Voyez aussi l’interview radiophonique du 18 février 2021 réalisé par Yves Glorian à partir de ce texte : Interview
Comme chacun sait, « cieux » est le pluriel de « ciel ». La crise sanitaire et les politiques qu’elle justifie ont mis en scène de nouveaux c/tieux auxquels faire appel pour notre salut. Qu’il s’agisse de « distanciel » ou de « présentiel », une chose est sûre, il ne sera plus question d’interroger notre absence. Il fut un temps en effet où l’on était « présent » ou « absent ». On peut désormais ne pas être présent sans être absent, être synchrone ou asynchrone, être présent en « intégral » ou non, laissant entière la signification de la possibilité induite dans les termes d’un présentiel qui ne serait pas intégral… Magie des cieux que de nous absoudre ainsi et de nous éloigner chaque fois de ce dont il s’agit : transmettre. Et dieu oui que c’est difficile de rester présent en étant distant, comme c’est déjà difficile d’être présent en « présentiel », pour dispenser un savoir qui nous appartient, et pas simplement celui de quelqu’un d’autre. Le journal Libération a titré au mois de septembre, « Universités : une rentrée en démerdentiel », trouvaille s’il en est, mais hélas parfaitement descriptive d’une réalité vécue par les uns et les autres, astreints à ces cieux, paradisiaques ou infernaux.
Tout enseignement, depuis la maternelle jusqu’à l’université, est soumis à un nouveau registre langagier où de nouveaux noms sont donnés à des pratiques anciennes, dont l’effet sera sans nul doute de les faire changer de nature : aller « faire cours » devient « faire du présentiel », éventuellement « intégral », et il devient possible de faire cours « en distanciel », suppléant pour toujours aux absences, puisqu’affranchi des salles de cours trop rares et des horaires contraints pour respecter le repos de tous. Une question posée l’été dernier au ministre de l’éducation nationale à propos d’un possible reconfinement total à l’automne lui faisait lever nos inquiétudes, sur la base de ce qu’il y avait déjà des heures et des heures de cours enregistrées, prêtes à être déversées en cas de besoin : l’enseignement en conserve donc, pour les temps difficiles, mais peut-être pas seulement.
L’acceptabilité de cette dernière idée n’est pas étrangère à une forme de dilution du savoir dans l’objectivité prétendue des connaissances à laquelle nous sommes préparés depuis longtemps : puisque le savoir subjectif s’oppose à la connaissance objective, il n’y aura à termes plus de raison de maintenir la présence d’enseignants singuliers. On peut penser ou vouloir qu’il n’en soit pas ainsi, mais notre société accumule progressivement tout ce qu’il faut pour cela. On peut compter depuis peu sur le fait que nos jeunes enfants sont confrontés au masque de leurs enseignants dès leurs premiers apprentissages, assurés ainsi d’un savoir amputé d’une partie de son expression subjective puisqu’ils n’aperçoivent plus des uns et des autres que les yeux.
Et puisque la distance physique et la mise à distance de la subjectivité sont désormais possibles, voire souhaitables, on se prend à penser qu’une voix artificielle viendra peut-être aussi bientôt transmettre la bonne parole de l’objectivité pure. Et il ne faudrait pas le craindre puisqu’elle est déjà proposée sur le mode – c’est un comble – de la singularité : « Créer une voix humaine pour votre marque », peut-on lire sur le site internet d’une société qui propose ce service[1]. Il s’agit même de faire mieux que la voie humaine : « Améliorez n’importe quelle application de self-service grâce à une expérience audio de haute qualité adaptée à votre marque », ajoute le prestataire. L’amélioration par ce qui, de fait, constitue un remplacement de l’homme, draine avec elle le fol espoir d’une objectivité gouvernante. Il n’est pas anodin que des recherches récentes sur la voie artificielle aient été menées à partir d’un petit texte dit « politiquement neutre », paru sur le site de la Harvard Business Review, et donc aussi en langue anglaise, puisque, sans surprise, l’anglais est considéré comme la langue pour laquelle la synthèse vocale est la plus « performante ». Les chercheurs indiquent que « dix voix TTS ont reçu un pourcentage plus élevé de notes positives que la voix humaine la moins bien notée, tandis que huit voix TTS ont reçu moins de notes négatives que la voix humaine la plus basse »[2], ce qui fait conclure qu’il existe « des situations où une voix TTS de haute qualité peut être préférable à certaines voix humaines ». « Préférable » : l’humain a trouvé son étalon hors de lui-même, mais, contrairement aux dieux imaginés, il le maîtrise, et est conduit sur cette base à établir de nouvelles hiérarchies sociales.
La recherche incessante des technologies nouvelles qui permettent de remplacer l’homme suit et alimente la poursuite de son désir d’éteindre la singularité. L’usage massif dans l’enseignement universitaire des technologies permettant son apparente poursuite en période déclarée d’isolement généralisé, aurait permis de pallier l’absence forcée des enseignants et des étudiants. Mais cela a également eu, voire surtout eu, pour effet de mettre tout le monde sur le même plan, selon une logique non discutable : la décomposition et la recomposition sociales envisagées et imaginées à partir des cieux de l’objectivité prend en effet de plus en plus les atours d’une obligation irrépressible, sur le mode du « on ne peut pas faire autrement ». On peut imaginer que ce ne sera pas sans dégâts pour les différents acteurs concernés, et pour la société à plus long terme. A mesure que le désir d’objectivité et de distanciation prend forme dans la gouvernance des territoires de la planète, des clivages idéologiques et politiques francs s’accentuent un peu partout, les sentiments religieux s’exacerbent, et les violences sociales touchent un nombre toujours plus grand de personnes. Mais il est rarement question de faire le « lien » entre ces différents constats, lien qui manque justement puisqu’on nous propose partout et pour toute bonne cause de nous mettre « à distance ».
Il n’y a plus de place qu’intellectuelle pour l’idée qu’il ne s’agit pourtant pas seulement de savoir si on veut être physiquement présents ou distants pour transmettre, mais de savoir surtout ce que l’on veut transmettre. Pratiquement, dans le déroulé des choses, cette idée est déjà passée par la moulinette intransigeante de l’objectivité, théologie contemporaine gouvernant les cieux.
L.F., novembre 2020
[1] https://www.nuance.com/fr-fr/omni-channel-customer-engagement/voice-and-ivr/text-to-speech.html
[2]https://www.nextinpact.com/article/30255/108967-des-chercheurs-comparent-qualite-18-voix-synthese-a-celles-dhumains. « TTS » signifie text-to-speech »