Ce petit exposé a été publié dans les Mélanges en l’honneur de Stéphane Pierré-Caps parus aux éditions l’Harmattan en janvier 2024, coordonnés par Arthur Braun, Elodie Daerdele, Léonard Matala-Tala, Batyah Sierpinski et Marie-France Verdier.
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Le droit est un fait social, une institution humaine. Mais le prendre comme un donné brut présente des difficultés, car il est un objet malléable et dépendant des groupes dans lesquels il se déploie. Aujourd’hui, il est saisi par le politique, dont l’activité est de faire et défaire les normes juridiques. Et, parce qu’il est perçu comme un enjeu de société, il fait aussi l’objet d’attentions particulières de la part de différents groupes sociaux. C’est ainsi que s’il existe des autorités bien identifiées de production du droit, il a été montré depuis longtemps que qu’une pluralité d’acteurs entre, institutionnellement ou fortuitement, dans le processus de fabrication et d’application de la norme, qui participe donc du fait social. Récemment par exemple, l’action de lobbying à destination du Conseil constitutionnel a été mise en lumière par les médias comme une problématique du fonctionnement de l’institution[1]. Mais le silence gardé jusqu’alors par des observateurs spécialisés et informés de cette pratique, interroge la fonction de la discipline juridique, qui estime donc pouvoir « parler sur » le fonctionnement et la jurisprudence du Conseil constitutionnel en taisant un phénomène qui de toute évidence devrait être inclus au titre de leur compréhension. Qu’est-ce qui relève de l’objet de la discipline juridique et qu’est-ce qui n’en relève pas ? A quoi et jusqu’où s’étend sa capacité critique[2] ?
Il existe une tension permanente traversant la réflexion des juristes sur leur discipline, entre positionnement académique et positionnement politique, entre posture épistémologique et inadéquation euristique. Beaucoup a été dit sur ce qui ferait le spécifique de la discipline juridique, sur ce qui constituerait son objet et sur ses méthodes d’analyse, sans que, entre juristes, on puisse trouver toujours un accord sur ces questions. Mais il est un fait que, dans l’espace intellectuel, on demande la plupart du temps aux juristes d’être des « diseurs de lois », c’est-à-dire de fournir une explication technique à des situations sociales, économiques, politiques, à partir des normes existantes. Est supposé, dans le même temps, que le juriste ne porte ainsi pas de « jugement » sur ce dont il parle. Il peut et doit ainsi rapporter ce qu’un texte « dit ». Mais l’appréciation de ce que le texte « veut dire » emporte le plus souvent une forme d’illégitimité du propos du juriste qui ne se cantonnerait pas au strict énoncé du texte. Il connaîtrait bien les lois, mais ne pourrait pas vraiment les penser autrement que comme un technicien dont la mission est de décrire comment ça marche, mais ni pour quoi ni avec quels effets.
Au sein de la cité, le juriste apparaît donc bien plus comme l’un de ses ouvriers que comme l’un de ses penseurs et artisans. Dans un ouvrage consacré à Claude Lévi-Strauss paru en 2022, on compte quarante-deux contributions d’intellectuels autour de son œuvre et de sa pensée, parmi lesquels ne figure aucun juriste. Ce n’est pourtant pas faute pour Claude Lévi-Strauss d’avoir contribué à l’analyse de phénomènes juridiques : sa thèse de doctorat était consacrée aux structures élémentaires de la parenté[3] et il note par exemple le rôle de l’écriture dans la fonction du droit comme système de domination dans Tristes tropiques[4]. D’une manière générale, la sociologie s’affiche comme la mieux placée pour dire ce que sont les juristes, et la philosophie pour dire ce qu’est le droit. Le succès de certains travaux en atteste[5], tout comme on peut noter que la catégorie « droit » n’existe en général pas dans les librairies mais seulement dans les grandes enseignes de distribution de livres.
La « place » laissée aux autres disciplines pour parler du droit et des juristes ne peut pas être traitée comme une vulgaire question corporatiste, même si elle n’y est pas forcément étrangère. L’absence structurelle des juristes dans le débat intellectuel et social est la conséquence d’une forme d’accord des uns et des autres sur ce qu’il convient de faire : l’auto-cantonnement des juristes à une apparition technicienne dans l’espace social et intellectuel présente pour eux l’avantage d’une forme de monopole de leur compétence. Et, dans le même temps, il procure aux autres disciplines l’avantage de disposer d’un champ plus large de recherche. Il en est ainsi parce que des obstacles présentés comme difficilement surmontables se dressent sur le chemin d’une manière féconde de penser le droit comme institution humaine. Et, à dire vrai, ce sont bien des considérations liées à l’humain et à la Société qui sont à l’origine de cette manière de connaître « scientifiquement » le droit, qui le coupe, in fine, de ces mêmes considérations.
