Quand la critique s’éveillera
Où et comment porter la critique ? L’attitude critique, dit-on, suppose un subtil alliage entre ses modalités et son objet, et, peut-on ajouter, ses destinataires : on ne critique pas n’importe quoi, n’importe qui, et au sein de n’importe quel groupe. Et c’est là une partie du problème parce que, pour être « acceptable », la critique doit elle-même se fondre dans les règles du groupe et devient donc en partie a-critique.
L’attitude critique est donc un choix : celui de respecter les règles du groupe, et d’en accepter alors le champ nécessairement délimité, ou celui d’étendre le champ possible de la critique, et alors prendre le risque de s’exclure du groupe. L’attitude critique n’est un engagement que si elle est indifférente à ce choix, ou plutôt, si elle peut en supporter les conséquences.
Une idée court – et elle est sans doute en partie vraie – selon laquelle la réussite du capitalisme contemporain est qu’il est passé maître dans l’art de la digestion/dissolution de sa critique qui, en quelque sorte, le rend plus fort. De fait, critiquer le capitalisme apparaît non seulement comme inutile mais en plus tend à le renforcer. Le « discours capitaliste » est un discours (ou plutôt d’ailleurs un « para-discours ») qui, selon Jacques Lacan, est venu s’ajouter aux quatre types de discours identifiables (le discours de l’hystérique, le discours du maître, le discours universitaire et enfin le discours de l’analyste), tout en inversant la relation des acteurs de ces différents discours – de haut en bas et non plus de bas en haut, et faisant une boucle incessante. Il me semble que les modalités de réception de la critique, notamment dans le milieu académique mais pas seulement, empruntent celles du discours capitaliste où la critique vient par là même légitimer ce qui est critiqué, puisque l’ensemble est maîtrise d’ « en haut »[1].
Plusieurs étapes sont ainsi identifiables : 1. La recevabilité de la critique est de principe, qui inévitablement a pour effet de renvoyer immédiatement « la balle » à l’auteur de la critique et faire que ce soit moins l’objet de la critique qui est alors observé mais son auteur, qui va devoir alors s’en expliquer… cela a l’air si évident ; 2. Lorsqu’elle apparaît sérieuse, l’accord sur les arguments de la critique se fait souvent d’emblée, pour mieux, dans une sorte d’unanimité tacite, disqualifier leur pertinence appliquée à l’objet précis de la critique (que, de toutes les façons, depuis la 1ère étape, on ne regarde presque déjà plus) ; 3. Le résultat, en forme de conclusion syllogistique, est que si un auteur déploie ainsi « mal » les arguments de la critique, son objet apparaît dès lors moins voire pas critiquable, la critique étant éventuellement réservée à une élite, plus brillante que les autres, qui accepte évidemment les règles structurant le groupe. L’objet se trouve ainsi renforcé dans son existence non critique.
Ces étapes je les connais bien, et j’ai eu si souvent l’occasion d’en voir le déroulé selon une mécanique quasi horlogère. J’ai désormais pris une certaine habitude, au sein d’une assemblée décisionnaire, de déployer – seule presque toujours – des arguments provoquant soit un silence des membres de l’assemblée (la plupart), soit des réponses laissant apparaître un accord avec les arguments déployés mais dont le hasard fait qu’ils sont toujours inapplicables aux cas déterminés, précisément parce qu’ils tombent toujours « dans le mille » de ce qui se passe. Il y a toujours une ou deux personnes pour trouver le prétexte argumentatif de l’inadéquation de la critique ou – pire – de son adéquation réelle et de l’impossibilité simultanée de lui donner prise puisqu’il existe toujours l’argument ultime – d’autorité, de sagesse ou d’expérience c’est selon – du « principe de réalité ».
J’ai compris depuis longtemps qu’il s’agit pour chacun de rendre acceptable par ses discours ce qui est en réalité insupportable : parce que chacun ne veut pas agir autrement qu’il ne le fait, il est nécessaire de procéder à un montage intellectuel de validation de l’action contraire à ce avec quoi il est censé s’accorder.
C’est encore tout à fait exactement ce qui vient de se passer lorsque j’ai envoyé un message électronique à une centaine de collègues participant à un événement pédagogique et scientifique collectif dans lequel chacun était impliqué à des degrés divers. J’apportais dans ce message une critique à une modalité d’action de cet événement duquel j’entendais me détacher car il me paraissait symptomatique d’une évolution sur laquelle il semble que nous n’ayons plus beaucoup de prise, notamment parce que, précisément, nous considérons – comme toujours- inapplicables des critiques valables par ou seulement « ailleurs ». Le scenario s’est donc révélé une reproduction quasi parfaite de toutes mes expériences précédentes : silence de la plupart, accord sur les principes mais inapplication – de principe aussi – ou inadéquation à son objet. Bref, un grand classique. L’essentiel tient cependant à la « dénégation » que la critique peut provoquer : ce qui fait l’objet de la critique est aussitôt décrété comme « non intentionnel », sur le mode de « ce n’était pas notre intention », « on ne voulait pas », ou pire, la forme moderne la plus perverse de la normalisation (d’ailleurs objet de ma critique), « on a simplement proposé » ou « suggéré » sans qu’une obligation ait été évidemment constituée. Les juristes comprennent et manient très bien cette différence entre ce qui constitue une obligation et ce qui ne le constitue pas. Mais ils continuent à la déployer dans un monde qui n’articule presque plus cette distinction, et engagent ainsi et de plus en plus gravement leur responsabilité. Disons qu’un choix est toujours fait : la dénégation, le silence, ou l’engagement.
Un petit clin d’œil alors sur ce monument du cinéma français :
L.F. juin 2018
[1] Ce point mériterait qu’on y consacre plus de temps, puisque le détachement par rapport à l’Etat se voudrait partir « du bas »…