Penser la Constitution à partir de ses approches extra-juridiques
Par
Lauréline Fontaine
Ninon Forster
Olivier Peiffert
Tania Racho[1]
Quelles peuvent être les perceptions extra-juridiques de la Constitution ? C’est à cette question que la journée d’étude qui s’est tenue le 15 octobre 2015 à l’Université Sorbonne nouvelle – Paris 3 s’est efforcée d’apporter des éléments de réponse.
Cette journée d’étude s’est inscrite dans le contexte plus général du cycle de conférences de l’Association française de droit constitutionnel intitulé « Le droit constitutionnel et les autres sciences », lui-même organisé pour contribuer à l’étude des rapports qui peuvent exister entre le droit constitutionnel et les autres disciplines scientifiques[2]. Le droit constitutionnel lui-même était compris au sens large : il était question aussi bien d’un objet, c’est-à-dire la Constitution en tant qu’ensemble de règles juridiques, que de la discipline scientifique qui étudie cet objet.
Dans le contexte de ce cycle de conférences, la journée d’étude organisée à la Sorbonne Nouvelle présentait certaines spécificités. Prenant l’intitulé du cycle au pied de la lettre, le choix a été fait de ne pas s’arrêter à une seule « autre science », mais de s’intéresser aux rapports entre la Constitution et plusieurs « autres sciences ». En outre, les intervenants étaient tous des chercheurs non juristes, spécialistes de disciplines rarement convoquées pour parler du droit en général, et de la Constitution en particulier. Il s’agissait ainsi de faire le pari d’étudier ces perceptions extra-juridiques de la constitution afin de voir ce qu’elles pourraient apporter à l’étude de cet objet. Par perceptions extra-juridiques, ont entend donc, à ce stade, les perceptions des chercheurs non juristes au sujet de la Constitution.
En tout état de cause, une telle démarche revêtait un caractère expérimental, à tout le moins pour les organisateurs du projet. Cela justifie le besoin de clarifier les raisons pour lesquelles l’étude des perceptions extra-juridiques de la Constitution a été entreprise (1). Il en ressort que penser la Constitution à partir de ses perceptions extra-juridiques (II) a des conséquences sur ses perceptions juridiques, notamment au regard de la question de sa performativité (III).
I. Pourquoi étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution
Le choix d’étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution paraissait justifié au regard de l’état de la recherche en droit constitutionnel (1), sans ignorer les difficultés méthodologiques d’une telle démarche (2).
(1) L’état de la recherche en droit constitutionnel
Il faut tout d’abord tenir compte du fait que le projet a été engagé au sein de la communauté universitaire française. Or, l’on peut convenir que les perceptions de la Constitution sont susceptibles de varier d’une collectivité humaine à l’autre[3], en raison de l’« expérience » constitutionnelle de celles-ci. De ce point de vue, la société française a, certes, contribué à la théorisation du phénomène constitutionnel, notamment en consacrant solennellement un rapport direct entre la constitution, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux[4]. Toutefois, son histoire est également marquée par une importante succession des textes constitutionnels, interrompue à ce jour par la Constitution de 1958 qui a tout de même été amendée à 24 reprises[5]. En outre, le contrôle de constitutionnalité des lois, fonction caractéristique de la justice constitutionnelle contemporaine, a émergé tardivement en France. Très schématiquement, il a fallu attendre les années 1970 pour qu’il se développe, tout d’abord sous la forme d’un contrôle a priori des lois, déclenché uniquement par certains organes politiques de l’État, auquel s’est ajouté en 2008 un régime de contrôle a posteriori des lois, ouvert à tout justiciable par renvoi préjudiciel. Dans ce contexte, et même si les décisions du Conseil constitutionnel sont plus médiatisées dans la période récente, le peuple français entretient un rapport relativement distant avec l’objet constitutionnel.
En raison pourtant du développement de la justice constitutionnelle, la recherche française en droit constitutionnel se consacre aujourd’hui largement à l’étude de la jurisprudence, ce qui l’a rapproché notamment de l’activité des spécialistes de droit administratif. Cette évolution s’explique naturellement : l’accroissement des décisions de justice implique une nécessité sans cesse renouvelée d’étudier l’interprétation de la Constitution revêtue de l’autorité de chose jugée. Les constitutionnalistes sont ainsi devenus « arrêtistes ». Mais ils peuvent alors privilégier la stricte analyse du droit positif, sans nécessairement interroger la façon dont l’objet de leur étude peut être considéré, suivant d’autres points de vue, dans son contexte social. Le rapport entre la Constitution et les autres sciences, notamment, est un sujet d’étude peu exploré, a fortiori en comparaison de l’influence qu’ont pu avoir les disciplines extra-juridiques sur l’étude d’autres branches du droit français[6].
Ainsi, à titre de comparaison, on peut certainement convenir que les représentations de la Constitution ne sont pas les mêmes en France qu’aux États Unis d’Amérique : l’idée qu’une constitution puisse fonder un dogme quasi religieux, par exemple, alimente plus naturellement la réflexion d’un chercheur américain[7] que celle d’un chercheur français. Il pouvait ainsi sembler original d’interroger les perceptions extra-juridiques de la Constitution (comprise au sens du phénomène constitutionnel en soi, et non de la seule constitution française) au prisme d’un certain rapport à la norme suprême, socialement déterminé.
Bien évidemment, le contexte français, s’il est l’ancrage de la journée d’études, ne justifie pas à lui seul son programme. Alors qu’il s’agissait d’interroger des chercheurs issus d’« autres sciences » au sujet de la Constitution, il a également été tenu compte de l’état plus général de la recherche. En particulier, les contributions de certaines disciplines à l’étude de la Constitution sont déjà bien connues, comme par exemple celles des sciences économiques[8], des sciences du langage[9] ou de la science politique[10] (qui peuvent du reste être mêlées[11]), ou encore de la philosophie[12]. Les intervenants ont donc été plutôt sollicités parmi des spécialistes de disciplines dont le rapport avec la Constitution semblait à première vue au moins plus distant, si ce n’est presque inexistant. En outre, le débat se voulait ouvert aux sciences humaines, mais aussi aux sciences formelles et de la nature.
En d’autres termes, la journée d’étude partait de l’idée que le discours des juristes sur la Constitution peut s’inspirer des apports d’autres sciences, et que d’autres sciences peuvent s’intéresser à la Constitution, en fonction des finalités et des méthodes qui leur sont propres[13]. Dès lors, il s’agissait de savoir s’il pouvait être utile de convoquer des disciplines rarement invitées à s’exprimer au sujet de l’objet Constitution, pour savoir ce qu’elles pourraient avoir à dire (ou ne pas dire) à son sujet.
