Quel juriste êtes-vous ?
Brèves remarques sur la parole médiatique des juristes
Lorsque l’espace médiatique sollicite les juristes, c’est presque chaque fois pour qu’ils y délivrent « la parole du droit » et non leur parole propre. Le plus souvent aussi, lorsqu’un juriste prend l’initiative d’intervenir dans un média (la presse écrite surtout), c’est également et le plus souvent pour « mettre les choses au point » sur le plan de la technique juridique. Même si l’on admet parfois qu’il existe des conflits et des divergences d’interprétation, il semble tout de même y avoir une sorte de confusion entre ce que dit le droit et ce que disent les juristes : les seconds n’auraient ainsi que pour rôle de rapporter ce que dit le premier, ce qui n’est pas très nouveau, mais qui reste néanmoins problématique. Alors que des juristes se sont récemment engagés contre les dérives actuelles de l’état d’urgence en France (notamment, Non à l’état d’urgence permanent, Le Monde, 20 décembre 2015), quelques rappels sur la parole des juristes dans l’espace médiatique sont peut-être nécessaires.
Il y a près de trois ans, une pétition signée par 170 universitaires et adressée au Sénat qui examinait le projet de loi sur le mariage pour tous paraissait dans le journal Le Figaro (édition du 15 mars 2013). Une dizaine de jours plus tard, une lettre était adressée par 4 éminents juristes au chef de l’Etat à propos du cumul des mandats et paraissait dans le quotidien Le Monde (édition du 25 mars 2013). Des universitaires juristes (et des politistes) choisissaient donc délibérément de se situer dans l’espace public comme universitaires et juristes, et de se prononcer sur le choix que faisait ou s’apprêtait à faire le législateur. Cette posture cependant n’était pas partagée par tous les universitaires. Pour preuve un texte signé de 4 autres universitaires juristes, paru sur le site raison publique.fr le 20 mars 2013, réagissant à la pétition des 170 contre le mariage pour tous, en critiquant ouvertement cette intervention du juriste dans l’espace public. Le mot d’ordre de la critique était extrêmement clair dès l’intitulé du billet : « Juristes, taisons-nous ! », disaient donc les 4 signataires de la contre-pétition. Cette énumération devient intéressante si l’on prend en compte le fait que, parmi les signataires du texte paru en décembre dernier, on compte des signataires de la contre-pétition de 2013. Autrement dit, ceux qui refusaient que le juriste puisse émettre, comme juriste, une opinion sur le travail du législateur, avancent tout autant leur qualité de juriste aujourd’hui pour s’indigner contre le processus politique à l’œuvre. Avant tout commencement d’analyse de cet ensemble de paroles de juristes portées dans l’espace public, je terminerai l’énumération par l’indication de ma découverte, il y a peu, de l’entretien réalisé par le site internet EurActiv.fr en mars 2015 avec le ministre hongrois de la justice, et professeur de droit constitutionnel, et auparavant et par ailleurs extrêmement bien intégré dans la société internationale des constitutionnalistes. Dans cet entretien de 5 pages, le ministre de la justice met en avant sa parole de juriste pour répondre aux questions qui lui sont posées sur les difficultés de la démocratie en Hongrie. Cette attitude n’est pas toute personnelle à ce ministre, elle repose sur l’idée très répandue qu’il y a une vérité du droit qui n’autorise ni la politique, ni même d’ailleurs la critique. Or, en enjoignant aux juristes de ne pas intervenir autrement que pour dire ce qu’est le droit, c’est tout le discours de ce ministre qui se trouve renforcé. Il peut, même si personne n’est dupe, balayer des critiques politiques en disant simplement ce qu’est – ou serait – le droit.
C’est sans doute pourquoi il est vain de chercher à savoir s’il faut, comme juriste, parler ou se taire : il n’y a pas une parole de juriste mais plusieurs possibles, et il est en général assez facile d’apercevoir sur quel registre chacun se situe. S’il le fallait, je rappellerais que, comme juriste, il est possible de voir dans la règle juridique autre chose que la règle elle-même : rechercher son contexte d’abord, la philosophie qui s’y file aussi, et s’ouvrir résolument à tous les champs des possibles à partir d’elles. Alors, que votre regard soit lointain ou « professionnel » sur le droit, quel juriste pourriez-vous dire que vous êtes ?
L.F. janvier 2015