Cet article est paru dans le 4ème numéro de la Revue Mouvements pour l’année 2022, consacré aux actualités de la censure. L’ensemble du numéro est disponible sur le portail Cairn à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2022-4.htm
Je précise que la revue Mouvements a adopté le principe de l’écriture inclusive.
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Le droit à liberté d’expression s’incarne en droit français dans un ensemble de lois et de réglementations qui tout à la fois l’assurent et le contraignent. En ce sens, il semble plus exact de parler, davantage que de droit à la liberté d’expression, d’un droit organisant l’expression. Les évolutions récentes du droit en la matière signalent un renouvellement du paradigme à l’origine de cette organisation juridique de l’expression, vers une prise en compte accrue des effets supposés de celle-ci. Cette évolution est à comprendre comme le reflet de changements sociétaux.
La liberté d’expression, plus que tout autre droit humain, est liée à ce qu’elle engage, à savoir la « parole », formulation volontaire ou involontaire, écrite ou non écrite, verbale, sonore ou picturale d’un « dire » propre à chacun. Cette parole est le berceau de ce qui fait lien entre les personnes et elle fait ainsi « effet ». Le corps social a toujours produit des impossibilités de parole, qu’elles passent par la clameur publique, le droit ou la religion. Si les révolutions libérales sont censées avoir inscrit la liberté de parole au fronton des nations – l’idée d’« expression » intervient plus tardivement –, le fait est que la prise de parole, et principalement lorsqu’elle est publique[1], est socialement, politiquement et juridiquement toujours appréhendée à partir de l’idée de limites, ainsi que les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le disent clairement : la manifestation – c’est-à-dire l’expression publique – des opinions ne doit pas troubler « l’ordre public établi par la loi », et la liberté de parole est limitée par la notion d’« abus déterminés par la loi ». Même si difficilement adoptée, la loi Thouret du 22 août 1791 punit déjà la provocation à la désobéissance à la loi, et surtout les calomnies volontaires contre les fonctionnaires public·ques et les « calomnies et/ou injures contre quelque personne que ce soit, relatives aux actions de leur vie privée ». Tout au long du XIXè siècle, le droit n’a finalement cessé de conforter ces limites et d’en ajouter d’autres, en fonction notablement de la manière dont le ciment minimal de la communauté nationale est compris par le législateur. Si donc une loi de mars 1793 prévoit que « quiconque sera convaincu d’avoir composé ou imprimé des écrits qui proposent le rétablissement de la royauté en France, ou la dissolution de la représentation nationale sera traduit devant le tribunal révolutionnaire et puni de mort », une loi de janvier 1816 fait au contraire de la mort de Louis XVI en 1793 un moment de « deuil national ».
Les textes internationaux mettent tout autant en avant
l’idée de limites à la liberté d’expression, soit au titre
de l’usage de n’importe quels droit ou liberté, comme le fait la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[2], soit
spécialement, comme le fait la Convention européenne des
droits de
l’homme, qui indique que son exercice « peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de l’ordre et à la
prévention du crime, à la protection de la santé ou de la
morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Au regard de
la généralité des termes, le potentiel des motifs de
limitation de la liberté d’expression est très grand.
Il n’existe donc pas tant une liberté de dire qu’un droit organisant l’expression, publique principalement, du dire. Une forme de « triage » réglé de la parole se trouve toujours au fondement de la sociabilité politique. Il ne peut être question ici de recenser tout ce qu’il est possible ou impossible de dire selon le droit : les registres sont extrêmement nombreux, dans ce qui n’est pas loin de constituer un maquis où les limitations ne s’apprécient pas toujours bien, qui plus est en raison du croisement entre différents systèmes de droit à l’œuvre dans les pays occidentaux, et notamment européens : ce que la France peut interdire, la Cour européenne des droits de l’homme peut l’autoriser, et inversement. Situer sa parole au regard de normes dispersées, parfois contradictoires, peut être compliqué. Les analyses intellectuelles de la liberté d’expression sont également diverses et les positions qu’il convient de prendre, hétérogènes.
On a toujours eu peur de l’expression publique des
idées contestataires, au titre de ce que, le langage
faisant effet et lien entre les personnes, il est
susceptible d’infléchir les actes des membres de la communauté. Mais, parce qu’il est impossible d’établir un lien causal certain entre une
parole et des actes, la détermination du dire susceptible
d’affecter la cohésion de la communauté politique repose à la
fois sur l’imagination de ses effets et sur l’importance que l’on
attribue à des idées et valeurs déterminées dans la
construction de cette communauté. Ce mécanisme fonde bien
des
dispositifs pénaux depuis longtemps. Il se trouve cependant que, depuis plusieurs décennies, le recours social au droit grandit, faisant que ce que le droit lui-même paraissait impulser se consolide. Bien que le droit
ne soit pas appliqué à toutes les situations et dans toute sa rigueur,
une forme de
mise au pas juridique de l’expression publique se dessine.