D’un côté, les sciences formelles et de la nature comprennent une très grande diversité de disciplines, et ne sont que très rarement convoquées pour étudier la Constitution. Il paraissait dans un premier temps intéressant de présenter celles étroitement liées à des progrès techniques susceptibles d’avoir des répercussions sociales importantes, comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les nanotechnologies ou la biologie. La première approche des chercheurs sollicités dans ces disciplines a été d’emblée heuristique : parmi eux, certains ne percevaient pas à l’origine la spécificité des règles constitutionnelles au sein du système juridique. Cette absence même de perception de la Constitution faisait conclure que, dans nombre de cas, la Constitution est banalisée ou confondue avec le droit en général. Dans cette situation, la préparation de la communication a nécessité un accompagnement par des juristes.
D’un autre côté, les chercheurs en sciences humaines et sociales, en raison de leur formation et de leur champ disciplinaire, ont plus souvent une idée précise de ce que peut être la Constitution, et spontanément plus de choses à dire à ce sujet. Dès lors que l’on peut identifier une tradition de regard sur le droit et la constitution au sein de certaines disciplines, on pouvait se demander si ce même regard pouvait être développé dans des disciplines où cette tradition est bien moins importante. C’est pourquoi les intervenants ont été plutôt recherchés parmi des psychanalystes, des anthropologues ou des géographes.
En tout état de cause, les qualités des chercheurs réunis à l’occasion de cette journée d’étude témoignent certainement, en elle-même, de la diversité des points de vue qui ont pu être exprimés et de l’intérêt pour le droit constitutionnel de tenir compte de ces approches spécifiques de la Constitution : Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, Johan Chapoutot, historien, Jean Claude Ameisen, médecin et biologiste, Valérie Robin-Azévedo, anthropologue, Gérard François Dumont, géographe, Bernard Bartenlian, physicien, ainsi que Claude Montacié et Karen Fort, tous deux informaticiens, se sont prêtés de bonne grâce à l’exercice.
(2) Comment étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution
Afin de situer un peu plus la démarche de la journée d’études sur un plan méthodologique, on peut procéder en explicitant une acception de l’expression « perceptions extra-juridiques de la Constitution ». Quelques idées simples paraissent suffisantes au regard de l’objectif d’organiser un débat ouvert.
Il faut tout d’abord noter que les chercheurs sollicités pouvaient avoir eux-mêmes leur idée de la Constitution qui n’a pas été interrogée avant le colloque, puisque découvrir ce qu’ils entendaient par Constitution faisait partie de la recherche. Ce n’est que pour ceux qui paraissaient ne pas identifier a priori la Constitution, que, notamment, le « document constitutionnel » français leur a été désigné.
En tout état de cause, il était possible de présupposer que la Constitution soit entendue, de façon relativement convenue, du moins dans la doctrine française, comme l’ensemble des règles qui, dans un système juridique, se caractérisent en ce qu’elles déterminent la validité de toutes les autres règles de droit. Sur le plan axiologique, ces règles peuvent être considérées comme un pacte social fondateur, en ce qu’elles expriment les principes et valeurs essentiels qu’une collectivité humaine entend s’imposer. En dernière analyse, le droit constitutionnel peut ainsi être conçu comme un fait social, consistant à organiser la vie politique d’un groupe humain donné au moyen de règles considérées comme fondamentales. Les acteurs habilités de la collectivité définissent et appliquent ces règles, en utilisant à cette fin le vecteur usuel qu’est le langage[14]. Ils créent ainsi un discours, revêtu d’une signification institutionnelle particulière : le discours de la Constitution.
Ensuite, la discipline juridique, lorsqu’elle concerne la Constitution, est elle-même une pratique sociale qui rend compte des discours de la Constitution, repérable à partir des énoncés d’un document, des acteurs visés par ce document et, notamment, du juge constitutionnel. Il existe ainsi un discours sur la Constitution[15].
Ce discours sur le droit, qui est celui de la discipline juridique, comprend plusieurs registres[16]. Il peut être critique lorsqu’il s’agit de parler de la Constitution telle qu’elle devrait ou pourrait être. Ce discours critique appartient à toute la collectivité, et peut être notamment pratiqué par les juristes. Le discours sur le droit peut aussi être explicatif, et il est alors essentiellement construit par des juristes. Il s’agit alors de rendre compte du droit constitutionnel tel qu’il est, dans le cadre d’une démarche qui peut revendiquer un caractère scientifique. Ce discours explicatif lui-même se situe à plusieurs niveaux : il peut consister à décrire le contenu des règles de droit afin d’en tirer, par la systématisation et la schématisation, des observations plus générales. Il peut aussi s’interroger sur la définition du droit lui-même, et sur la méthode appropriée pour en rendre compte.
On s’aperçoit que, s’il peut exister des discours critiques sur la Constitution qui n’émanent pas de juristes, il peut aussi exister des discours explicatifs qui n’émanent pas de juristes : d’autres personnes que les juristes « initiés » peuvent participer au discours sur la Constitution. Il s’agit donc ici de décrypter ce que ces perceptions extra-juridiques de la Constitution apportent à la connaissance de celle-ci.
II. Penser la Constitution à partir de ses perceptions extra-juridiques de la Constitution
Chaque intervenant invité nous a fourni une approche de la Constitution guidée par ses réflexes professionnels – qui impliquent l’utilisation d’un langage et de méthodes spécifiques à son domaine de recherche – mais aussi par son parcours personnel et son expérience d’Homme. La rencontre de toutes ces perceptions ouvre un espace de réflexion – pluridisciplinaire – qui amène à enrichir et à repenser la perception exclusivement juridique que les juristes peuvent avoir de la Constitution.
Les différentes perceptions peuvent évidemment s’expliquer par rapport à la distance entretenue par certains domaines de recherche par rapport à l’objet-Constitution et aux questions constitutionnelles. Les matières scientifiques et technologiques, comme par exemple la médecine, les nanotechnologies ou l’informatique, ne sont pas habituées à faire référence à la Constitution dans le cadre de leurs recherches, contrairement aux sciences sociales, comme l’histoire, la géographie ou l’anthropologie, qui sont familiarisées avec ces problématiques. En outre, certains participants avaient déjà développé des réflexions sur la Constitution alors que d’autres l’approchaient pour la première fois. En ce sens, les intervenants ne se trouvaient pas sur un pied d’égalité. Mais, les différences entre ces perceptions s’expliquent aussi par le point de vue adopté par chacun d’entre eux. Si certains l’ont perçu principalement en tant que citoyen, d’autres l’ont abordé en tant que chercheur, privilégiant une approche scientifique.