La difficile insertion du juriste dans une logique critique peut en effet d’abord s’apprécier au regard de ce qu’elle est le résultat des postulats des régimes politiques modernes qui sont adoptés et véhiculés par la plupart des juristes, mais aussi à certains égards par une partie des membres des autres disciplines : faute d’un accord possible entre tous les membres du corps politique et social sur les valeurs et les normes de régulation, il fallait postuler l’existence d’une autorité, seule légitime pour le faire. Cette légitimité a été acquise de manière décisive à partir de l’idée que le droit pouvait constituer un instrument alternatif à la force brutale et arbitraire et être ainsi être envisagé comme une ressource objective de l’action. L’adossement à la volonté générale (en suivant l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789), médiatisée par la Représentation nationale élue démocratiquement, est venu renforcer symboliquement les assises de la légitimité du droit. Celui-ci est donc apparu, à un moment donné de l’histoire, comme le moyen le moins contestable d’organiser la paix sociale. Il s’en est suivi une faiblesse structurelle de la fonction critique de la discipline qui se donne pour objet l’étude du droit. Puisque le droit est un « mieux » par rapport à la force, sa critique est de nature à porter atteinte à ce qui est seul considéré comme un mode de régulation objectif, c’est-à-dire valant pour tous dans un espace donné, faisant ainsi communauté. En ce sens, le juriste critique peut constituer un paradoxe, qu’il peine toujours à résoudre. Cela est très visible s’agissant de l’activité de connaissance et de commentaire des décisions de justice, dont le droit lui-même fixe les limites. Formuler des jugements sur le contenu des décisions de justice constitue l’essentiel de cette activité, qui consiste à indiquer ici que les arguments ne sont pas cohérents, ou ailleurs qu’ils sont mal énoncés. Mais il ne peut s’agir de dire que, en elle-même, la décision de justice n’est pas légitime ou que le juge qui l’a rendue selon des procédures établies n’était pas légitime à le faire[6]. Le principe selon lequel la justice et les juges sont une garantie de l’appareil des droits et libertés des personnes est tel que, comme institutions, ils ne peuvent encourir la critique. C’est d’ailleurs exactement ainsi que l’a entendu le nouveau premier Président de la Cour de cassation française, Christophe Soulard, lors de son discours d’installation le 18 juillet 2022, disant que « le sort de chacune des institutions de la République est lié à celui des autres » et, qu’ainsi, « Tout discours qui sape la légitimité de l’une affaiblit les autres ». A bon entendeur. La critique se trouve réduite à des aspects de technique, et en tous les cas coincée entre la logique de légitimation du système et celle de la contestation du système, qu’il s’agirait d’accepter en l’état ou de rejeter en bloc.
Historiquement, et sans doute paradoxalement si on suit Jack Goody[7], l’écriture du droit est également venue limiter le travail critique puisque, écrit, le droit parait immédiatement « donné » au juriste. La connaissance du droit considéré en tant qu’ensemble d’énoncés formels, n’est donc pas considérée comme celle de la justice ou de la société, et ne permet donc pas de penser en termes de justice et de valeurs sociales. Il ne s’agit pas ou plus de chercher vraiment d’où vient le droit, et quels en sont les effets, pour ne plus se limiter qu’à un examen presque chirurgical du droit à l’état de produit. Le phénomène contemporain et souvent dénoncé de l’inflation normative tend aussi à noyer et à réduire la discipline juridique à un simple mais laborieux travail d’ordonnancement, dénué de toute fonction euristique. Alors que le chercheur est censé dire quelque chose de plus sur son objet, par rapport à ce qu’il se donne immédiatement à voir, le juriste limite son expertise à l’explicitation de données purement auto-référentielles.
