Quand on exige d’un auteur qu’il fasse preuve
d’honnêteté intellectuelle, cela revient
le plus souvent à un sabotage de la pensée.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia.
Réflexions sur la vie mutilée (1951),
Payot, 2001, trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmira, p.109.
Peu de lecteurs qui pensent échappent à cette sensation que des propos tenus il y a tant d’années, voire tant de siècles, résonnent incroyablement avec le temps présent. De la philosophie à la science-fiction, ceux qu’on appelle les visionnaires ne voient pas seulement pour l’avenir, ils voient « avant » les autres ce qui est déjà là. Cela peut-être parce que si les manifestations de ce qui se passe sont propres à chaque époque, et en dépit d’évolutions incontestables, il semble que le grain de l’homme reste lui toujours présent, peu changeant finalement : il y aurait donc quelque chose qui peut ainsi fait dire aux uns et aux autres, à ces « visionnaires », qui voient l’avenir et le passé dans le présent, un peu toujours la même chose, mais avec des mots et des objets différents. Qu’en est-il de la haine ?
L’optimisme aveugle veut voir dans le moindre événement l’occasion d’une dilution de la haine, ce fameux « monde d’après », hélas réductible à des applaudissements nocturnes en réalité sans valeur. Il se pourrait que l’homme ait toujours besoin de haïr, et que, pour cela, il lui faille trouver les meilleurs arguments. Dans Fanny et Alexandre, le réalisateur suédois Ingmar Bergman dresse le portrait d’un évêque qui fait endurer à d’autres les frustrations qu’il s’inflige à lui-même, avec l’aide d’une famille toute dédiée. L’une des scènes finales le confronte avec les ex-beaux-frères de sa nouvelle femme, où il pousse jusqu’au bout la vertu de son ignominie contre la superficialité et le mercantilisme de ses opposants. La haine sanctifiée.
On peut bien haïr, pourvu qu’on ait une, voire « la », morale de son côté. La morale aujourd’hui peut paraître rendre la haine difficile, puisqu’il y a bien des personnes qu’il est en toute morale impossible de haïr : les étrangers bien sûrs, les gros aussi, les femmes naturellement, les homosexuels tout autant, etc. Si beaucoup doivent du même coup ravaler leur haine, une société sait pourtant trouver les circonstances qui la feront légitimement haïr. Ainsi, depuis quelques mois, les « non-vaccinés » sont ce parfait objet de la haine nécessaire, des salauds qui, contrairement aux noirs, aux arabes, aux femmes ou aux homosexuels, sont coupables d’avoir pu choisir ce qu’ils sont. Cela mérite bien qu’on les accuse de tous les maux face à une pandémie que, hélas, on n’est pas encore parvenu à enrayer, et ce malgré l’accumulation de nos frustrations : on s’est confinés, plusieurs fois, on se cloisonne, on s’est jusqu’ici injecté plusieurs fois des produits notoirement moins éprouvés que les antiques vaccins, etc. Et malgré cela, on constate jusqu’à des centaines de milliers de contaminations chaque jour (sans compter ceux qui passent sous les radars, et ils sont nombreux !), beaucoup plus qu’avant donc, dans un pays où plus de 90 % des adultes sont vaccinés. Il faut bien que quelqu’un paye pour cela, et cela n’a plus rien à voir avec la pandémie elle-même.
Dans le village de Saint-Jacut-de-la-Mer dans les Côtes d’Armor (un peu moins de 1000 habitants), la passion Covid a emporté avec elle une équipe municipale et les habitants : le point de départ – mais cela aurait pu en être un autre – est le fait que le maire ne soit pas vacciné… L’homme non vacciné n’est plus un homme : la déclaration de 1789 avait sans doute oublié de le préciser.
Il ne suffisait donc pas que des personnes non vaccinées développent plus volontiers des formes graves de la Covid lorsqu’elles sont contaminées ; il ne suffisait pas non qu’elles ne puissent plus vraiment participer à la vie sociale, quand tous les autres vont au café, au cinéma ou prennent le train, quand tant d’autres, nantis de leur vaccin de haute moralité, ne se testent plus, s’embrassent et évitent les fameux « gestes barrière » (quelle expression encore !). Non, ça ne suffisait pas : il fallait les mettre moralement à terre : l’Etat sert à cela, a déclaré le Président de la République il y a peu. Même après la pandémie, il faudra encore sans doute soumettre les derniers « réfractaires », plus inacceptables que la pandémie elle-même.
L’histoire et notre quotidien sont faits depuis longtemps de ce lait ; une répétition interminable, où le jeu consiste pour beaucoup à se retrouver du « bon » côté. Du côté du bourreau quand il a le bon sens de son côté ; du côté du dénonciateur de bourreau quand une nouvelle raison l’emporte. Bourreau des âmes ou bourreau des corps c’est d’ailleurs tout comme : il s’agit qu’une même raison l’emporte sur tous les corps, ces corps anonymisés puisque tous soumis à la même loi de l’assujettissement consenti. Mais la répétition prend des formes toujours nouvelles.