Ce processus de mise au pas traverse le mode d’action des institutions, comme une impossibilité de faire autrement. C’est ainsi que l’expression publique est envisagée comme le lieu d’où exclure ce qui n’est pas compris comme relevant des valeurs collectives. De ce point de vue, ce qui caractérise l’époque contemporaine est sans doute une diversification axiologique du champ de l’expression publique que l’on craint, autant qu’une mise en avant du risque de la parole.
Diversification et incertitudes du champ – pénal surtout – de l’expression publique
Une page du site internet du gouvernement français est consacrée à la question de la haine, sous la bannière du slogan « #Tousuniscontrelahaine », sous-titré « Ça commence par des mots. Ça finit par des crachats, des coups, du sang »[3]. Le ton est donné : en mettant l’accent sur les effets potentiels de la parole, on justifie l’intervention du droit.
Quoiqu’ancienne, cette rhétorique des effets paraît plus volontiers mise en avant aujourd’hui comme un moyen de justifier la pénalisation de l’expression publique, une pénalisation en quelque sorte maîtrisée par la communauté qui fait part des effets induits par les paroles. Cette logique de la nuisance induite par l’expression publique étend de manière presque indéfinie le champ de la parole, sinon interdite, au moins consensuellement à éviter. Mais être profondément contre une parole ou son expression et être favorable à ce qu’elle fasse l’objet d’une sanction pénale n’est pas la même chose.
Or, sur le plan pénal, de nouveaux motifs de sanction de l’expression publique s’ajoutent aujourd’hui régulièrement aux précédents, dans le cadre de consensus sociaux d’ailleurs plus ou moins bien définis. Si la provocation aux crimes et délits est pénalisée depuis la révolution[4] et leur apologie depuis le milieu du XXè siècle[5], c’est plus largement l’incitation à la haine en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée qui est sanctionnée à partir de 1972[6]. Puis viendra le temps des lois mémorielles, de la loi du 13 juillet 1990 dite Gayssot jusqu’à la loi du 27 janvier 2017, pénalisant le négationnisme public de ce que l’État reconnaît au titre de crimes contre l’humanité.
Sur ces bases, le législateur du XXIè siècle élargit encore le champ de l’expression interdite et en tout cas le discute en permanence, à l’invitation le plus souvent de membres ou groupes de la société civile : par exemple, la pénalisation de l’incitation à la « maigreur excessive » a un temps occupé le travail législatif au 1er semestre 2015, avant de finalement échouer. La loi du 20 mars 2017 a quant à elle étendu avec succès la commission du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse, c’est-à-dire le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse ou les actes préalables, délit créé en 1993, en ouvrant la possibilité que ce délit soit constitué par « la diffusion ou la transmission d’allégations ou d’indications de nature à induire intentionnellement en erreur », « dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse »[7]. Ce texte a été beaucoup travaillé et sa rédaction est issue de la commission mixte paritaire destinée à concilier les vues discordantes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Elle met l’accent sur la portée potentiellement performative d’un propos singulier et sur la peur qu’il le soit[8]. Le Conseil constitutionnel a néanmoins indiqué que « la seule diffusion d’informations à destination d’un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d’intimidation » et que la loi ne permet donc, pour respecter la liberté d’expression, que de réprimer les « actes ayant pour but d’empêcher ou de tenter d’empêcher une ou plusieurs personnes déterminées de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse ou d’y recourir »[9]. Ce procédé, qui consiste à pénaliser des propos non parce qu’ils visent à commettre une infraction, mais parce qu’ils visent à empêcher l’exercice d’un droit, n’est pas complètement nouveau puisqu’on le connaît notamment en matière électorale. Un décret du 28 octobre 1964 punit ainsi « ceux qui, à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter », délit qui figure aujourd’hui à l’article L97 du Code électoral, dont le principe a été renforcé par la loi du 22 décembre 2018 relative à la manipulation de l’information. Si le procédé n’est pas nouveau, c’est son extension au-delà du champ proprement politique qui est notable, en faisant de la jouissance du droit à l’avortement un élément essentiel de l’ordre public, permettant, simultanément, une limite à la liberté d’expression.
Il en va de même pour le harcèlement de rue, à l’encontre duquel la loi du 3 août 2018 a créé l’infraction d’outrage sexiste (parfois dit sexuel) dans le Code pénal : il s’agit du fait, sauf exceptions, « d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante » (article 621-1, je souligne). Depuis son entrée en vigueur, cette nouvelle infraction a donné lieu à un nombre relativement important de constats d’infraction[10].
Lors de l’adoption en France en juin 2020 de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite parfois loi Avia du nom de son initiatrice, tant les arguments qui ont été avancés lors de la discussion de la loi que les propositions parlementaires alternatives montrent que si le consensus se fait sur la nécessité de sanctionner la diffusion de certains propos, liée à la crainte de leurs effets, l’accord est un peu moins clair sur ce que l’on craint exactement, à savoir quelles paroles et à propos de quoi : par exemple, des député·es ont proposé d’inclure dans l’obligation de retrait que l’on voulait alors imposer aux plateformes les messages appelant à la violence contre les éleveur·euses et les agriculteur·rices, ceux exprimant une parole antisioniste ou encore les propos haineux à l’encontre de l’État d’Israël.