Plus précisément, suivant l’approche citoyenne, les intervenants ont cherché à comprendre le sens des dispositions constitutionnelles. Pour ce faire, ils n’ont pas reproduit la signification donnée par les juristes, mais ont proposé des interprétations adaptées à la connaissance des questions contemporaines auxquelles ils sont confrontés dans leur domaine de recherche. Ces approches de citoyens-spécialistes sont précieuses pour le juriste parce qu’elles révèlent des sens potentiels à donner aux dispositions constitutionnelles (2). L’approche scientifique est toute autre puisque les intervenants ont pris la Constitution comme un objet de réflexion sur lequel ils ont utilisé leur propre méthode de recherche. La Constitution est alors à la fois un objet et une source de connaissance pour les recherches extra-juridiques. Les chercheurs qui ont suivi cette approche ont mis en valeur d’une part, la dimension symbolique de la Constitution et d’autre part, sa dimension concrète (1). Chacune d’entre elles permet d’affiner l’approche des juristes sur la question de savoir ce que la Constitution représente.
(1)Les dimensions concrètes et symboliques de la Constitution
Les perceptions découlant de l’approche scientifique de la Constitution peuvent être classées en deux catégories. La première conçoit la Constitution comme un symbole qui a pour fonction de représenter une réalité du monde alors que la seconde l’envisage comme une norme ayant des effets concrets qui influent sur l’organisation de la société.
Une précision de la notion de symbole est nécessaire pour bien comprendre l’apport de cette perception. Le symbole est « un lien que la culture instaure entre un être concret […] et une idée que cet être figure »[17] , il rend visible une réalité imprescriptible et donne accès à des représentations du monde qui sans lui sont inaccessibles[18] ; il rend présent ce qui est absent[19]. La dimension symbolique de la Constitution permet de révéler une représentation du monde choisie par la collectivité sociale, qui a vocation à organiser ses comportements[20]. « C’est un « semblant » qui soutient le réel, celui de la « chose politique »[21]. C’est en ce sens que l’approche psychanalytique a cherché à déterminer quelle réalité la Constitution constitue et comment elle se représente dans l’esprit de ceux qui sont appelés à l’écrire ou à l’appliquer, ou qui refusent de l’écrire ou de l’appliquer. Pour Paul-Laurent Assoun, la Constitution est la traduction de « l’idéal du moi » social et politique, qui concrétise un désir social d’établir pacifiquement l’Unité par le droit. La Constitution est une représentation symbolique qui concrétise la fiction de l’unité sociale. Il explique cette conception en créant un dialogue fictionnel entre Freud[22] et Kelsen[23]. La discussion commence par l’analyse freudienne des origines et du développement du collectif qui se trouve dans une agressivité originaire qui conduisit à un acte de violence, celui du meurtre du père qui dominait biologiquement. À partir de là, naquît la volonté de créer et d’assurer l’unité pour éviter la violence. Ce souhait est soutenu par trois perspectives : celle de la moralité publique, celle du droit et celle de la religion. Lorsqu’une personne intériorise cette volonté, il reconnait « l’autre » comme soi-même et contribue ainsi à la formation d’une « masse artificielle » – que Freud qualifie d’ « institution » – qui partage le même « idéal commun du moi ».
La Constitution traduit l’aspiration de la société en établissant un lien entre le droit, la culture et l’histoire. L’exemple des Constitutions péruvienne et bolivienne, présenté par l’anthropologue Valérie Robin-Azevedo, illustre bien cette dimension de la Constitution[24]. En effet, leur Constitution reflète l’évolution de la volonté politique et juridique de prendre en compte la réalité culturelle multiethnique qui caractérise ces sociétés. À la fin du XIXème siècle, au moment des indépendances, l’unité était conçue abstraitement et inspirée par la conception égalitaire influencée par les constitutions libérales. Le statut de citoyen était alors conçu restrictivement et exprimait la volonté des descendants des européens, nés en Amérique, de créer une République sans indien. En effet, ces derniers étaient presque automatiquement exclus de ce statut puisque seul pouvait être qualifié comme tel celui qui savait lire et écrire et qui n’était pas domestique. Un lien était alors créé entre le statut constitutionnel de citoyen et la culture néo-colonialiste. Or, dès le début du XXème siècle, l’idéologie indigéniste va permettre de prendre en compte un nouveau visage du nationalisme andin et forger la représentation d’une Nation métis dans laquelle les indigènes seront assimilés à « la civilisation ». Se développent alors, dans la Constitution, des formes de paternalisme qui ont vocation à représenter la volonté de protéger les minorités indiennes. À partir des années 70′ et jusqu’à aujourd’hui – sous l’influence des organisations internationales (OIT, OMS, FMI, BID, etc.) et des idéologues autochtones, qui prônent « la prise en considération de l’ethnicité et la promotion des politiques publiques basées sur une différence de traitement, légal et juridictionnel, entre citoyens d’un même État »[25] – une révolution sociale va bouleverser la représentation des sociétés péruvienne et bolivienne en affirmant leur identité multiethnique, culturelle et raciale. Pour le président Bolivien, Evo Morales, par exemple, le multiculturalisme est un élément essentiel – à côté du socialisme – permettant la refonte de la société. La Constitution de 2009 symbolise le lien entre la culture, l’histoire et le droit dans son préambule qui dispose : « Nous laissons dans le passé l’État colonial, républicain et néolibéral. Nous assumons le défi historique de construire collectivement l’État Unitaire Social de Droit Plurinational, Communautaire, qui intègre et articule les objectifs d’avancer vers une Bolivie démocratique, productive, porteuse de paix, engagée dans le développement intégral et la libre détermination des Peuples. […] Respectant le mandat de nos Peuples, avec la forteresse de notre Pachamama et grâce à Dieu, nous refondons la Bolivie ».
Le multiculturalisme n’est cependant pas seulement une idéologie, il représente un objectif dont la réalisation nécessite des mesures concrètes de protection en promouvant le traitement différent des minorités.
