Avant-Propos de l’ouvrage Lire les constitutions, coordonné par Lauréline Fontaine, l’Harmattan, coll. Questions contemporaines, avril 2019, 189 p.
Le constitutionnalisme, comme principe d’action, est une ambition politique forte, dès lors qu’il se donne pour tâche de déterminer les éléments fondamentaux de structuration de l’espace politique, social, économique, en bref, de l’espace sociétal. La Constitution est initialement le discours qui porte cette ambition. Plus encore, la constitution raconte quelque chose du monde qu’elle aborde, et il est certainement possible de la connaître de manière un peu plus « anthropologique », en considérant d’un côté qu’on peut y lire bien plus sur une collectivité humaine que ce qu’elle semble vouloir dire de prime abord, et que, d’un autre côté, un récit constitutionnel peut être là où, selon toutes les apparences, il ne se présente pas comme tel.
Il apparaît donc souhaitable, au-delà de la théorie juridique, d’approcher largement le discours constitutionnel, c’est-à-dire de l’analyser en considérant les liens entre les éléments de ce discours et l’ambition qu’il porte, qui révélerait peut-être des propriétés particulières de ce discours.
Or, l’état actuel de la réflexion se limite pour l’essentiel à des propos de juristes qui voient la constitution en juristes. Celle-ci a donc bien du mal à dépasser les frontières de la connaissance des juristes et ne parvient que rarement à la connaissance des autres universitaires et encore moins à la connaissance des profanes. Il en résulte cependant que, parfois, cette connaissance profane se « réapproprie » la constitution, sans que des croisements féconds puissent s’opérer.
L’élargissement de la connaissance des constitutions paraît une question fondamentale, voire urgente. A cet égard, la spécificité de l’approche à adopter est très importante. Ninon Forster, Olivier Peiffert, Tania Racho et moi-même avons donc organisé une première rencontre scientifique en 2015 donnant la parole sur la constitution à des chercheurs qui ne sont pas des juristes [1]. Le présent ouvrage réunit les contributions des participants au second colloque organisé à la Sorbonne au mois de juin 2017 intitulé Du discours au récit constitutionnel : analyses extra-juridiques du constitutionnalisme. Au regard de la chronologie et de l’intérêt de la démarche, nous avons donc décidé de faire précéder ces contributions d’un texte faisant un premier bilan de notre démarche et de l’apport des regards non juridiques sur la connaissance de la constitution. Ce texte, intitulé Réflexions préliminaires sur les approches non juridiques de la constitution, est une bonne introduction à la compréhension de la démarche qui nous a animés pour l’organisation du second colloque autour du thème du discours et du récit constitutionnel.
La proposition de la journée d’étude était très vaste. Il est apparu rapidement que la notion de « récit » avait une réelle valeur heuristique pour aborder la question constitutionnelle : récit constitutionnel comme déterminé par le récit littéraire parfois (l’exemple de l’Amérique latine au XIXème siècle), récit constitutionnel comme résultat d’un processus sélectif mémoriel différentié (le récit constitutionnel est lié à un lieu et une histoire), récit symbolique ayant valeur d’obstruction à la visibilité constitutionnelle de rapports de domination (le constitutionnalisme a accompagné le colonialisme), récit à faire ou à deviner à travers des ambitions (concernant l’économie par exemple), des pratiques culturelles (le cinéma) ou traditionnelles et politiques (que les études anthropologiques éclairent avec précision). Le récit constitutionnel est tour à tour un discours à analyser, une histoire à découvrir, une volonté à transcrire.
Il résulte de ce point de vue que le constitutionnalisme est un phénomène non univoque et irréductible à sa dimension juridique, bien que celle-ci paraisse toujours être l’enjeu fondamental. La juridicité est incontestablement une « valeur » qui conditionne le succès du constitutionnalisme. Le phénomène du constitutionnalisme englobe ainsi plusieurs événements et appréciations : la philosophie initiale s’appuyant sur la valeur du droit comme « capable » de limiter et de cadrer le pouvoir politique qu’il s’agit effectivement de limiter et de cadrer, relayée par la valeur anthropologique du droit comme « élément traducteur » de la société humaine ; l’élaboration, la pratique, l’interprétation, la pensée et la diffusion des Constitutions aussi, au sein des différentes espaces géographiques et temporels, qui comptent donc autant d’éléments non juridiques que juridiques.
C’est à partir de l’analyse de ces différents événements et appréciations que l’on peut commencer à se demander si on peut « croire » au constitutionnalisme comme étant de nature à participer à la construction d’un espace politique, social et économique « humain » (le terme « humain » est ici considéré comme un accord de la pratique sociale avec le respect de l’ensemble des membres de la communauté humaine). C’est aussi à partir de là que l’on doit s’interroger sur les effets des analyses qui ignoreraient cet aspect de l’appréciation de la participation du constitutionnalisme à la construction d’un espace politique, social et économique « humain ». La « contagion » constitutionnelle qu’a vécue le monde ces dernières décennies (par une diffusion de l’instrument constitutionnel perçu comme une nécessité jusqu’aux extrêmes confins du monde connu) et les « faillites » partout dénoncées des constructions sociales, économiques et politiques contemporaines, doivent être nécessairement interrogées dans le rapport et le type de rapport qu’ils entretiendraient, ou non.
Plusieurs propos ont ainsi contribué aujourd’hui à « désacraliser » le constitutionnalisme, encore très souvent paré d’une image quasi virginale, comme l’illustre par exemple la difficulté à « critiquer » le contrôle de constitutionnalité des lois sans être aussitôt taxé de partisan du légicentrisme. Il y a ainsi des noirceurs indiscutables dans le constitutionnalisme dont la réalité disparaît pourtant le plus souvent des analyses, comme pour les perpétrer un peu plus.
Les analyses du constitutionnalisme peuvent ainsi s’inscrire dans celles du récit, pour élargir le champ de connaissance sur les constitutions de manière particulièrement heuristique. Différents aspects du constitutionnalisme, envisagé du point de vue du récit qui le constitue, sont ici abordés par des philosophes, des sociologues, des politistes et des économistes, et nous formulons comme juristes quelques pistes de conclusions à propos des constitutions et de leurs représentations dans l’espace social et politique dans lesquelles s’annoncent déjà un troisième rendez-vous.
Lauréline Fontaine
Octobre 2018
[1] Cette rencontre autour du thème des Perceptions extra-juridiques de la Constitution s’est tenue à Paris Sorbonne au mois de mai 2015. Le programme est consultable en ligne, ainsi que le texte de plusieurs des communications qui y ont été prononcées : http://www.ledroitdelafontaine.fr/introduction-a-la-journee-detude-sur-les-perceptions-extra-juridiques-de-la-constitution/