Ce sur quoi l’accord se fait exactement n’est pas toujours clair non plus, et, en tous les cas, est parfois ambigu. Le législateur, sans vouloir ou pouvoir interdire certaines formes d’expression, souhaite néanmoins en limiter l’accès pour le plus grand nombre ou pour certaines catégories de personnes. S’il est possible donc d’exprimer la violence ou de diffuser de la pornographie, c’est à la condition d’en exclure l’accès à certains publics. Le fait de fabriquer, transporter, diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende (article 227-24 du Code pénal). Mais les critères d’appréciation sont à la fois évolutifs et incertains. L’interdiction de certains films à un public mineur en raison de leur violence supposée
peut paraît dépassée 50 ans plus tard, tandis que la limitation de l’accès à des images pornographiques peut reposer sur une ignorance de la réalité. La revue Beaux-Arts écrit ainsi dans son numéro d’août 2020 qu’elle ne pouvait pas mettre un sexe en couverture pour illustrer son dossier consacré au sexe dans l’art, tandis que, comme le souligne l’éditorialiste, il suffit d’un clic pour accéder à des images de la pornographie la plus crue. La couverture d’un magazine est sa parole publique immédiatement accessible, elle est donc strictement encadrée, tandis que les apparences feutrées des sites internet à péage leur permettent, paradoxalement peut-être, une expression plus libre.
Si la question des effets à l’égard des très jeunes enfants a aussi pu être posée à propos du port de signes manifestant la religion d’une personne[11], c’est surtout au nom de la laïcité, principe donné comme constitutif de la République, qu’il existe une limitation du port des signes religieux dans certains espaces et pour certaines personnes : les fonctionnaires doivent donc conserver tous les signes de la neutralité religieuse et même politique, tout comme les élèves de l’enseignement primaire et secondaire (loi du 15 mars 2004).
Mais c’est surtout, depuis quelques années, l’importance accordée dans le quotidien des personnes aux réseaux sociaux et aux moteurs de recherche qui nourrit et fait grandir la crainte à l’égard de la parole qu’on y trouve, à partir d’une évaluation tâtonnante de ses effets. La faculté d’instrumentalisation supposée des médias et des réseaux sociaux se trouve désormais être un motif d’intervention des institutions publiques supplémentaire. Le renforcement du dispositif de sanction des fausses nouvelles en période électorale par la loi du 18 décembre 2018 relative à la manipulation de l’information est ainsi à la pointe des préoccupations sociétales et médiatiques qui depuis plusieurs années ont fait du « fact-checking » un must de l’information. Mais tout autant la raison d’être de ce dispositif que ses modalités et son application interrogent. Selon les motifs de la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations (avant de devenir relative à la lutte contre manipulation de l’information) du 21 mars 2018, ces fausses informations constituent une « menace » pour l’élection présidentielle : « L’actualité électorale récente a démontré l’existence de campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral par l’intermédiaire des services de communication en ligne. » Les effets en question n’étaient pourtant pas avérés puisque, pendant la fameuse campagne présidentielle états-unienne opposant Hillary Clinton à Donald Trump en 2016, les fausses informations n’avaient représenté que 0,006 % de l’information disponible sur internet, ce qui ne contrarie par leur portée possible mais ne la rend pas flagrante non plus.
La première mise en application du référé judiciaire créé par le législateur de 2018, permettant d’obtenir en 48h que cesse la diffusion de fausses nouvelles[12], a concerné une affaire très médiatique et a révélé le caractère relativement discrétionnaire de l’appréciation des faits. Il s’agissait d’un « tweet » du ministre de l’Intérieur de l’époque qui rapportait une « attaque » contre un hôpital à Paris alors qu’il n’en était rien. Le tribunal de grande instance de Paris, dans son jugement du 17 mai 2019 (il a mis sept jours pour se prononcer au lieu de deux), a indiqué que si l’appréciation était exagérée, les faits dont il s’agissait étaient eux avérés. Si la pertinence de ce raisonnement interroge, c’est un autre argument qui emporte le rejet de la demande : le juge précise que la diffusion doit être cumulativement « massive, artificielle ou automatisée, et délibérée, et opérer sur un service de communication au public en ligne », ce qui n’était pas le cas. Le caractère « artificiel ou automatisé » s’établit par le paiement de tiers chargés d’étendre artificiellement la diffusion de l’information ou le recours à des bots. Il ne suffit donc pas de dire quelque chose de « faux » : le délit de « fausses nouvelles » est lié aux possibilités technologiques de diffusion massive de la parole qui sont appréciées comme une « menace ». Dans son jugement, le tribunal de grande instance précise donc que « si le tweet a pu employer des termes exagérés, il n’a pas occulté le débat, puisqu’il a été immédiatement contesté », « permettant à chaque électeur de se faire une opinion éclairée, sans risque manifeste de manipulation ». N’a par exemple pas été pris en compte le fait qu’une chaîne dite d’information continue présentait également au même moment l’entrée des manifestant·es dans l’hôpital comme une attaque.