Ce constat permet d’interroger la dimension concrète de la Constitution. Selon cette dernière, la Constitution aspire à transformer ce qui est abstrait en une réalité concrète, par exemple en transformant l’idée d’unité en une réalité politique. Parce que la Constitution dispose « nous sommes tous en un », l’unité deviendrait une réalité concrète et une aspiration collective. L’exemple de la Constitution des États-Unis, dont le préambule commence en disant « We the people », est éloquent. La Constitution est une déclaration constitutive qui fonde la souveraineté du corps politique et qui est destinée à être la référence principale de tout individu soumis à la souveraineté qu’elle établit. Elle a aussi vocation à concrétiser les valeurs partagées par la société. Ainsi, depuis la Révolution française de 1789, la Nation française a adopté les valeurs de l’universalisme et du libéralisme, les Constitutions françaises, par leurs dispositions cherchent à concrétiser ces valeurs par des droits et des devoirs. Du moins, c’est ainsi que mes interventions du médecin et du physicien semblent l’avoir imaginé, dans la mesure où ils tendent à percevoir la Constitution comme la norme fondamentale des citoyens français qui concrétise la vision dont la société française conçoit le monde
Les perceptions extra-juridique peuvent se concevoir aussi selon une approche citoyenne, dont l’origine et la portée sont en partie déterminées par des connaissances issues de l’expérience scientifique et technique : le plus souvent, il s’agit de s’interroger sur le sens dans lequel la Constitution devrait diriger les réponses à donner aux questions contemporaines de notre société.
(2) L’approche citoyenne de la Constitution vue au prisme de compétences techniques
La Constitution n’est pas perçue habituellement et premièrement en référence aux principes et valeurs qu’elle incarne, mais à partir des droits qu’elle énonce[26]. C’est en tout cas la manière dont le citoyen aborde la Constitution. Cette perception est d’ailleurs assez proche de celle des juristes qui perçoivent la Constitution en tant que norme juridique et se demandent quel est le sens du droit contenu dans ses dispositions. Mais, il y a plusieurs manières d’aborder une norme.
Le médecin et le physicien abordent la Constitution française à partir des droits fondamentaux qu’elle protège en se concentrant sur le préambule de la Constitution de la IVème République et sur la Charte de l’environnement[27]. Leur perception reproduit l’une des fonctions confiées à l’État par la Constitution, à savoir celui d’être la norme suprême placée au sommet de la hiérarchie des normes et qui a vocation à protéger les droits fondamentaux des individus ; cette perception est d’ailleurs plus proche de la vision anglo-saxonne de la Constitution. L’approche des informaticiens n’est pas éloignée de cette idée. Bien qu’ils n’aient pas distingué le caractère suprême de la Constitution et qu’ils l’aient appréhendé comme une norme du système juridique parmi d’autres, ils l’ont tout de même perçu par le biais des droits fondamentaux.
Que ce soit les informaticiens, le médecin ou le physicien, tous les quatre se sont placés devant la Constitution comme des membres de la société civile, fondés à demander que leurs droits fondamentaux soient protégés. C’est ainsi, qu’à partir de leurs recherches et de l’expérience de leur domaine d’étude, ils ont mis en évidence les problèmes politiques et sociaux auxquels ils étaient confrontés. Pour Jean-Claude Ameisen, il s’agissait de l’inefficacité des politiques publiques de prévenir plutôt que de guérir les problèmes de santé publique ; pour Bernard Bartenlian, il était question de s’attaquer aux problèmes posés par l’évolution des capacités de stockage des données personnelles qui pose des questions du point de vue des libertés individuelles[28] ; enfin pour les informaticiens Karen Fort et Claude Montacié, il s’agissait, sur le même thème, d’éduquer les citoyens aux techniques de protection des données personnelles. À partir de là, ils ont recherché, dans la Constitution, des dispositions qui permettraient de traiter et de résoudre ces questions. L’intérêt de cette approche tient dans la diversité de sens des dispositions constitutionnelles possibles qu’ils ont perçues, qui dépassent largement et enrichit l’interprétation qu’en font les juristes. En outre, elle dévoile l’intérêt pratique des dispositions constitutionnelles qui est de répondre à un problème concret.
Mais cette approche implique d’ouvrir un débat – qui plus est pluridisciplinaire – sur la possibilité de donner plusieurs sens à une disposition constitutionnelle. Plus encore – comme nous le verrons dans la troisième partie de cet article – cette perception est d’autant plus pertinente lorsque l’on envisage la question de l’effectivité de la Constitution. Elle est aussi originale et ne s’inscrit dans aucune des théories juridiques de l’interprétation. Elle est en contraste direct avec la théorie réaliste de l’interprétation qui présuppose que le sens d’une disposition constitutionnelle ne peut être donné que par les interprètes authentiques de la Constitution[29], c’est-à-dire le constituant et/ou le juge[30]. Dans notre hypothèse, les interprétations sont données par plusieurs interprètes et reflètent une diversité de sens fondés sur des réalités politiques, sociologiques et techniques autres que celles du droit et des juristes. Elle se distingue donc aussi de la théorie de la living Constitution, selon laquelle la Constitution est un texte évolutif et dynamique dont le sens s’étend au-delà de sa version d’origine[31]. Notre hypothèse se rapproche plus de l’idée développée dans les comités nationaux d’experts, dont le rôle est de discuter des questions sociales qui ne sont pas saisies par les politiques existantes. Dans ce cadre, des scientifiques, des philosophes et d’autres chercheurs – comme Jean-Claude Ameisen qui est le président du Comité national d’éthique[32] – sont invités à discuter des nouveaux défis que société contemporaine doit affronter.
Cette technique d’interprétation peut être illustrée par l’intervention du médecin. Celui-ci examine le paragraphe 11 du préambule de la Constitution de la IVième République, qui dispose que la Constitution « garantie à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Cette disposition donne la responsabilité à l’État de prendre soin des handicapés et des personnes dépendantes. L’État pourrait fonder une solution réglementaire sur ce paragraphe 11 laquelle répondrait aux problèmes de santé publique que Jean-Claude Ameisen a identifiés dans le cadre de l’exercice de son activité. Dans ce sens, ce citoyen, expert sur les questions de bioéthique, propose de l’interpréter en faisant référence au droit fondamental à la santé tel qu’il est défini par l’organisation mondiale de la santé, selon laquelle chacun à « le droit de jouir du meilleur état de santé possible » ce qui implique « que soient réunis un ensemble de critères sociaux favorables à l’état de santé de tous, notamment la disponibilité de services de santé, des conditions de travail sans risque, des logements appropriés et des aliments nutritifs. La réalisation du droit à la santé est étroitement liée à la réalisation des autres droits de l’homme, notamment le droit à l’alimentation, au logement, au travail, à l’éducation, à la non-discrimination, à l’accès à l’information et à la participation »[33]. Le droit à la santé peut donc être vu comme octroyant une protection contre tout ce qui peut affecter la santé, c’est-à-dire, d’un point de vue sociétal, tout ce qui touche aux conditions de vie en société. Il pourrait alors être interprété comme un droit à la prévention en plus d’être un droit au traitement.
