Cette Tribune est parue sur le site du journal Libération le 25 février 2022. Elle fait suite au billet publié sur le blog de Mediapart le 18 février 2022, Nominations au Conseil constitutionnel : où est la limite ?
Et si les qualités et compétences des juges influaient sur la qualité des décisions qu’ils rendent ? S’il est désormais de notoriété publique que les membres du Conseil constitutionnel français n’ont pas le même profil que leurs homologues à l’étranger, parce qu’ils ne sont pour la plupart pas des juristes et encore moins expérimentés, et qu’ils ne sont, en général, pas indépendants du pouvoir qui les nomme parce qu’ils l’ont incarné ou ont été à son service une partie importante de leur carrière, on dit moins quelles conséquences il convient d’en tirer.
S’il faut réformer la procédure de désignation des membres du Conseil constitutionnel, ce n’est pas seulement parce qu’il faudrait s’aligner sur les règles et pratiques des systèmes politiques comparables, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Espagne, des Etats-Unis ou de l’Estonie même. Non, c’est parce que les membres du Conseil constitutionnel ont la délicate et nécessaire charge de «garder la Constitution» face aux assauts possibles dont elle fait l’objet de la part des différents pouvoirs, et notamment du pouvoir législatif qui doit faire la loi en respectant les prescriptions élémentaires du pacte constitutionnel. La «justice» constitutionnelle ne s’improvise pas et il se pourrait que le défaut évident de compétences et de qualités de ses membres pour la rendre se manifeste dans les décisions du Conseil constitutionnel.
Comparaison avec les autres cours constitutionnelles
De ce point de vue, la comparaison avec les autres cours constitutionnelles saute aux yeux : les décisions rendues par le Conseil constitutionnel souffrent d’un manque évident de propos argumentés à propos du respect ou du non-respect de la Constitution par les lois qu’elles valident ou qu’elles censurent, tandis que celles rendues par la Cour constitutionnelle allemande, la Cour constitutionnelle de Belgique, le Tribunal constitutionnel espagnol ou la Cour suprême américaine (ainsi que beaucoup d’autres cours), qu’on les trouve critiquables ou non, sont basées sur une argumentation et une discussion solides sur la norme constitutionnelle.
Cette différence d’abord du point de vue de la longueur des décisions – en moyenne plus courtes s’agissant des décisions du Conseil constitutionnel français – ou encore dans le fait que souvent les membres des autres cours peuvent rendre publique une opinion différente de leurs collègues sur une question d’interprétation de la norme constitutionnelle – comme c’est le cas pour le Tribunal constitutionnel espagnol – alors que c’est impossible en France.
Mais cela se voit surtout en observant la structure argumentative des décisions. Lorsque le Conseil constitutionnel français se contente bien souvent de constater qu’en disant ce qu’elle dit, la loi n’est «donc» pas contraire à la Constitution, soit le niveau zéro de l’argumentation, la cour constitutionnelle de Karlsruhe passe beaucoup de temps à poser des «hypothèses» quant à ce que paraît impliquer un principe ou une norme énoncée dans la Constitution, à exposer les possibilités qui s’offrent alors à l’interprétation, et ne cache pas les conséquences différentes qu’on peut en retirer (voyez par exemple la décision 1 BvR 16 /13 du 6 novembre 2019).
Des décisions caractérisées par un grand «vide intellectuel»
Bref, elle argumente «en toute transparence». La plupart des décisions des cours constitutionnelles ou cours suprêmes des démocraties comparables s’appuient sur un exposé et une balance entre les différents arguments qui entraînent des solutions distinctes, et entre lesquelles il faut choisir avec le plus d’arguments possibles, rappelant chaque fois le sens profond de la norme constitutionnelle.
Rien de tel dans les décisions du Conseil constitutionnel qui se caractérisent par un grand «vide intellectuel» : aucune discussion sur le sens des engagements du pacte constitutionnel, c’est-à-dire sur les ambitions et les fondements juridiques de la société pour laquelle il rend ses décisions. La Constitution est ainsi maintenue hors du périmètre de la discussion «publique», et c’est dommageable à l’Etat de droit et à la démocratie.
Il pourrait y avoir sans doute bien des raisons pour l’expliquer, mais hélas il semble que les premières soient assez prosaïques. La capacité et la volonté d’engager une réflexion et une argumentation sur le sens de la norme constitutionnelle manque visiblement aux personnalités nommées au Conseil constitutionnel, parce qu’elles n’ont pas su ou pas pu la développer dans leur carrière précédente.
Parce que les candidats actuellement proposés – personnalités récemment nommées – par le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale ne sont pas des juristes expérimentés ou sont directement liés au pouvoir actuellement en exercice et aux personnalités qui l’incarnent – sans parler des problèmes éthiques constatés par de nombreux observateurs déjà – le Conseil constitutionnel ne pourra évoluer dans sa propension à élaborer une justice constitutionnelle solide et démocratique, et continuera de faire figure de «mauvaise» exception dans le concert des juridictions constitutionnelles, en Europe notamment.