Quiconque vit ou a vécu un conflit armé (le monde actuel en compte de nombreux qui laissent souvent les territoires et leurs habitants exsangues), doit sans doute savoir que ce que vivent aujourd’hui les résidents français, comme ceux de la plupart des pays « occidentaux », n’est pas une guerre. Quant aux pays orientaux ou africains où le confinement a été également décrété, s’ils ne sont pas en état de conflit armé, leurs habitants peuvent endurer plus encore ce qu’ils enduraient déjà avant. Les « indices » de la guerre s’accumulent miraculeusement dans la bouche de nombreux acteurs et observateurs, comme une aventure qu’ils s’esbaudissent de vivre eux aussi.
La rhétorique de la guerre à laquelle il est recouru depuis plusieurs semaines, sur le modèle de la parole instillée par le président de la République, relève d’une raison particulière. Si les juristes sont nombreux à s’inquiéter d’une fragilisation des libertés (et j’ai moi-même accepté de co-signer une tribune à ce sujet), ce qui se passe aujourd’hui au plan du droit ne peut être considéré comme une situation nouvelle, temporaire ou exceptionnelle. Tous les voyants étaient depuis bien longtemps au rouge, et il n’était qu’à se pencher pour ramasser les premiers décombres de la raison juridique et politique de nos sociétés contemporaines. Il est vrai que les évolutions du droit depuis longtemps commencées prennent un peu de vitesse, à la faveur d’une situation sanitaire dont le politique tire son « la » du moment. A strictement parler, le dispositif mis en place par des mesures politiques et juridiques pour limiter les effets de la pandémie, relève de choix et non de la nécessité : celui qui priorise la lutte contre cette pandémie (choix de limiter radicalement les effets de cette pandémie), et celui de mettre en place un tel dispositif plutôt qu’un autre (choix de confiner et d’autoriser à leur minimum la circulation et les échanges).
Pour que « ça marche », pour que ces choix passent effectivement pour de la nécessité et de l’urgence – et maintenant de la guerre – il est sans doute important qu’ils soient minimalement en lien avec ce qui s’instille dans le corps social. Or, un sondage réalisé en 2014 pour le journal Le Parisien, faisait dire à ses organisateurs que 96% des français associent leurs vœux de bonne année à une bonne santé, illustration symbolique de la biopolitique analysée par Michel Foucault et qui serait désormais parachevée. A ce propos, Georgio Agamben vient juste de pointer aussi cette forme d’évidence que le pouvoir politique privilégie aujourd’hui la « vie nue », et en fait un système de justification du droit (entretien publié dans le journal Le Monde le 24 mars 2020 à la fin du mois de mars 2020 à la suite de son article publié dans Il Manifesto en Italie qui avait fait polémique). Ce système de justification opère d’autant mieux, ajouterais-je, qu’il semble que la « vie nue » soit en effet la seule chose que les personnes ne veuillent plus perdre, et pour laquelle ils acceptent ainsi de sacrifier quasi tout le reste. Dans sa chronique matinale du 14 avril 2020 sur France Culture, Hervé Gardette pose la question sans y répondre : « jusqu’où sommes-nous prêts à aller, jusqu’à quel sacrifice pour défendre ce droit (à la santé) ? » Et le chroniqueur d’évoquer tout de même une dictature sanitaire.
Les inquiétudes et les protestations du moment au regard des entorses, contournements ou oublis de l’Etat de droit et des libertés chèrement acquises sont légitimes, mais, au regard de la logique de l’« urgence sanitaire » (ainsi que le dit la loi du 23 mars 2020), elles sont quasi de nulle portée tant l’instance de l’intégrité corporelle de chacun semble devoir primer toute autre question.
Mais si la rhétorique de la nécessité rejoint aujourd’hui la préoccupation de la « vie nue », elle conserve encore une autonomie en tant que système de justification de la décision. L’argument de la nécessité, de la contrainte et de l’urgence n’est pas seulement devenue une habitude politique, elle a investi les fondements de son autorité, faisant office de paravent à l’identification de l’interprétation du monde qui est à l’œuvre et des choix qui sont en conséquence opérés. Et ces choix et interprétation emportent toujours des conséquences. Ce qui est donc présenté maintenant comme une guerre, comme une nécessité donc, et qui relève des choix et interprétations qui ont été faits, emporte maintenant des conséquences pour l’avenir, qui justifieront par la suite plus encore le recours argumentatif à la nécessité et à l’urgence pour pallier ce qu’on annonce déjà comme une crise après la crise, cette fois sur le plan économique. Les choix de demain sont faits en grande partie aujourd’hui : parler déjà de « crise économique » n’implique pas la même chose, par exemple, que de parler de « crise sociale ». Cela n’emporte pas les mêmes nécessités, pas les mêmes mesures, sur le fondement de préoccupations fort différentes.
Les juristes peuvent s’indigner maintenant mais tout était là avant, et tout le sera encore plus profondément après. S’il y a un rôle des juristes à défendre, c’est celui de ne pas céder toujours à ce qui se donne à voir à tous. S’il s’agit de penser la compétence spéciale des juristes comme capable de participer à l’intelligibilité du monde, l’analyse de ce qui est moins visible mais pourtant bien réel est la seule ambition qui vaille la peine d’être poursuivie.
Je vous propose dans les semaines qui viennent une série de trois
textes sur le droit constitutionnel[1], ce qu’on y voit et ce qu’on y voit moins. La stratégie de l’autruche s’y est imposée depuis longtemps.
Aujourd’hui, comme une mise en route et une forme de bilan, je vous propose le texte intitulé « La (dé)-raison du droit constitutionnel contemporain. Eléments pour un bilan ».Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’ouvrage hommage à Dominique Rousseau dont la remise a été retardée deux fois, une première fois pour des raisons techniques propres à l’éditeur, une seconde fois par l’impossibilité de poursuivre le processus à raison des mesures restrictives des échanges et des activités depuis le mois de mars 2020. Je le fais précéder d’un avertissement.
Je poste aussi la version de ce texte en anglais, pour le cas où vous voudriez
le faire passer à des collègues non francophones.
Bonne lecture à vous tous.
La (dé)raison du droit constitutionnel contemporain. Eléments pour un bilan
The
(un)reason of contemporary constitutional law. Elements for a balance sheet
Lauréline Fontaine – 14 avril 2020
[1] Les deuxième et troisième textes ont été postés à la fin du mois d’avril (La stratégisation originelle de l’écriture (et de la réécriture constitutionnelle, présenté dans le cadre du texte intitulé mots du 29 avril) et au début du mois de juin 2020 ( Sur l’empreinte économique de la constitution américaine. lecture croisée de Charles Beard, co-écrit avec Violaine Delteil, et présenté dans le cadre d’un texte intitulé L’ignorance de la vie).