Le physicien partage cette approche, en s’interrogeant sur les solutions que peut apporter la Constitution pour protéger les libertés individuelles par rapport au développement des nouvelles technologies. Il met notamment en avant la question de la protection des données personnelles et du droit d’être informé dans le contexte des réseaux sociaux et de la menace qu’ils représentent. Selon lui, une des réponses possible impliquerait de faire appel au droit à l’égal accès à l’éducation qui devrait, selon lui, intégrer la formation des individus aux risques technologiques.
Ces approches sont recevables d’un point vue juridique si l’on considère que la Constitution est prise pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une norme juridique fondamentale. Cela implique que, dans le cadre du contexte constitutionnel français, cette norme englobe les principes et les aspirations fondamentales du contrat social. Lorsque les universitaires-chercheurs en droit oublient cet aspect fondamental de la Constitution, la pertinence des résultats de leurs études est nettement diminuée. Il est essentiel que les chercheurs en droit se fondent sur les approches citoyennes pour approfondir leur connaissance de la Constitution, en se nourrissant des compétences techniques acquises par l’expérience des chercheurs d’autres domaines. C’est ainsi qu’ils dépasseront la vision purement théorique qu’ils en avaient a priori. Mais l’on ne peut prétendre dépasser cette dernière sans se poser la question de l’effectivité de la Constitution. Comme nous l’avons dit précédemment, la Constitution est en partie vue comme un discours qui réalise par le biais de l’écrit et/ou de l’interprétation, ce qui est conçu abstraitement, mais elle ne s’arrête pas là : en envisageant sa dimension concrète, les perceptions extra-juridiques ouvrent la question de sa performativité et élargissent de fait le champ des études juridiques.
III. Réfléchir à la fonction performative de la Constitution
Parce qu’on attend que les actions se conforment aux normes, les juristes devraient systématiquement rechercher si tel est le cas et dans quelle mesure les normes sont, de ce point de vue, « efficaces ». Les différentes théories de l’interprétation influencent la manière de penser l’effectivité autant que l’efficacité de la Constitution. Définitivement, une ouverture sur les perceptions extra-juridiques de la Constitution s’avère être d’une très grande utilité.
Logiquement, les faits ne peuvent pas être considérés comme la conséquence des normes. En conséquence, évaluer la performativité est non seulement vain, mais impossible. Il en résulterait aussi que toute idée de politique publique devrait être envisagée comme un jeu, un « pari » permanent à propos du comportement des membres du groupe humain considéré. Considérant ces difficultés, se demander dans quelle mesure la constitution est performative crée une illusion telle que la Constitution pourrait être considérée elle-même comme une pure illusion. Pourquoi devrait-on écrire une constitution s’il est impossible de mesurer ses effets, ce qui revient à dire que l’ingénierie constitutionnelle est une ambition avortée.
Beaucoup de théories contemporaines, comprenant l’« économie constitutionnelle »[34], pourraient être considérées comme invalides pour ce motif épistémologique qu’il n’y a aucun lien logique entre des normes et des faits. Plus encore, en tant que règle fondamentale, la Constitution elle-même pourrait être vue comme une simple fable.
Nous estimons que, en dépit du fait qu’il n’est pas possible de savoir complètement et parfaitement quels sont les effets produits par les normes, nous devrions pouvoir dépasser cet obstacle épistémologique en abordant la question sous un autre angle : si chercher à savoir comment les normes influent réellement sur les comportements est une entreprise vouée à l’échec, il est en revanche possible d’affirmer que des individus – ou groupes d’individus – utilisent la Constitution comme argument d’action. Par exemple, les individus peuvent recourir à ce que dit la Constitution – ou ce qu’elle leur semble dire – aussi bien qu’à ce qu’elle ne dit pas, pour poser ou revendiquer leurs droits, ou bien combattre les autorités publiques qui agiraient en contrariété avec ces droits. Cela illustre que la Constitution exerce une fonction sociale à la mesure de la manière dont elle est effectivement utilisée. La Constitution est en ce sens une expérience collective qui peut servir de base à l’action sociale.
On peut identifier trois catégories d’acteurs pour qui la Constitution sert de base pour leur action : 1. Les autorités constituées, qui dans la Constitution n’auraient aucune légitimité ; 2. Les autorités judiciaires, qui peuvent se référer à la Constitution pour rendre leurs décisions ; 3. Toutes les autres personnes, individuellement ou en groupe, qui peuvent être appelées, de manière « neutre » nous le précisons, les « gens ordinaires ».
Il est évident que les connaissances à propos de ces trois catégories d’acteurs quant à leur manière d’appréhender et d’utiliser la Constitution sont très inégales. Dans chaque pays où la constitution a été écrite, la « logique constitutionnelle » sur laquelle est fondée l’action des autorités politiques et judiciaires, a fait de très nombreuses études. Les juristes, comme les économistes d’ailleurs[35], ont très largement étudié ces questions. Mais ils se trouvent que les « gens ordinaires » n’ont jusqu’à présent pas fait l’objet de telles études, notamment par les juristes. Considérant les frontières entre les différentes disciplines, et spécialement en France, l’étude des relations entre la Constitution et les gens, fondée sur la manière dont elles l’utilisent, peut être éventuellement considérée comme une partie de la discipline « Sociologie », de nature à fournir de bons indicateurs. Toutefois, la réalité est que la Constitution est assez largement « négligée » par la recherche en sociologie. Cette absence de recherche sur la Constitution doit être considérée, tout comme le fait que les juristes ont plutôt tendance à ignorer le fait pour se concentrer sur les normes.
Pour l’ensemble de ces raisons, d’autres disciplines paraissent pouvoir venir au secours de la recherche sur la Constitution et fournir des analyses à valeur euristique. La géographie, par exemple, est en mesure de montrer que des mouvements de population sont la conséquence de l’adoption ou l’abandon de mesures normatives dans le cadre des politiques publiques. S’intéresser à la manière dont d’autres disciplines que le droit, l’économie ou la science politique perçoivent la Constitution permettrait sans doute de déterminer que les Constitutions ont des effets, prévus ou imprévus, « réussis » ou non réussis. La psychanalyse, l’histoire, la médecine, les sciences physiques, l’anthropologie ou la géographie permettent ainsi d’identifier et d’analyser les effets prévus et imprévus des constitutions (1). Ces analyses conduisent à se demander dans quelle mesure le recours aux disciplines non –juridiques pour analyser un phénomène considéré comme juridique, n’est pas de nature à influer durablement sur la recherche juridique (2).
(1) Effets attendus et inattendus de la Constitution
Les effets de la constitution ont été envisagés de manière très large, de telle sorte qu’il en ressort trois catégories : les effets « réussis », les effets non réalisés, et les effets inattendus.