Si les motifs de la limitation de parole apparaissent légitimes pour presque tou·tes – il s’agit de ne pas occulter le débat – ses usages sont plus discutables. Mais le consensus autour des motifs, qui semblent largement partagés par la communauté politique, peut aboutir assez aisément à une forme de conformisation de la parole.
La conformisation de l’expression et le prétexte des valeurs sociétales
Si les droits humains hérités des lumières ont constitué l’horizon inatteint de l’évolution du droit pendant des décennies, ce sont aujourd’hui plutôt des valeurs qui se veulent « objectives » qui en constituent le guide. Ainsi de la vérité et de la transparence, mais aussi de la confiance ou de la prise en compte du risque ou de l’urgence. L’adossement galopant du droit à ces valeurs à la visée apparemment bienfaitrice doit être pris pour ce qu’il est : le consensus du groupe devient à la fois le fondement et l’horizon des règles de droit, qui ne doivent assurer le respect des droits humains que de manière consécutive.
Incontestables, ces valeurs – voire ces mantras – qui feraient consensus servent aujourd’hui de référence à presque tous les acteurs sociaux (institutions publiques, groupements associatifs ou commerciaux privés, individus), permettant de définir un dire socialement et juridiquement « mauvais » et un dire socialement et juridiquement « bon ». Parmi ces mantras, deux ont un impact plus spécifique sur la liberté d’expression : celui de la vérité et celui de la transparence.
Le registre de la vérité paraît s’être imposé dans l’espace public contemporain, à tel point que, depuis un peu plus de deux décennies environ, il existe des demandes fréquentes et insistantes auprès des institutions de produire un discours sur les faits, tant au niveau national qu’international. Particulièrement s’est fait jour un nouveau « droit à la vérité » que les institutions internationales promeuvent et dont les modalités et les motivations questionnent. Par exemple, s’agissant des lois dites « mémorielles », le droit à la vérité consacre des malheurs et des victimes, ce qui pose de fait la question de sa capacité à assurer la cohésion et le rassemblement sous la bannière d’un même système politique et juridique. Quoi qu’il en soit, l’émergence et la progression rapide de la vérité comme valeur au cœur des institutions correspondent surtout à un changement de perspective : pour les institutions politiques, il ne s’agit pas seulement de dire le droit, mais de dire ou de prétendre dire la vérité pour s’inscrire dans un processus de légitimité. Partant, le discours contraire, conformément à ses effets imaginés, est presque automatiquement perçu comme une atteinte à la solidité du pacte social.
Or le discours qu’il s’agit de ne pas contrarier est exclusivement celui du droit lui-même, reprenant le principe de l’oracle. Il est aisé de se rendre compte du caractère problématique d’une pénalisation du discours fondée sur la vérité à partir du délit de dénonciation calomnieuse (articles 226-10 à 226-12 du Code pénal). Sur le principe, la dénonciation calomnieuse consiste à dénoncer sciemment une personne auprès des autorités pour des faits que l’on sait inexacts, même partiellement. La connaissance de l’inexactitude des faits n’est cependant pas liée aux faits eux-mêmes, mais à ce qu’en a dit ou non le droit. Si par exemple quelqu’un a été acquitté, relaxé ou a fait l’objet d’un non-lieu, on ne peut publiquement lui imputer le fait reproché, même si, par d’autres moyens que ceux du droit, on le sait exact. Dans ce cas, on est censé les savoir inexacts. La vérité dite par le droit limite donc l’expression publique d’un fait, y compris d’ailleurs lorsque cette dernière, au nom d’autres valeurs, est valorisée par les politiques publiques : c’est le cas par exemple de l’expression publique des victimes d’agressions sexuelles, dans la mesure où il est souvent judiciairement très difficile d’établir la réalité des faits dénoncés. La victime dénonciatrice peut devenir l’auteur·rice du délit, si sa vérité ne se manifeste pas judiciairement, et même si certains juges tendent à minimiser les effets d’une dénonciation dont les faits ne peuvent s’établir au moyen du droit. C’est aussi la problématique des lanceur·euses d’alerte, incité·es à dire mais souvent sanctionné·es, juridiquement, économiquement et/ou ou socialement, pour avoir dit. Dans un autre ordre d’idées, le génocide arménien n’ayant fait l’objet d’aucun jugement par un tribunal internatio nal, le délit de négationnisme le concernant n’est pas possible. Dans un arrêt assez discuté, Perinçek contre Suisse, rendu le 15 octobre 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs estimé que la Suisse avait violé la liberté d’expression en condamnant une personne pour délit de négation du génocide arménien[13].
