(English version here)
Comment apprécier une pensée qui ne peut pas se dire ? Il se trouve bien des cas où ces choses qu’on ne dit pas – car souvent on ne doit pas les dire – sont un aspect essentiel, déterminant même, de ce dont on parle, si bien que je doute depuis longtemps du caractère réellement sérieux des sciences qui « racontent » quelque chose. Combien de fois doit-on garantir le « off », combien de fois doit-on ravaler une donnée pour rester dans les clous de la bienséance ou du – soit-disant – « sérieux » de l’analyse ? Notamment, il se trouve que les phénomènes humains, c’est-à-dire des faits qui sont le résultat d’interactions entre êtres humains, sont rarissimement explicités au regard d’éléments dont chacun d’eux doit pourtant avoir à se débrouiller avec, depuis toujours et pour toujours : leur corps, leur respiration, leur alimentation, leur sommeil, leur hygiène, leur sexualité. Si on y réfléchit bien, cela a quelque chose de profondément étonnant, comme si les hommes pouvaient s’expliquer ce qu’ils sont d’une manière qui fasse abstraction de ce qu’ils sont fondamentalement.
Cela fait qu’il ne serait pas scientifique d’expliquer une décision politique, administrative ou commerciale en recourant à l’argument de la sexualité, par exemple. Ça c’est pour les films ou la littérature, mais pas pour la science. Autrement dit, la science se propose très souvent de chercher une explication sans lien avec la réalité, pour la première raison que l’on préfère l’ignorer et la fantasmer. En droit, on a bien essayé de construire une théorie de l’interprétation juridique fondée sur ce qui aura constitué ou non le petit-déjeuner du juge, mais c’est tellement vulgaire – entendez « normal » – que ça ne mérite pas qu’on s’y attarde trop.
Si le but de la science est de rendre le monde plus intelligible, il y a donc fort à parier qu’elle contribue au contraire à l’ignorer, à le brouiller. D’ailleurs, un scientifique est souvent – heureusement pas toujours – ni plus ni moins qu’un homme ou une femme qui cherche à être reconnu comme scientifique, et pas quelqu’un qui souhaite rendre le monde plus intelligible : la raison d’être de son discours ne peut donc être tout à fait comprise au regard de son contenu, mais au regard de ce qui a motivé son auteur, ce qui n’est pas la même chose. Quant à la question de savoir pourquoi tel ou tel cherche à être reconnu comme scientifique, cela a avoir avec ce qui fait tel ou tel comme être humain vivant, et c’est sans doute de ce côté qu’on peut chercher.
A cet égard, peut-être connaissez-vous cette blague, que j’ai entendu pour la première fois il y a plus de 30 ans dans la bouche de Jacques Attali : « Moïse a dit : « Tout est loi. » Jésus a dit : « Tout est amour. » Marx a dit : « Tout est argent. » Rockefeller a dit : « tout est à vendre ». Freud a dit : « Tout est sexe ». Enfin… Einstein est arrivé et a dit : « Tout est relatif ! » ». Quel blagueur ce Jacques Attali, et depuis il n’a pas vraiment changé. On se souvient par exemple que l’intendance de la fameuse Commission Attali, où Emmanuel Macron faisait ses débuts dans le monde politique, était déjà assurée par le cabinet McKinsey. Re-blague.
Et, alors que pour cet épisode 3 de « Penser le contemporain », je voulais vous parler de tellement de choses (de la Russie qui a quitté le Conseil de l’Europe et qui a ainsi fait cesser la blague qui consistait à croire qu’elle était d’accord pour respecter les droits et libertés fondamentales, du nombre burlesque d’infractions existantes en droit français et du nombre réel de celles qui sont utilisées, du nouveau règlement intérieur du Conseil constitutionnel – encore une blague -, de Muriel Pénicaud qui n’a pas pris la tête de l’Organisation Internationale du Travail – ça aurait vraiment été une mauvaise blague -, d’un pays où pour la 3ème fois l’extrême-droite est présente au second tour de l’élection présidentielle et où le rôle de la garde de la constitution n’échoit pas d’abord à une juridiction mais au Président de la République – ça c’est la mauvaise blague), je me suis décidé à m’arrêter sur le rapport du plus grand think tank français dans le domaine juridique (mais pour promouvoir quelle vision du droit !), Le club des juristes, rapport intitulé « Pour un droit au service des mutations économiques et sociales fondamentales de notre société. Propositions pour la campagne présidentielle », publié en février 2022, et issu d’un groupe de travail présidé par… Jacques Attali himself, chef des juristes ! Attali maître es blague, 12è dan.