La première et évidente fonction de la Constitution est de constituer. Elle authentifie par elle-même les autorités qu’elle constitue en tant qu’autorités de l’Etat et définit en même temps leurs compétences et leurs responsabilités. Il apparaît dans une certaine mesure impossible de contrarier cette première fonction de la constitution. Elle est intrinsèquement performative : en disant, elle fait. Cette « fonction » constitutionnelle est en quelque sorte opératoire. Alors que cette fonction est analysée à partir de théories juridiques, politiques et même linguistiques, la psychanalyse peut s’avérer particulièrement utile, en démontrant que les effets performatifs de la Constitution résident aussi dans sa fonction symbolique. Car sa fonction symbolique est aussi performative. Elle détermine et est en même temps un espace symbolique : d’ailleurs, elle n’a pas besoin pour cela d’être « réaliste », c’est-à-dire d’établir des correspondances factuelles avec la réalité.
Parce qu’une Constitution écrite est une construction sociale et fictionnelle (qui s’oppose aux coutumes dont la construction apparaît moins « délibérée »[36]), elle peut être vue comme une volonté toute particulière qui peut être interrogée. La Constitution s’entend d’une volonté de créer l’unité à travers la pluralité des langues, des cultures ou de l’histoire. Elle réussit ou échoue. Ses effets sont réels ou inexistants. L’Unité est actuellement un sujet de débat dans beaucoup de pays, notamment le Pérou et la Bolivie, dont les constitutions ont reconnu le pluralisme comme élément fondant la communauté politique. Comme l’a relevé l’anthropologue qui participait à la journée d’études, les constitutions de ces pays « intègrent le multiculturalisme comme un principe au fondement de l’Etat. Elles sont appelées ‘constitutions multi-nationales’ ». Les constitutions ne semblent alors pas jouer ce rôle unifiant en encourageant la diversité, concept qui paradoxalement affaiblit cette fonction de la constitution. Les Constitutions apparaissent rarement en mesure de créer ou générer, et l’unité, et la diversité simultanément, sauf peut-être, et, dira-t-on, comme toujours, la Constitution américaine. Serait-il alors envisageable de dire que la Constitution continue pourtant à jouer un rôle symbolique aussi longtemps que son rôle constitutif est lui, actif, en conférant simplement leur légitimité aux organes constitués ?
L’analyse historique a révélé que si la Constitution n’était pas « estimée » par les nazis, c’était parce que les autorités politiques étaient en effet considérées comme des autorités « naturelles » fondées sur la race. De ce point de vue, la Constitution, et implicitement son caractère performatif, était vue comme un mauvais « correctif » à une nature par définition bonne si on sait la lire. L’observation des constitutions contemporaines et le rappel de cette histoire nazi semblent vouloir dire que les constitutions ont toujours un caractère performatif du point de vue des autorités politiques, et judiciaires sans doute, indépendamment de la réussite ou de l’échec de leur ambition unifiante.
Les éléments apportés par une analyse géographique des constitutions ont toutefois montré que les effets des constitutions allaient au-delà de cette seule performativité en quelque sorte organique. Il y a des effets « attractifs » ou « répulsifs » des dispositions constitutionnelles sur la question des mouvements de population, notamment quand une constitution « favorise » une culture ou une religion en particulier. De la même manière, lorsqu’une constitution reconnaît des droits de manière égale et en quelque sorte « universelle », comme par exemple le droit d’asile et le regroupement familial, cela entraîne des mouvements spécifiques de population. Nous sommes enclins à conclure que la reconnaissance, ou l’absence de reconnaissance, de droits pour les individus ou les groupes d’individus, a toujours un impact sur la réalité, ne serait-ce que démographique. La constitution d’une certaine manière « sur-détermine » la capacité d’une population à se ranger sous sa bannière ou non. Ce que la constitution dit, ou plutôt, ce qui est compris qu’elle dit, est en partie déterminant des choix que la population fait à propos du territoire sur lequel il vit ou désire vivre.
Cela semble évident que la reconnaissance de l’autorité de la Constitution est en partie la conséquence de la vision qu’elle traduit des questions religieuses, territoriales et ethniques. Mais, une constitution qui n’envisage pas ces questions aura tout de même un impact sur elle, « en creux », et, nécessairement, par son silence, occasionne des interprétations qui se traduisent par des comportements spécifiques.
Parfois, ces comportements sont inattendus. Telles sont précisément les conclusions rendues possibles par l’analyse anthropologique des constitutions bolivienne et péruvienne. La reconnaissance des droits au profit de parties déterminées de la population dans les nouvelles constitutions de la Bolivie et du Pérou, sous le concept général de « multiculturalisme », a eu des effets surprenants. C’est ainsi que la souveraineté de la Constitution elle-même a été questionnée du fait des nouveaux droits qu’elle avait reconnu au profit de communautés indigènes, et notamment la reconnaissance partielle de leur loi personnelle. Par l’utilisation des règles constitutionnelles, des « groupes » ont remis en cause l’unité prétendue constituée par l’acte constitutionnel, une unité certes symbolique. Sa dimension ethnique est finalement à double tranchant, puisqu’elle affaiblit en réalité la constitution. Il y a un parallèle évident à faire entre la question de la constitution multiculturelle et la démocratie. Les règles de la démocratie en effet peuvent autoriser des discours et actions « anti-démocratiques ». Les constitutions qui comprennent de dispositions ethniques contrarient par là même et en même temps leur propension à créer de l’Unité. Il est dès lors difficile de conclure à la force ou à la faiblesse de ces constitutions, tout comme il est difficile de conclure à la force ou à la faiblesses de la démocratie.
La relative faiblesse de la constitution peut aussi être évoquée lorsque certaines dispositions apparaissent, de manière flagrante aux yeux d’observateurs occasionnels et « non professionnels », comme étant ineffectives, une question fort malheureusement très souvent négligée par les juristes. La relative inefficacité des normes n’a jamais en effet été un objet spécifique de recherche des juristes, au-delà de la question théorique. Or, les observations du médecin, du physicien, de l’anthropologue et du géographe semblent suggérer qu’un droit « général » reconnu par la constitution a moins d’effet qu’un droit spécifique, en tant qu’il concerne une partie de la population. Cette simple conclusion a de quoi vraiment interroger sur ce qu’on fait et ce qu’on veut faire avec une Constitution. Les règles que l’on appellera « différenciatrices » semblent avoir un effet bien plus important que les règles que l’on appellera « unificatrices », en raison de ce qu’elles font ou ne font pas de différences entre les individus qui composent la population. Pour le cas du droit universel et unique à la santé par exemple, le médecin a estimé que la Constitution était de ce point de vue tout au plus une incantation, et certainement pas un acte performatif. A propos du droit à l’éducation, le physicien constata qu’il était tout simplement, dans sa formulation, sans rapport avec la réalité. Par contraste, en suivant l’exposé de l’anthropologue, on peut dire qu’en reconnaissant les droits spécifiques des communautés indigènes de Bolivie et du Pérou, la Constitution se donne un caractère quasi performatif. Le géographe alla aussi dans le même sens en indiquant que les dispositions établissant des différences, même implicites, entre les individus en fonction notamment de leur ethnie ou de leur religion, impliquait nécessairement des effets spécifiques.
