Qui a peur d’une juridiction constitutionnelle ?
Ou, en quoi la composition et le fonctionnement du Conseil constitutionnel pourraient être améliorés.
Par Lauréline Fontaine
Professeure de droit public – Université de la Sorbonne Nouvelle
Cet article est paru dans le numéro d’octobre de L’ENA hors les murs. La revue des anciens élèves de l’ENA consacré aux 60 ans de la Vè République[1].
Il y a un peu plus d’une année Alain Supiot et moi nous exprimions assez clairement sur la réalité de la composition et du fonctionnement du Conseil constitutionnel, dans une tribune publiée dans le Journal Le Monde le 15 juin 2017[1]. L’intérêt des médias a été immédiat mais jamais pour parler de ce qui faisait le sujet de la tribune (surtout des invitations à venir parler de l’actualité) et, en tout état de cause, a été incroyablement « bref », puisque, dès le lendemain, ce fut un silence assourdissant. L’intérêt du monde universitaire, et spécialement de celui des constitutionnalistes, se fit lui particulièrement discret[2]. Quant à la manifestation d’intérêt des politiques – s’il y en eut, elle fut carrément inexistante.
Le propos d’alors, plutôt clair, et argumenté plus avant dans un long article paru à la revue Droit Social de septembre 2017[3], ne laissait aucune ambiguïté sur le fait que nous considérons que la configuration actuelle de l’organe en charge en France du contrôle de la constitutionnalité des lois ne présente pas les garanties suffisantes pour entrer dans la catégorie des « cours constitutionnelles »[4] dans le cadre d’un état de droit. Ce jugement, sévère – était renforcé par l’idée développée dans l’article paru dans Droit Social précité que, au surplus, les décisions rendues ne remplissent pas non plus les condition d’une « bonne justice » -, n’a donc été ni vraiment discuté, ni vraiment relayé ou poursuivi.
Soit il s’agit alors de considérer nos propos comme relevant, au moins en partie, d’un délire d’universitaires un peu trop scrupuleux, soit il y a quelque chose qui se passe, ou plutôt ne se passe pas, à propos de la place et du rôle que le Conseil constitutionnel tient dans les institutions françaises aujourd’hui. Il n’y a effectivement qu’à voir les visages des collègues universitaires, juristes ou même politiques, à l’étranger, lorsqu’ils apprennent la réalité de la composition et du fonctionnement du Conseil constitutionnel pour se dire qu’il se passe vraiment quelque chose de particulier dans le cas français. Beaucoup de questions peuvent à ce sujet être abordées : la non exigence de qualification professionnelle de ses membres tout d’abord, de qui n’est pas demandée une très haute qualification en droit comme il est pourtant requis dans toutes les cours constitutionnelles ou suprêmes à l’étranger, et qui permet ainsi que, phénomène inconnu dans tous les autres régimes considérés comme démocratiques, puissent aujourd’hui, sur neuf membres et en plus des anciens présidents de la République[5], siéger deux anciens Premiers Ministres, un ancien ministre ainsi qu’une ancienne secrétaire générale de l’Assemblée Nationale. L’inexistence ensuite d’un corps spécifique ou d’emplois spécifiques destinés à assister les membres de l’organe constitutionnel dans sa mission de contrôle, qui existe pourtant dans toutes les cours constitutionnelles des démocraties libérales : dans ces cours, les membres, déjà ultra-qualifiés au titre de leurs compétences juridiques, se voient au surplus aidés par des juristes hautement qualifiés (jusqu’à 6 assistants par juge), permettant ainsi un travail sérieux et en profondeur sur les textes à contrôler. Il en résulte que les membres actuels du Conseil constitutionnel sont amenés à se prononcer « en droit » sur des textes parfois très élaborés, dans un temps très court (un mois le plus souvent) et sans aucune compétence ni assistance dignes de ce nom.
Cette configuration pour le moins étonnante se double enfin de règles de fonctionnement qui ne le sont pas moins et qui peuvent laisser pantois leurs « homologues » étrangers : règle de déport – et en fait de non déport – qui conduit un membre du conseil constitutionnel à contrôler une loi adoptée à l’initiative du gouvernement dont il était alors membre, possibilité pour un membre de se mettre « en congé » et de réserver son siège pour aller mener une campagne politique, ou encore, aveu d’un ancien président du Conseil de ce qu’il déjeunait de manière régulière avec le président de l’organisation patronale, étant entendu que d’un aveu de symétrie avec les dirigeants des organisations syndicales représentant le salariat, il ne fut pas question[6].
Peut-être que – mais ce serait quand même un peu audacieux – tous ces faits et règles ne seraient pas si problématiques (voire graves et en complète contrariété avec ce qui est censé faire le substrat d’un régime d’état de droit), si tous – ou presque – pouvions considérer comme satisfaisantes sur le plan du droit les décisions rendues par le Conseil Constitutionnel. Or tel n’est pas le cas : elles sont souvent mal fondées en droit et donnent clairement de ce qui constitue le socle du droit constitutionnel français une vision déformée et « hors sol », ce qui compte tenu de leur nombre et de leur visibilité, produit un malaise certain. On se désespère par exemple quand, saisi de très nombreux motifs d’inconstitutionnalité, le juge répond de façon lapidaire et sans argumentation que, « dépourvu de portée normative, cet article est contraire à la Constitution”[7].
