La limitation de l’espace de la pensée peut s’apercevoir aujourd’hui partout, en ce qu’elle serait même une manière de structurer le social. Il ne s’agit pas ici et seulement de s’inquiéter de l’importance prise par des contenus médiatiques indigents et addictifs ou par des débats mettant l’accent sur l’insignifiance de la pensée. Il s’agirait, avec quelques efforts pour dépasser ce qui nous est ainsi immédiatement donné à voir à un rythme ininterrompu de faits et d’idées qu’on finit par suivre sans hiérarchie réelle, et qu’on appelle « l’actualité », de constater que se sont mises en place des bases solides pour que, où que l’on soit et qui l’on soit, il n’y ait pas souvent matière à penser.
En dépit de ce que le monde semble ainsi s’organiser pour ne pas le penser, il n’est pas nécessaire d’en être loin pour avoir un regard autre. Disons que l’exigence d’un regard autre est une forme d’apprentissage permanent pour repérer des lignes, c’est-à-dire des fils très solides à partir desquels nous tissons une histoire sociale.
Des indices sérieux à propos de ces fils, de ces lignes, sont l’existence de notions et termes en usage, dont le propre chemin semble tourner à une forme d’omnipotence sociétale, dans la mesure où leur évocation tend à épuiser d’emblée tous les autres registres possibles. Elles font en effet silence autour d’elles. Ce sont des notions qui, par leur puissance évocatrice et moralisatrice, ne se discutent ainsi pas, et encore moins par les gens sérieux. Si leur hyper-présence dans l’espace social semble refléter un alignement des pensées de ses membres, sont du même coup déployées sur leur fondement ce qu’il faut de mesures sociales pour faire entrer les encore incrédules dans le rang. Un rang à géométrie variable certes, mais tout de même un rang bien serré…
… Et le droit est un réceptacle très efficace de ces notions autour desquelles il se structure progressivement, de telle sorte qu’elles tendent à fonder toute décision publique, pour, ce faisant, limiter, voire anéantir, l’espace de discussion sur tout projet sociétal puisque, en elles-mêmes, elles sont le projet implicitement déjà réalisé.
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Je vous laisse découvrir et tourner autour de ces notions au fil de trois envois : le présent texte est le premier de cette série sur « penser le contemporain » par laquelle je vous propose des éléments d’analyse sur le monde contemporain à partir de l’observation du droit, dont je rappelle que je ne le considère jamais seul, mais en lien constant avec ce qui n’en relève pas spécifiquement.
Ce fil en trois étapes s’appuie sur mes travaux de cette année finissante, qui sont nés de préoccupations à cet égard sollicitantes : la démocratie, le libéralisme et même le néolibéralisme, notions dans lesquelles je suis parfois entrée de plain-pied, et parfois par d’apparentes « petites » portes.
Je ne propose pas une voie quelconque vers laquelle nous devrions nous diriger, une conception idéalisée de la démocratie ou du libéralisme, mais un essai d’analyse de ce qui se passe, en mêlant observation du droit dans les textes, observation du droit dans les corps et les esprits, observation du vécu et ressenti de tous et de chacun. Bout à bout, ces différents éléments feraient presque société, et il s’agirait, en tant que chercheurs, de bien savoir en quoi.
Et ce n’est pas si facile puisque, du point de vue de la compréhension du social, l’inhibition dans laquelle se trouvent tant de chercheurs (à partir des questions quels objets ?, quels outils ?, quelle légitimité ?), contraste avec le regard souvent acéré et intuitivement juste de la littérature, de la musique ou du cinéma, qui peuvent s’exposer sans preuve « scientifique », en comptant seulement sur celle de notre ressenti intrinsèque, avoué ou inavoué et que, par l’effet de notre modernité, nous avons mis au rebus des choses « vraies » et rendues accessoires de la pensée sérieuse, devenue ainsi en partie inconséquente. Mais ça déborde toujours comme on dit.