Pas étonnant alors que l’activité de connaissance du droit soit encore si souvent associée au pouvoir. Les liens qui unissent les juristes au pouvoir sont antiques, même si ces liens ne sont pas toujours synonymes de subordination. Il peut en tous les cas apparaître que les juristes-légistes ont trop souvent accepté leur environnement politique et social et les prescriptions dont ils apparaissent comme les instruments. La société n’a jamais vraiment rompu avec l’image des légistes médiévaux qui ont fait évoluer le pouvoir politique et en ont fait un pouvoir laïc, émancipé de l’Eglise. Les juristes sont peu révolutionnaires en ce sens que, si Révolution il y a, ils n’en sont pas les instigateurs mais des accompagnateurs avertis. Lorsque la dimension « bourgeoise » du droit a été mise en avant à partir du XIXè siècle[8], acte a été pris de ce que les juristes, connaisseurs de ce droit « bourgeois », étaient nécessairement les moins à même d’évaluer la socialité du droit. Et de fait, avec les grands mouvements de codification du droit au XIXè siècle, la tradition du juriste « enfermé » dans les codes, dans le prolongement des légistes médiévaux et de la rédaction des coutumes qui avait permis de centraliser le pouvoir d’Etat, a continué de les exclure d’un débat sur les constructions et les évolutions sociétales. Enfn, au XXè siècle, les régimes fasciste et nazi ont mis au jour que le politique pouvait donner au droit un contenu qui en ruinait le sens, et que la posture faussement neutre des juristes pouvait en faire des complices implicites, quand ils ne se déclaraient pas explicitement comme tels.
Car au fait que l’histoire du rôle sociétal et bienfaiteur du droit véhiculée majoritairement par les juristes et que l’écriture du droit ont constitué des obstacles à la fonction critique de la connaissance du droit, s’est ajouté une posture de neutralité affichée par la science du droit vis-à-vis de son objet qui a aussi pour effet de limiter la potentialité critique de l’étude du droit. Au moment où, contrariant l’idée d’une opposition irréductible entre la force brutale et arbitraire et le droit, était mis en lumière que le droit était un puissant instrument contre les libertés et qui permettait d’assoir des régimes d’oppression, il convenait sans aucun doute d’en repenser les différents aspects, formels et matériels. Mais cette « chance » – en réalité une nécessité éthique – ne fut pas saisie. La période précédente, à la fin du XIXè siècle et au début du XXè siècle, n’avait pourtant pas été hostile à une étude sociale du droit, voire, avait connu de « grands » juristes s’y essayant[9] : Léon Duguit, Maurice Hauriou, Louis Josserand ou François Gény, pour ne citer qu’eux, ont ainsi alimenté et articulé leur doctrine à la nouvelle discipline sociologique, en ouvrant leurs perspectives à la sociologie, l’économie ou la philosophie[10]. À la recherche du « social » à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les juristes se sont pourtant enlisés dans un positivisme formel et commode[11], alors que, à un moment difficile de l’histoire du droit, ils auraient au contraire dû encourager une recherche juridique libre, sociale et engagée.
Mais, dans la constitution du droit comme objet de science, les événements épistémologiques dans les sciences d’alors et les enjeux académiques de la constitution des disciplines scientifiques ont pris le pas sur ses enjeux éthiques et sociétaux. Les tournants positivistes et empiristes des sciences sociales ont eu une influence certaine sur les modalités d’appréhension du droit par les juristes et sur la constitution d’une nouvelle « science juridique »[12]. A partir du moment où l’on a admis que le droit positif, comme produit de la volonté humaine, n’était pas équivalent à la justice envisagée idéellement, on a séparé les réflexions entre droit et justice.
La discipline juridique majoritaire et positiviste, théoricienne ou non, a fait le choix de délimiter son objet en y incluant et excluant ce qu’il considère comme le définissant, choisissant délibérément d’ignorer la dimension sociale, politique et économique des normes. Le discours positiviste pourrait schématiquement se résumer ainsi : la discipline juridique prend les faits pour ce qu’ils sont, des faits, et les normes pour ce qu’elles sont, des normes. Elle ne met pas sur le même plan le discours descriptif et le discours prescriptif, et elle s’en tient pour l’essentiel à un discours descriptif sur les normes, en s’autorisant à recourir à une forme de logique pour émettre des jugements sur la régularité d’une norme. En cantonnant la définition du droit à un ensemble d’énonciation de règles, obligatoires de surcroit, et en assignant à la science de les décrire, la discipline juridique a fait de ses porteurs de simples employés du droit. Le pouvoir politique lui-même crée les conditions de cette posture et favorise la poursuite d’un tel objectif, en encourageant de manière directe ou indirecte les savoirs dits « spécialisés », et donc « professionnels »[13].