Toujours en discussion, voire toujours remise en cause, la vérité peut apparaître comme un trophée que des concurrents se disputent et qui occasionne des pratiques diverses, ainsi que l’illustrent les « procédures-baillons » consistant pour des grandes entreprises à attaquer en diffamation des chercheur·euses ou des lanceur·euses d’alerte. L’exigence de transparence délimite elle aussi la liberté d’expression d’une manière nouvelle. La transparence n’impose pas seulement de laisser voir, mais surtout de faire apparaître, ce qui entraîne de multiples obligations nouvelles de dire. Or, plus l’on est astreint à dire certaines choses, plus l’espace de l’expression libre se réduit, à la fois formellement, du fait du temps consacré à ce dire imposé, et matériellement, du fait que les valeurs portées par ce dire tendent à apparaître comme les seules légitimes.
La liste des obligations au dire s’allonge ainsi constamment pour constituer une forme d’obligation générale de faire état de notre situation et de nos activités auprès de la communauté publique. La plupart des aspects de notre vie et de notre mode de vie sont soumis à déclarations : déclaration de naissance, déclaration de décès, déclaration fiscale, etc., dont le défaut est sanctionnable, parfois pénalement comme dans le cas du défaut de déclaration de naissance (article 433-18-1 du Code pénal). Les obligations déclaratives recouvrent en outre un champ très important des activités économiques, libérales, artisanales ou industrielles et façonnent une pratique généralisée du reporting.
Toute activité – ou presque – fait ainsi l’objet d’un rapport, de la tenue de comptes ou de registres divers. Depuis le rapport annuel de gestion des entreprises jusqu’au rapport sur le gouvernement d’entreprise, ou à la Déclaration sociale des indépendants et à la tenue des registres obligatoires du personnel (en la matière, près d’une dizaine de registres doivent parfois être tenus), en passant par le registre des activités de traitement (pour les groupements qui traitent des données personnelles) ou encore le rapport dit RSE (pour responsabilité sociale de l’entreprise), qui rend compte des actions et résultats de l’entreprise en matière de responsabilité sociale, ce sont autant d’obligations d’expliciter différents aspects de l’activité réalisée ou projetée.
Ces obligations sont en expansion et en évolution permanentes. Le sujet social et environnemental par exemple, qui a fait une entrée remarquée au titre des obligations déclaratives, origine régulièrement de nouvelles obligations et étoffe les anciennes. Quand l’exigence de transparence rencontre celle de vérité, cela donne que les opérateurs de plateformes doivent rendre publics les moyens qu’ils consacrent à la lutte contre la diffusion de fausses informations (article 11 de la loi du 22 décembre 2018 précitée).
Aux obligations déclaratives et de reporting s’ajoutent de nombreuses obligations d’information : information du professionnel dans le cas de l’achat d’un produit quelconque, obligation d’information s’agissant d’un soin, d’un traitement thérapeutique ou d’une intervention médicale, obligation d’information et de conseil du notaire et de l’avocat lors d’un entretien ou d’une opération juridique, information destinée à éclairer les électeur·rices avant un scrutin, etc. Toutes ces obligations répondent à des conditions particulières pour être dites correctement et profilent un discours uniforme des acteurs concernés qui doivent constamment faire un tri entre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, ce qui est normatif et ce qui ne l’est pas, ce qui est apparent et ce qui ne l’est pas. Normalisée, la parole qui s’ensuit peut même être aujourd’hui « distribuée » par des logiciels de tri des données.