Ce qui est sûr est que les hommes cherchent la plupart du temps et de tout temps à accéder au vrai, quel qu’ils le considèrent, qu’ils pensent l’avoir trouvé ou non, et quelque accommodement qu’ils en tirent. Ils qualifient, disqualifient et hiérarchisent les différents modes d’accès à la connaissance – entendre, écouter, regarder, voir, sentir, toucher, imaginer aussi – selon des critères qu’ils élaborent à cette fin, et construisent ainsi des croyances.
Ce sont quelques-unes d’entre elles qui font l’objet de mes présentes réflexions.
- De « vérité » il sera question dans un premier texte que je vous propose. Si elle est ancienne, la notion de vérité – et la manière dont elle est comprise – postule, dans le monde contemporain, à être la mesure de l’expression et à fonder la décision publique, et notamment pénale. La relation entre le vrai et le pénal n’est pas complètement neuve mais évolue et continue d’interroger le projet social.
– Vérité, politique et démocratie. Petits arrangements, un texte.
- De mises en lien il sera question ensuite, avec un fil directeur : avec le commencement on connaît le plus souvent déjà la fin. C’est bien sûr illustré en ce moment même avec les velléités exprimées un peu partout de confiner les non vaccinés – ce qui est loin d’être une surprise – dans la continuité d’un processus qui n’est pas né avec le début d’une pandémie mondiale mais bien avant et qui nous y a habitué. De ce fait, c’est quasi sans discussion qu’il se déploie, puisque toujours aussi fondé sur des arguments en eux-mêmes « indiscutables ».
– Sur tout cela il y a une interview de 45 minutes sur la radio locale, RDWA,
– Il y a une conférence filmée, Droit et démocratie au temps du Covid 19, avec sa version écrite.
- Et puisqu’il s’agit de comprendre ce qui se passe, Jean-Jacques Sueur nous propose une petite réflexion « à chaud » comme il le dit lui-même. L’ignorance « mère de tous les maux » n’est pas l’ignorance intellectuelle et historique des choses, ce qui arrangerait bien tous les « sachants ». Elle est l’illusion savamment entretenue de ce qu’il ne se passe pas ce qui se passe vraiment.
– Le mythe du nouveau monde, un mythe assurément bien entretenu pour entretenir l’espoir d’une simple parenthèse à ce qui nous arrive.
- Pour terminer enfin cette première livraison sur « Penser le contemporain », je vous propose trois impressions de lecture :
– La lucarne, deuxième roman de José Saramago mais publié par la force des choses après sa mort. Où l’intégrité prend le pas sur le reste, plus courant qu’on ne le pense, mais si peu souvent mis en avant.
- Oncle Anghel, deuxième ouvrage de Panaït Istrati dont la vie est presque plus extraordinaire que ses ouvrages et où les histoires qu’il y raconte tentent ainsi de se hisser à sa hauteur.
– Le sel du présent. Chroniques de cinéma, un abondant recueil de critiques écrites par Eric Rohmer, dont les fulgurances n’ont justement pas besoin de preuves pour qui sait être attentif au présent.
Bonne écoute, bonne lecture à tous
Lauréline Fontaine, décembre 2021
A venir :
Penser le contemporain (2/3), où il sera question de droit et de société au prisme de l’explication néolibérale (une conférence et un texte), decorps sans sujets (un texte) et de quelques lectures (Assier-Andrieu et Poe, Chroniques du juste et du bon et Le scarabée d’or)
Penser le contemporain (3/3), plus « constitutionnel » que les autres, où il sera question de libéralisme et de démocratie à travers le réexamen historique de mécanismes constitutionnels (un texte) et l’analyse détaillée et presque sociétale du contrôle de constitutionnalité des lois et de ses acteurs (un texte). Une pensée aussi sur la manière de penser les droits de l’homme avec les outils des juristes, dont la valeur heuristique est quasi-nulle (un texte). Deux impressions de lectures enfin pour parfaire l’idée traversant finalement ces analyses (L’aveuglement et La volonté de savoir, Saramago encore et Foucault encore aussi sur le site)