Ce serait donc ascientifique, c’est-à-dire un péché mortel en terme disciplinaire, que d’inclure la dimension sociale et sociétale du droit, là où, en l’excluant, la fonction tout à la fois euristique et critique de la science est mise sous cloche. Alors que l’intérêt de la science est de se donner un objet qu’elle pourra ainsi rendre intelligible pour le plus grand nombre, la discipline juridique tend à réduire le droit à une abstraction faite d’un labyrinthe de règles et de procédures, dont la connaissance ne rend pas le monde plus intelligible, voire brouille une saine lecture de ce phénomène social. Les lieux privilégiés d’enseignement du droit – les facultés de droit – très souvent murés dans la technique[14], semblent se plier à la dictature d’une pratique du droit qui ne fait somme toute qu’entretenir une amnésie générale à propos de la signification sociale et éthique de chacune des règles de droit.
L’appel fréquent à Montesquieu par les juristes, alors qu’il est souvent considéré comme un philosophe et parfois un précurseur de la sociologie politique et non comme un juriste est, de ce point de vue, intéressant. Dans De L’esprit des Lois, il pose le caractère relatif des lois par rapport à leur objet. Il n’y aurait donc pas de lois bonnes en soi, mais des lois qui conviennent mieux à certaines populations qu’à d’autres, à certains climats plutôt qu’à d’autres, à certains objectifs plutôt qu’à d’autres. Une loi bonne dans un régime à vocation aristocratique, sera mauvaise dans un régime à vocation démocratique, et inversement. Ce processus implique de penser que les énoncés normatifs ne peuvent pas être considérés pour eux-mêmes. L’attirance des juristes pour ce raisonnement est réel, mais elle paraît toujours rester au stade de la référence à un autre, non juriste, qui le constate, sans avoir de conséquences sur la recherche juridique, dont les modalités tendent à rendre impossible un éclairage approfondi des effets des mécanismes juridiques dans l’organisation sociale. Le problème est qu’il faudrait toujours compter sur « les autres » pour dire quelque chose sur le droit qui soit fécond. André-Jean Arnaud résume parfaitement cette attitude : « les savants non juristes, lorsqu’ils s’occupent de Droit », contribuent aussi « à orienter la science vers un courant dominant »[15]. Et de citer Emmanuel Kant, Victor Cousin, Saint-Simon, Auguste Comte, John Stuart Mill, Karl Marx et Friedrich Engels, Herbert Spencer, etc. On se souvient aussi que Cesare Beccaria était en fait économiste et que Luther, théologien, a contribué à la construction d’un nouveau droit public. Les emprunts d’une discipline à la réflexion menée dans d’autres disciplines font partie d’un processus intellectuel heureux, qu’il faut d’ailleurs revendiquer comme nécessaire, comme lorsque la Revue du Droit Public consacre un numéro spécial à l’apport de Jurgen Habermas au droit constitutionnel[16]. Mais, précisément, à lire Jurgen Habermas, on voit aussi que la technique du droit lui manque. Les deux versions du droit qui résultent de la séparation méthodologique des disciplines, celle des juristes et celles des autres, ne peuvent pas être considérées comme complémentaires. La dualité bien entretenue de l’analyse du droit a des effets sur la compréhension des interactions entre les normes et le corps social, qui restent, pour une grande part, encore largement ignorées. Bien sûr, maîtriser la technique du droit est fondamental pour comprendre ce qu’« on » fait avec le droit. Mais comprendre ce qu’on fait avec et par le droit dépasse sa technique. Le credo d’un bon objet de recherche sur le droit serait plutôt, l’un pas sans l’autre, et donc, pas l’un séparé de l’autre.