Mais il faut dire qu’il a un bon public, car les juristes qui constituent le-dit club ne sont pas en reste, qui en ont accepté le principe. Déjà était drôle le fait d’avoir désigné l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve comme leur président, certes avocat… mais quand même… Avec ce rapport piloté par Jacques Attali, les juristes ont poussé plus loin la blague.
Est-ce que tout ça ne se dirait pas ou ne serait pas sérieux ? Mais pourtant c’est tout à fait exact, et ça en dit pas long sur la manière dont on conçoit le droit aujourd’hui. La démarche même du rapport est fort instructive puisque, à le lire, « n’ont été retenues que les conclusions ayant fait l’objet d’un consensus de la totalité des membres de la commission ». Réjouissons-nous donc de qu’il est ainsi par exemple proposé de « favoriser la réciprocité en matière de marchés publics, encourager la réflexion en faveur d’un principe de préférence européenne dans la commande publique et en faire des instrument de développement des startups et nouvelles entreprises européennes » (proposition n° 21) ou de « Mener une réflexion sur l’éducation et l’orientationafin d’en chasser les stéréotypes, proposer un brevet de l’égalité attestant du suivi de formations dédiées à la compréhension et à l’identification du sexisme » (proposition n°4). Des propositions aussi incisives il y en a 46…
Bref, penser quelque chose c’est d’abord porter un regard sur cette chose. C’est donc faire le choix de porter son regard sur cette chose, un choix qui est plus ou moins explicite. On peut regarder la même chose que les autres, ce qui est un choix. On peut aussi identifier autre chose à voir et à penser.
Je vous propose donc quelques nouveaux éléments de réflexion initiée par un regard de biais, qui, à l’instar du tableau Les ambassadeurs, permet parfois, sinon de voir mieux, au moins de voir la chose elle-même, et pas n’importe laquelle d’Holbein (voir une rapide présentation de ce tableau, comment et ce qu’il faut vraiment y voir).
Voici donc quelques nouvelles réflexions et de nouvelles propositions sur le site :
– Des réflexions sur ce qui fait la portée du droit constitutionnel, dont on doit convenir qu’elle n’est ni très forte, ni très libératrice parce que, en premier lieu, on le fantasme au lieu de le penser tel qu’il est. L’optimisme a du bon mais il confine plus souvent à l’aveuglement
- Un texte, qui revisite, à partir de l’histoire croisée des institutions, les supposés liens « amis » entre libéralisme et démocratie : Le libéralisme est-il une condition de ou un obstacle à la démocratie ? Petite histoire institutionnelle du « piège libéral » et, en anglais, Is liberalism a condition of or an obstacle to democracy? A short institutional history of the « liberal trap »
- Un texte, sur le Conseil constitutionnel, puisqu’il faut y revenir encore et qu’il ne s’agit pas d’y défendre la place des juristes, mais de porter un regard tout à la fois éthique et sérieux sur ce qu’on attend de la justice constitutionnelle : « Bilan et réflexions sur une éthique de la justice constitutionnelle à la lumière de ce qu’en font et de ce qu’en disent ses acteurs. Que doit-on attendre d’une réforme – nécessaire – du conseil constitutionnel ? », un texte assez long certes, mais qui illustre le cumul des graves défauts affectant le Conseil constitutionnel.
- Une interview, sur le spectre de la constitution et des droits, à propos des fables que l’on raconte depuis si longtemps : avec radio RDWA comme d’habitude, ou la liberté d’avoir le temps de dire
- Une tribune, qui invitait les juristes à s’engager au-delà de la forme qui les dessert : Marine Le Pen, le référendum et les juristes
– Les nouveautés du site
- « A voix haute », à droite sur la page d’accueil quand vous arrivez sur le site depuis un ordinateur ou en bas sur les smartphones ou tablettes. Il s’agira d’enregistrements cours (environ 5 minutes). Il y a aura bientôt une série sur la constitution mais en attendant voici un pilote, dont la qualité n’est pas encore très bonne mais qui peut donner le « ton ». Le thème en est « l’écriture ».
- Un nouvel onglet , qui contient quelques-uns des textes du site en anglais, dont, outre celui mentionné précédemment, un texte datant de 2017 sur « Effectivité et Droit de l’Union Européenne sous le regard d’une analyse sociétale », devenu ainsi Effectiveness and European Union Law from a Societal Perspective.
– Deux impressions de lecture enfin
- Quand le voir n’y suffit pas, parce que les autres sens font aussi le sens : L’aveuglement, de José Saramago ;
- Et quand voir va avec savoir, une histoire de titre et de sous-titre : La volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Michel Foucault.