Ce constat, de la relative inopérance des dispositions constitutionnelles posant l’existence de droits universels ou profit d’une bonne performativité des dispositions « différenciatrices », pourrait être considéré comme décevant, et surtout une mauvaise nouvelle pour le constitutionnalisme que l’idéologie tend parfois à associer à l’idée de droits universels, qui seraient donc systématiquement, dans les constitutions, ineffectifs. En France, cette conclusion décevante peut avoir des conséquences car l’un des mythes fondateurs est précisément l’égalité de tous devant la loi. En tout état de cause, il importe de comprendre que s’arrêter à ce que le juge dit apparaît complètement impropre à déterminer une analyse complète de l’effectivité des règles constitutionnelles. En disant que « cette règle est effective parce que le juge l’applique », on ne donne qu’une information très partielle et trompeuse à propos de l’effectivité de la Constitution.
(2) Les conséquences des analyses extra-juridiques sur l’approche juridique
Comment l’analyse juridique de la constitution peut-elle être « améliorée » à partir de regards « externes » ? Les juristes, français ou étrangers, tendent à s’intéresser surtout aux questions techniques, en expliquant pourquoi en quelque sorte « mécaniquement », les juges donnent telle ou telle interprétation ou tels ou tels effets aux droits qui sont reconnus. Par railleurs, les juges ne s’intéressent pas plus eux-mêmes à la réalité des effets des normes en question. Or, les chercheurs en droit tendent à « célébrer » le travail des juges lorsque ceux-ci se réfèrent à la constitution, y compris lorsque la portée du droit concerné se trouve être particulièrement limitée. Cela implique que, dans le cadre des analyses juridiques, la notion de performativité de la constitution est exclusivement déterminée par l’application qu’en font les juges, sans considération réelle de ce que les dispositions en question ont de portée à l’égard de l’ensemble des individus. Si beaucoup de travaux existent à propos de la Constitution, notre ignorance reste très grande des problématiques qui la concernent. Il y a une sous-exploration « chronique » du champ constitutionnel, fort malheureusement et de plus en plus limitée à son approche judiciaire, et parfois simplement « organique » si on considère qu’on ne s’intéresse qu’à l’action formelle des pouvoirs constitués.
Certains affirment que « nous sommes tous constitutionnalistes »[37], signifiant ainsi que chaque individu porterait en lui une perception propre de la chose Constitutionnelle. Si cela est exact, alors chaque perception est un élément très important de la connaissance de la recherche sur les Constitutions, qui entraîne que l’on doive reconsidérer la manière d’envisager l’ingénierie constitutionnelle, qui ne peut plus être enfermée dans les perspectives forcément étroites de la recherche juridique actuelle. Les analyses multidisciplinaires produites lors de la journée d’étude que nous avons organisée orientent toutes une certaine manière de voir la Constitution, qui ne peuvent plus continuer d’être ignorées des constructions juridiques, aussi bien au plan théorique qu’au plan pratique, pour intégrer la fonction « anthropologique »[38] de la Constitution. Les juristes devraient sans doute un peu plus s’intéresser aux approches extra-juridiques du droit et de la Constitution s’agissant des constitutionnalistes. S’il s’agit de penser à des dispositions juridiques effectives, et si la Constitution ne comprend pas que des dispositions procédurales et organiques, alors il est nécessaire de se pencher sur les éléments sociaux de la vie des « règles » constitutionnelles. Le physicien découvrit « avec surprise » les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés des individus, comme si cela ne pouvait pas être possible qu’elles affirment ce qui manifestement n’existe pas dans la réalité, et comme si, aussi, elles étaient impropres à saisir ce qui par ailleurs existe, évoquant par là le fameux thème du « retard » du droit.
Il est un fait que la perception des « gens ordinaires » est peu envisagée par la recherche, y compris dans les régimes démocratiques. La Constitution y est présentée implicitement, ou par la force du constat de ce qui en est effectivement dit, comme un ensemble de mots dont la portée n’irait pas jusqu’aux personnes ordinaires, ni organes constitués, ni observateurs spécialisés. Autrement dit, la Constitution, dans les « démocraties modernes », n’est jamais envisagée du point de vue anthropologique, sociologique ou historique. « Prendre la Constitution au sérieux », pour paraphraser Dworkin, implique alors et nécessairement d’ouvrir un champ de recherche pluridisciplinaire à son sujet. Telle est notre invitation.
L.F., N. F., O. P., T. R., sept. 2016
[1] Respectivement Professeure , A.T.E.R . et Maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle, et A.T.E.R. à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
[2] Voy. http://www.afdc.fr/JE15/JED2015.html.
[3] Bien entendu, dès lors que cette collectivité s’est dotée, entend — ou n’entend pas — se doter d’une constitution au sens contemporain du terme, dès lors qu’un débat s’organise autour de cette question.
[4] Voy. l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
[5] Étant précisé que, au jour de la rédaction de cet article, un nouvel amendement est envisagé.
[6] À titre d’exemple, la sociologie a pu avoir une influence déterminante sur les travaux de certains spécialistes français de droit public (voy. not. L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, A. Fontemoing, 1901) ou de droit civil (voy. not. J. Carbonnier, Théorie sociologique des sources du droit, Paris, Association corporative des étudiants en droit, 1961) ; voy. également, G. Gurvitch, Éléments de sociologie juridique, Paris, Aubier, 1940. Cette influence peut se retrouver, toujours à titre d’exemple, parmi certains auteurs italiens (N. Bobbio, voy. not. « Droit et sciences sociales », in N. Bobbio, De la structure à la fonction, trad. D. Soldini, Paris, Dalloz, 2012, pp. 71 à 88) ou américains (R. Pound, « The Scope and Purpose of Sociological Jurisprudence », Harvard Law Review, 1911, n° 24, pp. 591 à 619 ; 1912, n° 25, pp. 140 à 168 ; 1912, n° 26, pp. 489 à 516).
