Ce billet est paru dans le Club de Médiapart le 18 février 2022. Il précède la tribune parue sur le site du journal Libération le 25 février 2022
Enfin ça se voit ! Depuis tant d’années que les autorités en charge de nommer les membres du Conseil constitutionnel – le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale – s’obstinent à en faire une institution « de confort » pour des anciens Premiers ministres, ministres ou parlementaires, et où les quelques professionnels du droit qui y siègent encore parfois ne doivent de toutes les façons leur nomination qu’à ce qu’ils ont eux-mêmes exercé des fonctions ou rempli des missions au service des différents hommes et femmes politiques au pouvoir, il semble aujourd’hui y avoir un relatif consensus chez les observateurs : ça ne peut pas continuer comme ça, au risque de saper définitivement les bases – sinon juridiques au moins éthiques ou morales – de l’état de droit et de la démocratie en France.
Le mandat de trois des membres du Conseil constitutionnel s’achevant à la fin du mois de février, les autorités de nomination ont proposé chacun un candidat pour occuper les sièges laissés vacants, mais aucun de ces candidats ne paraît correspondre au profil attendu d’une cour constitutionnelle d’un état de droit démocratique.
Faut-il encore le rappeler, les nominations des membres des cours constitutionnelles ou suprêmes à l’étranger ne concernent, dans des démocraties équivalentes à la nôtre, que très majoritairement des professionnels du droit, et souvent n’ayant exercé aucune fonction directement auprès des hommes ou femmes politiques au pouvoir, et ne se trouvant que rarement dans une situation d’inféodation au pouvoir en exercice ? C’est le cas en Allemagne bien sûr, mais aussi en Espagne ou encore aux Etats-Unis qui connaît d’ailleurs en ce moment même un processus de désignation d’un membre de la Cour suprême et où les trois personnalités en lice sont toutes des juges expérimentées n’exerçant pas de fonctions directement en lien avec l’exercice du pouvoir passé ou en place. Si partout les nominations sont toujours « politiques », et si une place est parfois réservée à des personnels politiques, comme actuellement à la cour constitutionnelle de Belgique, c’est sans heurter le principe que les membres des juridictions constitutionnelles doivent être des personnalités indépendantes du pouvoir, et de préférence des juristes expérimentés.
Parce que les candidats actuellement proposés par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale sont tous directement liés au pouvoir actuellement en exercice et aux personnalités qui l’incarnent, la France fait figure d’exception dans le concert des juridictions constitutionnelles.
Ainsi, le Président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, autrefois inquiété pour des affaires de prise illégale d’intérêts, propose de nommer madame Véronique Malbec, c’est-à-dire la procureure générale qui était la supérieure hiérarchique du magistrat ayant classé l’affaire sans suite, ce qui, au mieux, ne remplit pas les exigences d’une apparence d’impartialité nécessaire à la bonne administration de la justice, même constitutionnelle. Par ailleurs, madame Malbec est la directrice de Cabinet du ministre de la Justice, ce qui signifie que, bien que remplissant les qualités d’une juriste expérimentée, elle doit sa nomination à l’exercice d’une fonction au service du pouvoir en place (et de plusieurs autres auparavant), tout comme avant elle par exemple Nicole Belloubet, Professeure de droit certes, mais très présente dans les circuits de l’exercice du pouvoir plusieurs années durant, tendance qu’avait confirmé sa nomination au poste de ministre de la justice alors qu’elle était membre du Conseil constitutionnel.
S’agissant maintenant de la candidate proposée par le Président de la République, la problématique est tout autant celle de l’impartialité que celle de la compétence pour siéger au Conseil constitutionnel : actuellement et depuis 2017, ministre en exercice, madame Jacqueline Gourault est anciennement professeure d’histoire-géographie et a été sénatrice plusieurs années : elle n’est ni une juriste expérimentée ni une personnalité indépendante du pouvoir en place qu’elle est amenée à contrôler si elle est nommée au Conseil constitutionnel. Pire même, elle pourrait, puisque le règlement intérieur que le Conseil constitutionnel s’est lui-même donné ne l’empêche pas, être amenée à se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi dont, comme membre du conseil des ministres, elle aurait adopté le projet qui en est à l’origine. En termes d’indépendance et d’impartialité nécessaire à l’exercice de la fonction de juger, on a vu mieux.
Enfin, le candidat envisagé par le Président du Sénat paraît d’emblée plus « raisonnable », mais confirme néanmoins la pratique habituelle : François Seners est certes conseiller d’Etat mais finalement peu juriste, et il a passé sans doute plus de temps dans différents cabinets ministériels comme conseiller technique, directeur adjoint, directeur ou chargé de mission, que dans les juridictions où il a d’ailleurs atterri tardivement dans sa carrière. Autrement dit, à son corps défendant peut-être, il n’est pas vraiment une personnalité indépendante du pouvoir en place, et il se trouve d’ailleurs avoir été le directeur de Cabinet du Président du Sénat pendant trois ans qui se propose de le nommer au Conseil constitutionnel.
D’où qu’on les regarde donc, les nominations envisagées au Conseil constitutionnel manifestent le manque d’intérêt pour un contrôle sérieux, indépendant et impartial de la fabrication des lois au regard du pacte constitutionnel. Difficile dans ces conditions de défendre les nominations envisagées, et cela s’ajoute à la longue liste des difficultés entachant le statut du Conseil constitutionnel et de ses membres (voir notre tribune dans Le Monde daté du 14 juin 2017), dues à la fois à des insuffisances juridiques et à un manque cruel d’éthique dans la pratique institutionnelle de ces dernières années.
Ces considérations élémentaires suffiraient-elle à faire basculer la pratique dans le bon sens ? Rien n’est moins certain, tant la pratique a été jusqu’alors peu critiquée et, maintenant qu’elle l’est, tant le système de pouvoir est devenu en quelques années assez hermétique à l’éthique : aujourd’hui, comme ministre ou comme membre d’une institution de la République, on ne démissionne pas parce qu’on est mis en cause dans une affaire pénale. Alors imaginer qu’on pourrait renoncer à nommer au Conseil constitutionnel des personnalités dont l’allégeance à l’œuvre du pouvoir politique en exercice est avérée, au prétexte d’un défaut de compétence voire d’un soupçon de partialité ou d’absence d’indépendance, c’est peut-être beaucoup demander.