Il est enfin une catégorie d’obligations au dire qui semble tout à la fois s’appuyer sur la transparence et sur la tradition des communautés politiques antiques : ce sont les obligations de dénonciation et les dispositifs destinés à la faciliter, faisant de toute personne un·e agent·e de la transparence. En France, l’obligation générale de dénonciation des crimes date du milieu du XXè siècle (loi du 25 octobre 1941, reprise par l’ordonnance du 25 juin 1945). La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a aussi introduit une obligation spécifique faite aux élu·es locaux·ales de dénoncer au parquet des infractions dont iels auraient connaissance, et la loi Essoc (loi pour un État au service d’une société de confiance) du 23 octobre 2018 institue une obligation pour l’administration fiscale de dénoncer au Procureur de la République les faits de fraude fiscale les plus graves dont elle a connaissance dans le cadre de son pouvoir de contrôle fiscal. D’une manière générale, le droit contemporain met en place d’assez nombreux dispositifs de signalement qui entrent dans le champ pénal, civil ou financier, et qui contraignent souvent quelqu’un à dénoncer dans le cadre de son activité professionnelle : qu’il s’agisse des travailleur·euses sociaux·ales, du personnel de santé, des commissaires aux comptes, des établissements bancaires, des mutuelles, des avocat·es, des notaires, des commerçant·es dans le domaine des pierres précieuses ou encore des agent·es sportif·ves. Qu’il s’agisse de violences, de maltraitance ou de blanchiment, les obligations de dénoncer sont spécifiquement énoncées pour ces différents acteurs et on crée parfois des services destinés à recueillir ces informations. TRACFIN, par exemple[14], est officiellement chargé de recueillir, analyser et enrichir les déclarations de soupçons que les professionnel·les assujetti·es sont tenu·es, par la loi, de lui déclarer. Dans son rapport annuel 2019, il est déclaré que le service a reçu 99 527 informations en 2019, soit une progression de 25 % en un an et de 40 % en 2 ans. Le dispositif a clairement été érigé pour contrer le secret bancaire, la relation de confidentialité ou de confiance de l’avocat·e ou du·de la notaire ; il a rencontré moins de résistance qu’anticipée, avec un nombre non négligeable de signalements effectués. Dans un autre registre, une instruction du 9 juillet 2019 des ministères de l’Intérieur et en charge de la cohésion du territoire (prise dans le cadre de la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie) demande que les « 115 » de chaque département, numéro d’appel d’urgence pour les personnes dites « sans abri », communiquent « mensuellement à l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration la liste des personnes hébergées dans un dispositif d’hébergement d’urgence ayant présenté une demande d’asile, ainsi que la liste des personnes ayant obtenu la qualité de réfugié », ce qui, pour certain·es travailleur·euses sociaux·ales, n’est pas sans poser quelques problèmes d’ordre politique.
Déterminer une contrainte de dire est désormais l’apanage de beaucoup d’institutions, y compris des institutions privées à l’égard des institutions publiques. Par exemple, le Fonds monétaire international a adopté un code de transparence des finances publiques, accompagné d’un manuel sur la transparence des finances publiques dont l’objet, explicité dans la préface de l’édition de 2007, ne fait aucun doute : « C’est grâce au Code aussi que le FMI a pu assurer une surveillance plus efficace des politiques de finances publiques et des évolutions dans ce domaine » (je souligne). La transparence permet ainsi la surveillance ; comme fondement d’une limitation de la liberté d’expression, elle s’ajoute à des pratiques et à des normes qui assurent une surveillance de plus en plus serrée de l’expression publique.
Le droit et la norme au service d’une surveillance sociétale de l’expression publique
Que l’on se félicite ou non de la sanction de certains discours et de certaines pratiques, que l’on estime ou non l’obligation générale de transparence et les révélations de pratiques délictuelles ou criminelles comme un progrès, l’accumulation de dispositifs de droit et des demandes sociétales font qu’il est possible de prétendre délégitimer l’expression d’autrui par les moyens du droit, auxquels on recourt plus volontiers aujourd’hui. Ce phénomène participe d’une tendance assez nette à l’autonormalisation des acteurs de la diffusion de l’expression qui produisent eux-mêmes des limites à la liberté d’expression pour leurs usagèr·es. La liberté de « tout dire » est bien moins défendue aujourd’hui qu’elle n’a pu l’être à certains moments antérieurs de l’histoire.
En France, comme dans beaucoup d’autres pays, les poursuites pour faits de paroles sont plus nombreuses qu’auparavant, à l’initiative d’institutions ou d’individus et à la mesure de ce que l’audience de la parole se trouve favorisée par les infrastructures technologiques et sociales. Entre2009 et 2016, il a été recensé une augmentation de 89 % du nombre de condamnations pour diffamation (de 721 cas à 1 359 cas), de 83 % pour l’injure (de 4 105 cas à 7 519 cas), et de 123 % pour la calomnie (de 521 cas à 1 164 cas). Entre 2016 et 2019, les condamnations au titre de l’outrage et de la rébellion ont progressé de 21 % lorsqu’il s’agit d’une infraction seule ou principale (14 500 en 2019) et de 12 % lorsque l’outrage ou la rébellion sont associés à une autre infraction principale (presque 28 000 en 2019). Un grand quotidien d’information avait pu titrer en 2008 que le délit d’outrage était « en vogue devant la justice », tandis que les plus hauts personnages publics expriment souvent ces dernières années leur intention de saisir la justice de faits d’outrage à leur personne ou à des symboles de la République, à l’instar du drapeau.
Les « paroles, gestes ou menaces, écrits ou images de toute nature non rendus publics ou envoi d’objets quelconques » adressés à des « personnes chargées d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leur mission » constituent en effet, s’ils sont « de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elles sont investies », un outrage punissable selon l’article 433-5 du Code pénal. En 2017, le législateur a même doublé les peines encourues en cas d’outrage « à personne dépositaire de l’autorité publique », en passant la sanction à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. La rébellion est aussi punie et, surtout, la provocation à la rébellion (article 433-10 du Code pénal). L’injure publique – c’est-à-dire « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait (article 29 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse), fragiliserait quant à elle l’équilibre sociétal sur lequel l’ensemble du système juridique et politique s’appuie. Si dans tous les cas les condamnations ne sont pas faciles à obtenir, notamment en cas d’injures racistes, les menaces de poursuite sont légion dans l’espace public et médiatique.