On pourrait objecter que les décisions en question sont précisément le droit, et qu’elles sont par définition indiscutables au plan du droit parce qu’elles l’incarnent et que, dès lors, il n’y a structurellement rien à en redire. Et ainsi pour la doctrine de continuer à commenter les décisions du Conseil constitutionnel en faisant comme s’il s’agissait bien de droit et surtout du droit de la constitution. Cette attitude est grave, parce qu’elle induit que tout ce qui est dit par une autorité en charge de dire le droit, est droit, sans prendre véritablement en compte le contenu.
Cela implique pour le cas présent et en tous les cas que, si l’on a cru que la France était une République « sociale » (article 1er de la Constitution), et que, pire, on a pu même penser qu’il s’agissait là d’une bonne chose, on s’est trompé, parce que le Conseil constitutionnel ne l’a jamais reconnue, quand bien même il y fut invité. Au lieu de cela, les décisions ont été nombreuses où il a accordé une primauté constitutionnelle à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre, quand bien même elles ne sont pas, contrairement à la République sociale, expressément inscrites dans les textes constitutionnels[8].
Si l’on a cru aussi qu’il était bon que, pour rendre ses décisions, un organe en charge de dire et d’opposer la « vérité constitutionnelle » au législateur qui serait tenté d’y attenter et aux juges qui voudraient d’abord appliquer la loi, prenne soin d’argumenter en droit et autour des valeurs qui innervent les énoncés du droit constitutionnel – car il y en a, alors on s’est trompé aussi parce que les décisions de droit du Conseil constitutionnel français ne contiennent qu’occasionnellement de véritables argumentations.
C’est que la tâche n’est hélas pas, à sa décharge, à la portée du Conseil constitutionnel, du moins tel qu’encore pensé aujourd’hui. Qui a déjà lu une loi de finances ? Qui s’estimerait en mesure, en quelques minuscules semaines, d’en comprendre la totalité des enjeux juridiques et sociaux, notamment du point de vue des valeurs affichées au frontispice de la Constitution française ? C’est un travail monumental, que seuls les naïfs ou les prétentieux pensent pouvoir accomplir, et que, par magie, on pense pouvoir être fait par un ou deux membres du Conseil constitutionnel chaque année – quand bien même il n’aurait préalablement reçu aucune compétence (ou « rapidement » et « dans sa jeunesse »), et que par magie supplémentaire on pense que ces mêmes une ou deux personnes sont en mesure de présenter ce travail et de l’expliquer, en une séance, au reste de l’assemblée peu nombreuse du Conseil Constitutionnel, qui évidemment, par un troisième effet de magie, en comprendra aussitôt la portée, réelle et non superficielle, et sera aussi en mesure de « juger ». C’est assurément maltraiter la question constitutionnelle.
Il y a de toute évidence un besoin crucial d’un Conseil constitutionnel composé très majoritairement de juristes hautement qualifiés et indépendants des services du Parlement et du Gouvernement, hommes et femmes, accompagnés de juristes également hautement qualifiés : cette alternative presque évidente à la configuration actuelle du Conseil constitutionnel français se heurte toujours à une fin de non recevoir assez claire et à un visible souci d’ignorance crasse. Personne vraiment ne semble avoir peur du Conseil constitutionnel, tandis que, selon toute vraisemblance, l’hypothèse d’une véritable juridiction constitutionnelle apparaît comme menaçant une situation avec laquelle beaucoup s’arrangent. Il est même à craindre que les « menaces systémiques » envers l’état de droit dont l’Union Européenne accuse la Pologne et la Hongrie, notamment en raison d’une démolition minutieuse de leur justice constitutionnelle, ne soit un encouragement supplémentaire à faire attendre une éventuelle réforme française. Si tel devait être le cas, la loi du « moins-disant » l’emporterait, encore.
L.F septembre 2018
[0] Voyez la chronique de Marie Viennot à France Culture le 12 mars 2019 faisant référence à cet article ainsi qu’à celui écrit avec Alain Supiot sur le Conseil constitutionnel comme juridiction sociale.
[1] L. Fontaine, A. Supiot, « Pour une vraie réforme du Conseil constitutionnel », Le Monde, Tribune, 15 juin 2017.
[2] Seule la revue Dalloz sollicita un entretien sur le sujet : L. Fontaine, « Pour une réforme du Conseil constitutionnel, » Recueil Dalloz, 2017, pp.1416.
[3] L. Fontaine, A. Supiot, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction sociale ? » Droit social, 2017, n°9, pp. 754 et s.
[4] Voy. à l’origine pour la promotion en France de cette notion, L. Favoreu, Les cours constitutionnelles, PUF, coll. Que sais-je ? 1986.
[5] La question de la suppression de ce statut de membre de droit du Conseil constitutionnel dont bénéficie tout ancien président de la République française (article 56 de la constitution) est la seule sur laquelle il existe un relatif consensus dans la classe universitaire, consensus qui s’est étendu à la classe politique mais qui, depuis 1958, n’a quand même toujours pas fait l’objet d’un abandon.
[6] Voy. l’article précité paru dans Droit Social. Voy. aussi P. Wachsmann, « La composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, 2005, n°5 ; du même auteur, « Des Chameaux et des moustiques. Réflexions critiques sur le Conseil constitutionnel”, In Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, LGDJ, 2007. 279 ; P. Cassia, Th. Clay, « Le Conseil constitutionnel se meurt, vive la Cour constitutionnelle », Libération, 26 juill. 2011 ; et enfin D. de Béchillon, Réflexions sur le statut des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, Le Club des juristes, janv. 2017, en ligne.
[7] Conseil constitutionnel, 26 janvier 2017, n° 2016-745, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, consid. 167.
[8] Voy. l’article précité paru dans Droit Social en septembre 2017.