A regarder ce qui se dit et ce qui se fait, il n’en va pas du tout ainsi. La fonction critique est limitée à une appréciation sur les énoncés normatifs à partir d’autres énoncés normatifs seulement, énoncés le plus souvent envisagés eux-mêmes en référence à d’autres énoncés. En bref, le droit ferait système sans qu’y interviennent aucune espèce de questions sociales, économiques, philosophiques ou éthiques. Si c’est le cas, on peut se demander ce que la connaissance du droit considéré de cette manière apporte à la connaissance de l’humain et de la Société, si ce n’est de pouvoir dire qu’il existe un système qui fonctionne en complète autonomie ? Pas l’un sans l’autre. Le technicien du droit fiscal qui comprend à quoi, dans la réalité matérielle, correspondent des énoncés formant dispositif fiscal, ne peut s’arrêter à cette compréhension sans simultanément valider les effets de ce dispositif, même à son corps défendant. Et si celui qui ne saisit pas tous les aspects matériels du dispositif en question en dit quand même quelque chose au plan de ce qu’il représente sociétalement, il est possible que son analyse ne soit que partiellement juste. Le résultat est que le droit « fait » des choses sans que ça puisse être dit, faut d’être analysé de manière féconde. En faisant comme si « connaître » une règle de droit n’avait pas de rapport nécessaire avec l’idée de justice ou avec la réalité du rapport social qu’elle contribue à instaurer ou qu’elle prend en compte, le juriste ne véhicule pas une image neutre du droit, mais une image fausse. Le renvoi à des études non juridiques ne suffit pas.
L’étau dans lequel la science juridique évolue[17] ne se donne pas nécessairement comme tel. Tout est bon pour avoir l’air de sortir des frontières rigides de cette discipline, qui affiche ainsi un intérêt pour tout type de sujets : la bande dessinée, la littérature, le rock, le foot, l’opéra, le beau, la croissance, le marché, l’espace, etc. Mais cet intérêt – vital – pour ce qui paraît être l’extériorité du droit, n’apporte pas plus à la connaissance du droit la plupart du temps. Et si, de temps à autres, les juristes revendiquent aussi d’avoir des idées sur les choses, ils assurent aussi, le plus souvent, que ça n’a pas d’impact sur leur travail scientifique. Cette posture donne d’ailleurs parfois lieu à des torsions de principe qui tendent à décrédibiliser le discours des juristes qui auraient des idées.[18]
L’exemple de ce qu’une manière monofocale d’observer et de parler du droit appauvrit la compréhension du monde est patent à propos du droit comparé. La potentialité critique du droit comparé est pourtant forte, puisqu’il s’agit d’identifier comment le droit se déploie différemment ici et là et ce qu’il convient de retirer de cette observation. Autrement dit, le principe même du droit comparé invite à aller au-delà de l’habitude du cantonnement au seul constat de l’énoncé des règles. Mais hélas, le droit comparé est le plus souvent réduit à une opération de collecte des règles étrangères : colliger plutôt qu’analyser. Autrement dit, le droit comparé n’est pas souvent une explicitation de ce que les groupes humains font ou entendent faire avec le droit, mais le plus souvent l’exposition d’institutions et d’énoncés formels retenus au titre de ce que le comparatiste entend par droit. Si bien qu’il serait plus exact de dire, comme l’a fait Stéphane Pierré-Caps, qu’il s’agit en réalité d’exposer un ou des droits « étrangers »[19], l’exposé n’étant pas assimilable à de la comparaison, même s’il peut utilement servir cette comparaison.
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Le droit est résolument une manière pour le groupe humain de dire la société qu’il souhaite : défini ainsi, ce qu’il parvient à faire et par quels moyens relèvent de l’observation connaissante. A partir du moment où l’énoncé des règles de droit n’a pas d’autre vocation que d’avoir des effets sociétaux, limiter leur connaissance à des effets de technique est tout simplement stérile. C’est la raison pour laquelle l’appréhension de la technicité du droit est nécessaire à la compréhension du phénomène social qu’est le droit, mais seulement en tant qu’elle doit avoir cette visée. Car comprendre comment ça marche techniquement peut être étranger à la compréhension de pourquoi et avec quels effets sociétaux, et donc étranger à la compréhension du droit en tant qu’il est une manière pour un groupe humain de se situer dans le monde naturel des choses.
Observer
et parler du droit sans se cantonner à de la technique juridique, ce n’est pas
ou pas seulement avoir des idées, et notamment des idées politiques. Les
juristes peuvent avoir des idées, des opinions politiques même, et ne pas les
taire. Mais ce qui compte vraiment est d’intégrer au cœur du travail de
l’observation du droit une interrogation constante sur les fins et les moyens
du droit observé, qui donne tout son sens à la disposition d’un savoir
spécifique. Encore faut-il que les juristes le reconnaissent, et, partant, le
fassent savoir.