Si la morale collective a toujours produit de la haine et des pratiques afférentes, celle-ci n’ont pas toujours été « juridiques », en ce sens que le droit n’avait pas encore pris toute la place. Maintenant que c’est fait, l’une des formes contemporaines de la haine, c’est le pénal peut-être, désormais support revendiqué de la morale collective. C’est en ce sens qu’on peut comprendre le presque passé inaperçu « droit de repentir » de la nouvelle loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique, c’est-à-dire concrètement conditionnant la vie « normale » (et donc morale) à l’obligation de vaccination. Il s’agit en effet de permettre à celui ou celle qui aura été convaincu d’avoir fait usage d’un « faux » pass(e), de se repentir de sa mauvaise action… en faisant la preuve de son entrée dans un parcours vaccinal dans un délai de 30 jours ! Dit d’une autre manière, il s’agit clairement de pénaliser un choix de vie, celui de ne pas se faire vacciner et de vouloir quand même accéder aux mêmes services que les autres.
Disons simplement que le dispositif mis en place traduit évidemment tout autre chose de notre société qu’une simple lutte contre la pandémie, sans que cela se dise. Et d’ailleurs, le Conseil constitutionnel ne sait lui-même pas dire autre chose, puisqu’il place désormais son raisonnement en-dessous du niveau de la mer (à marée basse) : oui, dit-il, toutes les libertés sont atteintes, mais non, dit-il encore, il n’y a pas de la violation de la constitution, puisqu’il s’agit de remplir l’objectif de protection de la santé publique, objectif légitime dès lors qu’il est nommé (voyez la décision du 21 janvier 2022).
L’attention portée aux « crises » diverses – économique, terroriste, sanitaire – est opportune pour une manière de gouverner qui n’en pouvait plus de rester clandestine. Disons que, de rapports entre les hommes il s’agit bien, et que le droit en est évidemment le coeur. Il est le support de ce qu’on appelle aujourd’hui le « néolibéralisme », ou parfois la raison néolibérale, qui astreint les hommes à un certain type de relations, à savoir que les corps sont tenus par les effets d’un même langage, dans lequel d’ailleurs nous nous lovons si souvent sans restriction aucune.
* Je vous propose à ce sujet 1 audio de conférence, et le texte qui la suit (en français et en anglais), tout en précisant que je ne considère pas ces 3 supports comme équivalents. Il y a dans l’oralité d’un auteur, quelle que soit sa manière éventuelle de jouer ou de théâtraliser, quelque chose qui ne se lit pas dans l’écrit : ce dernier est plus « propre », plus « complet » aussi, mais on peut s’y perdre sans saisir l’essentiel, plus entendable dans la personne elle-même. De la même façon, à traduire on transforme un peu.
Si donc les corps sont tenus par un langage, un langage à vocation universelle, on peut alors s’interroger sur les particularismes de ces corps : valent-ils ou non des « sujets » à part entière, et surtout au regard du droit, grille de lecture devenue tout à la fois Graal et réalité de l’interprétation du monde ? (Voyez déjà L’un et le multiple. Réflexions sur la mise à l’écart du « sujet » en droit et dans la pensée de Gilles Deleuze) :
* Ici une nouvelle ébauche de réflexion sur les rapports « corps-sujets » dans la matrice juridique contemporaine : un texte, « Les corps sans sujets et le déni de sujet », en hommage à Catherine Labrusse, qui a essayé de penser le droit et les corps sans être contrainte par les apparents bons sentiments.
Deux nouvelles impressions de lecture pour parachever cet envoi :
* De corps il est toujours question et du rapport que le droit entretient avec lui, avec ces Chroniques du juste et du bon de Louis Assier-Andrieu, recueil de textes commencé par la fameuse affaire Pitcairn, où il est question de rapports sexuels dont la collectivité s’empare à travers le droit. Quelques très très rapides idées sur cette lecture.
* Et aussi, de l’obstination d’un homme seul à être certain de sa clairvoyance, paré d’une logique implacable, voilà de quoi nous parle Edgar Poe dans Le scarabée d’or, sorte d’histoire fantastique prétexte à une interrogation implicite sur le raisonnement.
Bonne lecture à tous.
Lauréline Fontaine, Janvier 2022
A venir :
Penser le contemporain (3/3)
Plus « constitutionnel » que les autres, il y sera question de libéralisme et de démocratie à travers le réexamen historique de mécanismes constitutionnels (un texte) et l’analyse détaillée et presque sociétale du contrôle de constitutionnalité des lois et de ses acteurs (un texte). Une pensée aussi sur la manière de penser les droits de l’homme avec les outils des juristes, dont la valeur heuristique est quasi-nulle (un texte). Deux impressions de lectures enfin pour parfaire l’idée traversant finalement ces analyses (L’aveuglement et La volonté de savoir, Saramago encore, et Foucault encore aussi sur le site)
Précédemment :
– Vérité, politique et démocratie. Petits arrangements, un texte
– Droit et démocratie au temps du Covid 19,
– une interview de 45 minutes(à propos de certaines évolutions du droit)
– Le mythe du nouveau monde (un texte de Jean-Jacques Sueur)
– trois impressions de lecture : La lucarne (Saramago), L’oncle Anghel (Panaït Istrati), Le sel du présent. Chroniques de cinéma (Eric Rohmer)