toute logique démocratique. Hélas, le problème démocratique posé ne semble pas pouvoir être surmonté à l’échelle nationale car il est l’effet de l’articulation entre les systèmes.
Les éléments de la démonstration sont ainsi posés qu’ils sont limpides, à ceux qui veulent bien les voir ça va sans dire.
D’un autre côté, Gunther Teubner, qui rappelle lui-même qu’il est au départ un spécialiste du droit privé, choisit délibérément de chercher « partout » dans l’espace social ce qui « constitue ». Cette démarche lui permet de constater que, selon les secteurs et domaines concernés, il existe différentes « constitutions » : il existe ainsi une constitution politique, mais aussi une constitution sociale, une constitution de l’art ou une constitution de l’éducation. Et plus, il existe des constitutions, au-delà des espaces nationaux, à l’instar de la lex mercatoria, de la lex sportiva ou de la lex electronica. La thèse du « constitutionnalisme sociétal » s’appuie ainsi sur l’idée qu’il existe des normes constitutionnelles en dehors des constitutions politiques nationales, issues le plus souvent de mouvements spontanés, à l’instar de la Constitution sociale. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est le focus mis sur l’internationalisation des constitutions, et même leur « transnationalisation » lorsqu’elles sont produites par des organismes transnationaux non étatiques. L’hypothèse d’un droit constitutionnel « privé » est une thèse forte, et se pose la question de son articulation avec le droit constitutionnel international et le droit constitutionnel national, articulation qui semble pour le moment encore insuffisamment pensée.
On peut certainement voir dans les démonstrations des deux conférenciers le pointage de plusieurs types de « lacunes » : lacune dans les analyses non juridiques du système européen – qui ignorent souvent tout des effets du droit et de l’interprétation du droit ; lacune dans les analyses juridiques du système européen, peu ambitieuses du point de vue de cette question fondamentale du paradigme démocratique que la structure juridique semble très clairement contrarier ; lacune enfin dans la méthode qui consiste à pré-définir un objet sans considération des éléments matériels censés le constituer, conduisant à ignorer la possibilité même que le droit ne soit pas seulement ce qu’il est. A force de considérer le droit comme un bienfait en soi, et les mots comme une formule magique qui ferait être ce qu’ils prétendent nommer (la « Constitution » de l’Europe par exemple), les analyses juridiques perdent très souvent toute pertinence sociétale. Un prochain article du Droit de la Fontaine portera sur les théories du constitutionnalisme global et du constitutionnalisme sociétal.
L.F. avril 2017
Eléments de biographie des Professeurs Dieter Grimm et Gunther Teubner figurant sur le site du collège de France :
Le Professeur Grimm est l’un des constitutionnalistes les plus connus dans le monde. Ancien Recteur et aujourd’hui « permanent fellow » du Wissenschaftskolleg zu Berlin, il est membre de l’Academia Europæ et de l’American Academy of Arts and Science. Au cours de sa carrière il a aussi été un membre influent du Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle allemande) où il a siégé de 1987 à 1999. Depuis une quinzaine d’années M. Grimm a développé une analyse critique des institutions de l’Union européenne, qui a profondément influencé la jurisprudence constitutionnelle allemande. Dans le prolongement des travaux de Fritz Scharpf, il a notamment mis en lumière l’asymétrie entre la dynamique des libertés économique et l’anémie des politiques publiques européennes, qui conduit à une dépolitisation structurelle et au creusement du déficit démocratique. Dans l’ouvrage qu’il vient de publier sous le titre « Europa ja – aber welches? Zur Verfassung der europäischen Demokratie » (Beck, 2016, 288 p.), il avance des préconisations concrètes susceptibles de sortir de cette impasse, notamment celle d’une « déconstitutionnalisation » des traités.
Le Professeur Teubner est un théoricien du droit très connu pour ses travaux, qui transposent au domaine juridique les perspectives ouvertes en biologie par Francisco Varela et en sociologie par Niklas Luhmann. Son analyse du droit comme système autopoïétique a donné lieu à de nombreuses publications, dont plusieurs traduites en français. Liant toujours théorie et études positives, il est aussi spécialiste du droit comparé et du droit des sociétés commerciales. Il a avancé ces dernières années la thèse selon laquelle la globalisation conduirait à un déplacement des sources constitutionnelles des États vers les entreprises. Le livre où M. Teubner a développé cette thèse vient d’être publié en France sous le titre « Fragments Constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation » (Classiques Garnier, 2016, 326p.).