Lauréline Fontaine, janvier 2023
[1] Voy. Par ex. Mathilde Mathieu, « Dans les coulisses du Conseil constitutionnel, cible des lobbies », Mediapart, 12 octobre 2015. Voy. aussi L. Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Amsterdam, 2023 (chapitre 6).
[2] Voy. Jacques Caillosse, Introduire au droit, Montchrestien, coll. Clefs, 1993, p. 18.
[3] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1948), éd. de l’EHESS, 2017.
[4] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, pp. 343-344.
[5] Voy. par ex. Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, éd. La découverte, 2002 ; Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2011 ; Jurgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, 1997 ; Jacques Derrida, Force de loi, Galilée, 1994.
[6] L’article 434-25 du code pénal indique à l’alinéa 1er que « Le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ».
[7] Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. J. Bazin er A. Bensa, éd. de Minuit, 1979.
[8] A partir notamment des analyses de Karl Marx ou de Ferdinand Lassalle.
[9] Voy. mon ouvrage, Qu’est-ce qu’un « grand » juriste ? Essai sur la pensée juridique contemporaine, Lextenso, 2012.
[10] Voy. l’ouvrage particulièrement intéressant coordonné par David Deroussin, Le renouvellement des sciences sociales et juridiques sous la IIIe République. La Faculté de droit de Lyon, actes du colloque des 4 et 5 février 2004, la Faculté de droit de Lyon et le renouveau de la science juridique sous la IIIe République, éd. La mémoire du droit, 2007.
[11] Voy. par ex. Rainer Maria Kiesow, Conseiller le législateur. Les débats sur la fabrique de la loi en Allemagne (1860-2010), Société de législation comparée, Paris, 2014.
[12] Même si, dans la littérature intellectuelle et scientifique, quand on se réfère par exemple au fameux Cercle de Vienne, mouvement philosophique des années 1920 et 1930 à l’origine de l’empirisme logique, pratiquement aucun juriste n’est cité : le sont le plus souvent le physicien philosophe et fondateur du mouvement Moritz Schlick, le philosophe Rudolph Carnap, le mathématicien logicien Kurt Gödel ou le sociologue Otto Neurath. Mais pratiquement jamais le juriste Hans Kelsen, dont le nom aujourd’hui n’est étranger à aucun étudiant en droit dès sa première année d’étude (tandis que l’un de ses élèves, Kaufmann, se trouve parfois cité).
[13] C’est le sens pris aussi par les fameuses « écoles 42 » dont le principe est de former à la technique des emplois sans inclure aucun enseignement qui ne porterait pas spécifiquement sur la technique. En bref il s’agit de ne pas penser et se contenter d’« apprendre le code » (https://42.fr/), mais sous une forme séduisante puisqu’il s’agirait en fait de « casser les codes » (même site).
[14] Voy. Alain Supiot, « Grandeur et petitesse des professeurs de droit », Les Cahiers du droit, vol. 42, n°3, sept. 2001, pp. 605-606.
[15] André-Jean Arnaud, Les juristes face à la société, du XIXe siècle à nos jours, PUF, coll. Sup, 1975, p. 8. V. aussi Philippe Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, Dalloz, 2000 ; Olivier Cayla et Jean-Louis Halpérin, Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Dalloz, 2008.
[16] « Jurgen Habermas et le droit », Revue du Droit Public, 2007, no 6.
[17] En suivant Philippe Jestaz, la conception du métier de juriste comme libre de penser les normes à sa guise, semble en partie appartenir au passé, même s’il ne faut pas imaginer un « âge d’or » du juriste, dans « Déclin de la doctrine ? », Droits, n° 20, 1994, pp. 90-91.
[18] Ainsi que l’avait illustré l’opposition entre deux groupes de juristes au moment de l’adoption de la loi sur le mariage pour tous entre ceux qui se disaient ouvertement contre (Lettre ouverte de 170 professeurs de droit envoyée le 15 mars 2013 au sénat) et ceux qui leur demandaient de se taire (Mariage pour tous : juristes, taisons-nous ! par Eric Millard, Pierre Brunet, Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats, publié en mars 2013 sur le site raison-publique.fr, un texte qui ne figure plus aujourd’hui sur le site), quitte pour les mêmes à prendre la parole sur d’autres sujets.
[19] Stéphane Pierré-Caps, Droits constitutionnels étrangers, PUF, 2010.