Il y a aussi les plaintes déposées à l’encontre des chercheur·ses pour « diffamation », qui les obligent à rentrer dans un procès, coûteux, éprouvant et souvent difficile, même s’il n’aboutit presque jamais. Pour exemple, cette affaire datant de 2014 où trois sociétés impliquées dans un trafic de déchets ayant fait l’objet d’un jugement du tribunal correctionnel de Paris ont déposé plainte pour des faits de diffamation et complicité de ce délit contre un professeur de droit qui avait rédigé une note sur le jugement en question, et contre le directeur de la revue qui l’avait publiée. Le chercheur et le directeur de la revue n’ont pas été condamnés, et la cour d’appel de Paris a indiqué que « le seul fait d’examiner le caractère diffamatoire d’un article tel celui rédigé en l’espèce » est une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur[15]. Mais, comme on dit, le mal était fait.
L’intimidation judiciaire a été beaucoup pratiquée aux États-Unis et elle s’est installée en France depuis quelques années. Mais certaines voies de diffusion de la parole dans l’espace public font aussi l’objet d’une surveillance institutionnelle spécifique. C’est le cas des médias radio- télédiffusés sur lesquels un contrôle en principe permanent est effectué par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel depuis 1989, qui peut sanctionner le média qui laisserait passer des paroles hors-la-loi. S’agissant d’internet, le travail apparaît beaucoup plus difficile. La loi de décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information institue aussi un devoir de coopération à la charge des principaux opérateurs de plateforme en ligne et crée une nouvelle voie de référé civil pour faire cesser la diffusion de fausses informations. Il s’agit clairement de s’en remettre à la vigilance de toute personne intéressée. En juin 2020, le texte original de la loi dite Avia imposait aux différents opérateurs internet une obligation de retrait des « contenus haineux ou sexuels » sur la base des signalements faits auprès d’eux, qui leur laissait donc la charge et la maîtrise du retrait, quitte à être sanctionnés en cas d’erreur. L’Allemagne avait déjà institué un dispositif de contrôle à la charge des opérateurs internet en janvier 2018 (loi NetzDG), avec des sanctions lourdes (jusqu’à 50 millions d’euros) : le résultat c’était en 2018 près d’un million de signalements faits auprès des différents opérateurs ; 17 % avaient été retirés. Examinant la loi Avia, le Conseil constitutionnel français a quant à lui souligné que la technicité juridique exigée et l’absence d’intervention d’un juge « ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites », et que donc, elles portent « une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée »[16], remettant donc juridiquement la responsabilité aux organes de l’État. Dans son étude annuelle parue en septembre 2022, le Conseil d’État recommande en effet d’« armer la puissance publique dans son rôle de régulateur »[17].
C’est un fait que la tradition états-unienne est de laisser la « modération » du discours aux acteurs eux-mêmes, au lieu de le pénaliser, quand bien même il est en réalité impossible techniquement de contrôler un réseau social de deux milliards d’utilisateur·rices. Mais le contrôle juridico-moral qui entoure les différents espaces de parole tend de toutes les façons à les transformer tous en des espaces publics surveillés : caméras embarquées, smartphones branchés, correspondances électroniques et numériques dévoilées. L’appréciation de la « bonne » et de la « mauvaise » parole va donc dépendre des relations complexes et à plusieurs niveaux entre les plateformes, les individus et les institutions. Concernant par exemple les propos tenus par le président états-unien au moment des manifestations provoquées par la mort de George Floyd au mois de mai 2020, le dirigeant du plus grand réseau social, Facebook, a déclaré vouloir conserver la « neutralité » du réseau, au motif que ses responsables ne veulent pas être les « arbitres de la vérité ». Mais, dans le cadre de la pandémie de Covid-19, Facebook et Twitter ont finalement supprimé, le 5 août 2020, une vidéo du président états-unien contenant ce qui était jugé être de la désinformation. Quant à Google, les règles que le moteur de recherche s’est données, y compris, voire surtout, sur le réseau YouTube, au moment de la pandémie, lui a permis de ne pas diffuser et de ne pas référencer les contenus qui se proposaient, d’une manière ou d’une autre, de mettre en cause la mesure de la pandémie ou la qualité de vaccin des injections proposées alors, au nom du fait qu’elles faisaient l’objet d’un « consensus médical ». C’est ainsi que le déréférencement de France Soir par Google a été récemment validé par le tribunal de commerce de Paris, par une décision indiquant que la liberté d’expression d’un éditeur « n’est pas supérieure au droit à la liberté de la plateforme d’édicter des règles déterminant les conditions d’éligibilité à son service afin de garantir l’image, la qualité de son objet, objet qu’elle a toute liberté de définir dans le cadre de sa liberté d’entreprendre »[18] 18. Mais ce que la lecture de la longue décision de 27 pages laisse transparaître surtout, c’est une manière de contrôler la sanction infligée par Google à France Soir comme s’il s’agissait d’une autorité publique. Le développement tous azimuts des « codes » et « guides » de bonnes pratiques ces deux dernières décennies par différents acteurs institutionnels publics et privés participe d’une prise de contrôle social assumé de la prise de parole par la mise en avant de différentes valeurs. C’est ainsi à partir de certaines valeurs que le journal Le Monde s’excuse pour la publication d’un dessin sur le Rwanda, que le New York Times décide de supprimer toute caricature de son édition internationale ou que des personnalités publiques font régulièrement amende honorable pour avoir tenu tel ou tel propos. L’institution, plus ou moins officielle selon les cas, des « lecteurs en sensibilité », les sensitivity readers, chargé·es d’expurger des textes édités – romans, essais, poésies, théâtre – de leurs aspects mettant en jeu des questions morales discutées, renforce cette idée d’obligation pesant sur l’expression.