[7] Voy. à cet égard, S. Levinson, Constitutional Faith, Sanford Princeton, N.J., Princeton University Press, 1988.
[8] On pense au courant du Law and Economics, dont certains développements concernent directement les règles constitutionnelles. V. notamment, N. Mercuro, S. G. Medema, Economics and the Law. From Posner to Post-Modernism, Princeton University Press, 1997, spéc. pp. 87 et s. au sujet de la Public Choice Theory et de sa situation dans l’évolution de l’analyse économique du droit. Voy. en particulier, le programme du Constitutional Economics : J. M. Buchanan, Explorations into Constitutional Economics, College Station, Texas A&M University Press, 1989.
[9] Voy. à titre d’exemple, N. MacCormick, Z. Bankowski, « La théorie des actes de langage et la théorie des actes juridiques », in P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986, p. 197.
[10] La science politique partage depuis longtemps déjà certains objets d’étude avec le droit constitutionnel (voy. à titre d’exemple, M. Ostrogorski, La démocratie et l’organisation des partis politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1903 et La démocratie et les partis politiques, 2è éd., Paris, Calmann-Lévy, 1912 ; R. Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, W. Klinkhardt, 1911, traduit notamment en français par S. Jankélévitch, Les partis politiques : Essais sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914. Du reste, les rapports entre les deux disciplines sont très étroits, notamment car, historiquement, la science politique s’est détachée du droit constitutionnel pour devenir une discipline autonome (v., à cet égard, P. Raynaud, « Le droit et la science politique », Jus Politicum, 2009, n° 2).
[11] Voy. à cet égard, le programme de recherche interdisciplinaire initié dans le cadre de la revue Constitutional Political Economy éditée par Springer.
[12] Les rapports entre le droit et la philosophie sont à ce point anciens que l’on peut remonter jusqu’à l’Antiquité : voy. à titre d’ex., Aristote, Les politiques, réed. Paris, Flammarion, 2015.
[13] Voy. en ce sens, L. Fontaine, En dire plus, comme juriste, sur le phénomène constitutionnel, www.ledroitdelafontaine.fr
[14] Sur le droit entendu comme un fait social discursif, v. not. N. MacCormick, H.L.A. Hart, Londres, Edward Arnold, 1981, pp. 12 et s.
[15] Sur la distinction entre les deux niveaux de discours, v. not. A. Pintore, « Définition en droit », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, p. 171.
[16] Cette classification est inspirée de Y. Laurans, Recherches sur la catégorie juridique de constitution et son adaptation aux mutations du droit contemporain, Thèse de doctorat, Nancy II, 2009, pp. 43 et s.
[17] R. Jacob, “Symbolique de la justice” in D. Alland, S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, Paris: Quadrige, Lamy-Puf, 2012, p. 1458.
[18] L. Fontaine, “L’imaginaire constitutionnel contre la fiction du droit constitutionnel” www.ledroitdelafontaine.fr
[19] A. Vergote, “Le symbole” Revue philosophique de Louvain, Vol. 57, n° 54, 1959, p. 201.
[20] G. Sorel, Réflexion sur la violence, (1908), Paris, Slatkine, 1981.
[21] P. Assoun, « Le désir de Constitution à l’épreuve de la psychanalyse, Freud avec Kelsen », Actes de la journée d’étude du 15 octobre 2015, Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution, www.ledroitdelafontaine.fr, p. 6.
[22] Sigmund Freud (1856-1939) est le père de la psychanalyse.
[23] Hans Kelsen (1881-1973) est le père de la the “father” of formal normative legal theory.
[24] V. Robin-Azevedo, « La Constitution à l’épreuve du multiculturalisme en Amérique latine. Réflexions d’une anthropologue à partir des cas péruvien et bolivien », Actes de la journée d’étude du 15 octobre 2015, Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution, www.ledroitdelafontaine.fr, p. 1.
[25] Ibid.
[26] D.-G. Lavroff, “L’instrumentalisation de la Constitution,” in La Constitution dans la pensée politique, Aix-en-Provence, P.U.A.M., 2001, p. 440, cité par L. Fontaine, “La violation de la Constitution. Autopsie d’un crime qui n’a jamais été commis,” R.D.P., 2014, n° 6, p. 1618. La Constitution « vaut pour elle-même et non par référence à des principes ou valeurs supérieurs qu’il conviendrait de respecter parce que c’est en eux que la norme trouve sa justification » (et aussi consultable sur www. Le droitdelafontaine.fr).
[27] Ces normes ont une valeur constitutionnelle. En France, les normes et valeurs constitutionnelles sont intégré le « bloc de constitutionnalité » qui incorpore les dispositions et le préambule de la Constitution de 1858, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 (CC, 16 juillet 1971, Liberté d’association, n° 71-44 DC), et la Charte des droits fondamentaux (CC, 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, n° 2008-564 DC), ainsi que des normes non-écrites tel que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la Républiques, les principes de valeurs constitutionnelle et les objectif de valeur constitutionnelle.
[28] B. Bartenlian, « Les nanosciences sous le regard (ou pas) de la Constitution française », Actes de la journée d’étude du 15 octobre 2015, Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution, www.ledroitdelafontaine.fr.
[29] M. Troper, “théorie réaliste de l’interprétation,” in La théorie du droit, le droit, l’Etat, PUF Leviathan, 2001, p. 74 ; “Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle,” Mélanges Eisenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; voy. aussi F. Ost et M. Van De Kerchove, “De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit,”, Faculté universitaire Saint Louis, Bruxelles, 2002, spéc. p. 390.
[30] M. Troper, La philosophie du droit, 2nde ed., Paris: Puf, 2008, pp. 100 et 102.
[31] David A. Strauss, The Living Constitution, Oxford University Press, 2010, p. 38 ; D. Rousseau, “Constitution” in O. Duhamel and Y. Mény (dir.), Dictionnaire de droit constitutionnel, PUF, 1992, p. 210.
[32] Article L 1412-2 § 1 du code de santé publique : « Le Comité national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les question de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. »
[34] Nous parlons ici du courant « constitutional economics », qui est peu ou prou absent des théories françaises. Voy. en ce sens les travaux de Régis Lanneau, Maître de Conférences à Paris Ouest-Nanterre La Défense.
[35] Voy. note 8.
[36] Au sens de volontaire et déterminé.
[37] « We are all constitutionalists », J. Buchanan, « Why do Constitution Matter ? in N. Berggren, N. Karlson & J. Nergelius (eds.), Why Constitutions Matter ? 2012, p. 12.
[38] Voy. l’ouvrage en partie fondateur d’Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005.