Qu’est-ce que « parler du droit » et « connaître le droit » ?
Réflexions à partir de l’intervention de Pierre-Edouard Weill, soicologue, Maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale dans le séminaire Les usages du droit le 19 février 2018.
Beaucoup est souvent attendu de l’intervention d’un sociologue qui semble avoir quelque chose à dire sur le droit. Pierre-Edouard connaît son sujet, qui a travaillé de longues années sur la « vie » du dispositif judiciaire mis en place pour la satisfaction par l’Etat du droit au logement (loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale). Il a ainsi suivi les audiences, lus des milliers de décisions, modélisé ces décisions pour les restituer par une importante cartographie-sociologie de la réalité des bénéficiaires et des non bénéficiaires de la procédure. Pour qui ne serait pas bien connaisseur de l’hyper-spécialisation disciplinaire qui œuvre dans les universités et les centres de recherche depuis quelques décennies, Pierre-Edouard Weill est ainsi venu parler du droit. Il est venu parler d’un cas d’application d’un dispositif juridique, dont l’analyse peut conduire alors à parler de non ou de mal application de ce dispositif. Mais, et c’est là un point très important, il ne prétend pas vraiment, et pour beaucoup à raison, parler du droit.
Il existe en effet une « coupure » omniprésente dans le champ académique, entre l’étude du droit, si souvent réduite aux énoncés normatifs qui alors le constituent comme droit (pour les juristes), et, sinon son application (l’application par les juges est aujourd’hui une partie – trop – importante de l’étude du droit), au moins la réalité de ses effets, de ses conséquences, au sens le plus simple du terme, en bref de ce qu’il modèle par ses énoncés, ses méthodes, ses moyens et ses circonstances d’application. Cette coupure présuppose que ce que l’on doit savoir et connaître du droit « sérieusement », ne réside que dans ses énoncés, et éventuellement son application judiciaire. « Après », c’est une autre histoire, dont l’analyse relèverait de la sociologie, de l’histoire, de l’économie ou encore du bavardage. Une partie de cette « autre histoire » était ainsi livrée pour le séminaire Les Usages du droit par Pierre-Edouard Weill. Evidemment celui-ci ne se sent pas juriste et, travaillant sur « quelque chose du droit », a cependant déroulé un ensemble de « références » académiques le liant aux travaux de la sociologie : dans le désordre et sans être exhaustif, Bourdieu – qui a lui-même écrit un article séminal sur le droit, Foucault, Weber ou Durkheim. Ce « quelque chose du droit » n’étant pas habituellement considéré comme faisant partie de l’analyse du droit, il n’était donc pas vraiment question de dire « quelque chose » du « droit », car ce « quelque chose » est ici vu comme n’importe quel autre chose faisant l’objet de la discipline sociologie. La « science », la discipline au moins, construit son objet, c’est bien connu, et on ne peut donc jamais prétendre à connaître quelque chose en soi mais seulement quelque chose à partir d’une méthode, qui ainsi ne produit comme connaissance que quelque chose dérivée d’elle-même. Pour le droit comme pour le reste. En intervenant dans le séminaire, Pierre-Edouard Weill ne pensait donc pas dire quelque chose du droit à des juristes. S’il n’a pas dit quelque chose du droit en soi en effet, on comprend bien qu’il a dit par là quelque chose de ce qui en est dit, qu’il a dit quelque chose de ses représentations, celles des juristes, et celles des sociologues. Pourtant, il est possible de considérer que ses propos sur « les effets pervers de la judiciarisation » du droit au logement, sur « l’espace social des requérants » sur les « traitements différenciés » voire « discriminatoires » des requérants dans le cadre de la procédure « DALO », se déploient comme autant de « valeur ajoutée » à la connaissance du droit. Cela suppose alors de ne pas mettre les frontières du droit autour des énoncés normatifs généraux et des énoncés judiciaires singuliers. Repousser les frontières fait craindre à beaucoup un possible pan-juridisme. La question est quoiqu’il en soit de faire le point sur le statut d’une connaissance « séparée » de celle traditionnelle et experte du droit, comme étant ou non de nature à infléchir la « coupure » entre ce qui serait le droit comme l’objet d’analyse des juristes et ce qui ne serait pas le droit objet de l’analyse de tous les autres. L’existence du séminaire Les usages du droit, dont la spécificité est de donner la parole à des chercheurs « non juristes », illustre cette interrogation qui traverse constamment ses organisateurs, et qui peut-être même les fait déjà envisager et leur discipline, et leur objet, autrement. Dire implicitement, comme fait plus haut, que le droit est le résultat d’un modelage sociétal autant par ses énoncés, ses méthodes, que par ses moyens et ses circonstances d’application, est un premier mouvement.
L.F mars 2018