Dans le domaine politique et dans l’espace médiatique,
qu’il soit radiophonique, télévisuel, écrit ou numérique, mais aussi dans des
espaces impliquant des relations d’un public à un autre, à l’instar
de l’enseignement, de moins en moins d’acteurs sont portés à dire quelque chose
de singulier, c’est-à-dire de propre à la relation qui
s’établit, et paraissent se ranger à ce qui doit être dit et
de la manière dont cela doit être dit. Au-delà du fait que cela confère du même
coup une place surdimensionnée aux paroles qui s’écartent des canons
apparemment admissibles, ainsi que le montre la récurrence des «
affaires » concernant les mêmes personnalités, dites ainsi « polémistes »,
les conditions dans lesquelles l’expression publique est aujourd’hui possible
rendent progressivement la parole uniforme dans les espaces où elle se
déploie, publics ou privés. Le bénéfice social ou individuel d’une limitation
de la parole excessive, intrusive ou agressive, se solde,
semble-t-il, par son alignement dans le champ restreint de son possible,
tant pour les institutions publiques que pour les institutions privées et les
individus.
[1] La parole dans l’espace privé n’est pas non plus totalement libre mais son spectre est bien plus large. Il faut noter aussi que la délimitation entre l’espace public et l’espace privé ne s’impose pas toujours d’elle-même. Par exemple, l’injure dans un groupe de discussion « fermé » peut être assimilée à une injure publique.
[2] Le point 2 de l’article 29 dispose que « dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique », tandis que le point 3 est plus général en concluant que « ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies ».
[3] https://www.gouvernement.fr/tous-unis-contre-la-haine
[4] Le décret du 18 juillet 1791 « contre la sédition » et la loi Thouret précitée du mois d’août contiennent la substance de ce que l’on connaît aujourd’hui au titre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, dont certaines dispositions figurent dans le Code pénal ne fait aucune distinction entre la réalisation avérée d’effets et leur non-réalisation.
[5] Le délit d’apologie « des crimes de meurtre, pillage, incendie, vol, de l’un des crimes prévus par l’article 435 du Code pénal, des crimes de guerre ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi » a été ajouté par la loi du 6 janvier 1951.
[6] Loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme. Le principe figurait déjà dans un décret-loi du 21 avril 1939, abrogé sous le gouvernement de Vichy.
[7] Ce délit inscrit à l’article L2223-2 du Code de la santé publique est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.
[8] À ce jour cependant, ce dispositif n’a conduit à aucune poursuite ni condamnation.
[9] Décision 2017-747 DC du 16 mars 2017, Loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse.
[10] Le ministère de l’Intérieur indique que 3 700 infractions d’outrages sexistes ont été enregistrées en France sur la période 2020-2021.
[11] La question s’est posée en France à propos du foulard islamique (voyez l’affaire de la crèche Babyloup) mais elle s’est aussi posée en Italie à propos de la présence de crucifix dans les écoles publiques (voyez l’affaire Lautsi ayant fait l’objet d’un arrêt de grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme le 18 mars 2001).
[12] La diffusion de fausses nouvelles est définie comme des « allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir […] diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne ».
[13] En France, sans que l’on puisse directement juger quelqu’un pour fait de négationnisme du génocide arménien, il est possible, en vertu de la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, d’accuser quelqu’un de négationniste sans être condamné pour diffamation (Cour d’appel de Paris, 28 mars 2019).
[14] Acronyme de Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, un service de renseignement créé en 1990 et placé sous l’autorité du ministère de l’Action et des Comptes publics.
[15] Arrêt du 28 septembre 2017, affaire n° 17/00854.
[16] Décision 2020-801 DC du 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
[17] Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique, Paris, La Documentation française, 2022.
[18] Tribunal de commerce de Paris, 1ère ch., jugement du 6 septembre 2022. France Soir a invoqué l’abus de position dominante sans succès. La décision est également très intéressante du point de vue du rapport que le juge indique avoir avec la question du « consensus médical ».