L’indignité
Ce que dire et ne pas dire veut dire
Les « critiques », littéraires, de cinéma ou de théâtre, ont l’insigne privilège de pouvoir produire une critique en avouant qu’ils n’ont pas lu l’ouvrage jusqu’au bout, et que c’est précisément la raison pour laquelle ils peuvent éventuellement dire du mal de l’ouvrage dont ils parlent. Au moins peuvent-ils compter sur d’autres critiques, que des goûts distincts auront fait prolonger la lecture, et qui confirmeront ou infirmeront l’impression. Il m’a été rapporté, au moment même où je pensais à cette brève, que Jean-Michel Larqué, commentateur de football célèbre, avait avoué, après avoir été « odieux » avec l’ensemble des joueurs observés lors d’un match de ligue 1 qu’il commentait, qu’il ne s’embarrassait désormais plus de fausses convenances : si les équipes et les joueurs sont mauvais, il n’y a aucun raison de le passer sous silence.
Voilà le décor posé : non seulement je n’ai pas fini un livre mais, au surplus, je vais me permettre d’en dire tout le mal que j’en pense. Ceux de mes lecteurs qui ont déjà apprécié chez moi les quelques traits d’humour et/ou d’esprit dont j’agrémente des réflexions que je considère au demeurant comme parfaitement sérieuses, ne seront peut-être pas à la fête car j’en ai un peu perdu le goût à cette lecture. Qu’ils en soient ainsi « avertis ».
Réfléchissant à mes « lectures » pendant le voyage que je m’apprêtais à faire, assez court au demeurant puisqu’il n’excédait pas les 2h20 de l’Eurostar et les 45 minutes qu’il me fallait encore pour rejoindre ma destination finale, je repensais à cet ouvrage dont je me disais depuis plusieurs mois que, tout de même, il fallait bien que je m’ « informe », pour coller un peu tardivement à l’actualité de ma discipline privilégiée. Je me mis donc en quête de l’ouvrage publié par Jean-Louis Debré il y a quelques mois, Ce que je ne pouvais pas dire… Tout un programme… La bibliothécaire qui me transmet son livre s’étonne de cette acquisition par sa bibliothèque qui, en principe, n’achète pas les livres des hommes (ou femmes d’ailleurs) politiques. Après une vérification rapide je m’aperçois que quelques livres tout de même sont achetés par les bibliothèques de la Ville de Paris, sans logique apparente toutefois. Quoi qu’il en soit, ce livre n’est pas seulement présenté comme celui d’un homme politique, mais bien comme celui de cette institution de la Vè République qui, au nom du droit, de la Constitution spécialement, examine les textes législatifs pour en déclarer la conformité ou la non conformité à la Constitution. Cette institution, il faut bien le dire encore assez peu connue du « grand public », est parfois mise au grand jour lorsqu’elle est amenée à « censurer » certains dispositifs très « politiques », à l’image de la taxe carbone ou de l’imposition à 75%.
Jean-Louis Debré donc, est né dans la politique comme chacun sait, a grandi dans la politique, et a fait de la politique, sous couvert d’une première profession de magistrat. Visiblement, il ne peut pas en sortir, même quand il affirme s’en écarter, en forme de dénégation d’ailleurs (il ne cesse de le faire tout le long de son ouvrage[1]), pour exercer les fonctions de président du Conseil constitutionnel. « Dans ce livre, dit la 4ème de couverture, il évoque les dossiers qu’il a eu à traiter, les combats qu’il a menés, les dirigeants politiques qu’il a côtoyés et souvent affrontés ». Mais il est également dit que Jean-Louis Debré « livre ici ses souvenirs ». « Il raconte les démêlés qui l’ont opposé à Nicolas Sarkozy, ses échanges avec Valéry Giscard d’Estaing ou François Hollande et ses relations avec Alain Juppé, Manuel Valls, Jean-François Copé ou Bruno Le Maire ». C’est tout à fait exact : si vous attendiez d’apprendre quelque chose sur le Conseil constitutionnel, d’en connaître, même simplement, les hommes et les femmes qui le composent, leurs compétences, leur intérêt pour la mission de cette institution et leur manière de l’exercer, n’ouvrez pas ce livre : quand ils ne s’appellent pas Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing ou Nicolas Sarkozy, inexplicablement conduits à siéger au Conseil constitutionnel comme « anciens présidents de la République », en plus des 9 membres nommés à cette fin, les membres du Conseil constitutionnel justement semblent ne pas vraiment « exister ». Lorsqu’ils sont nouveaux arrivants au Conseil, comme c’est le cas tous les trois ans, Jean-Louis Debré n’en fait mention que toujours anonymement, ou par le prisme de ce qu’il voulait que ce soit des femmes… quant à prononcer leur nom c’est autre chose. Sans doute ce fait est-il dû à des raisons pratiques et techniques, puisque le nom de Nicolas Sarkozy ou celui de Jacques Chirac figurent, sans à peine mentir, à toutes les pages que j’ai tournées, et hélas lu jusqu’à la 220. Le titre de l’ouvrage aurait dû être : « Ma véritable fascination pour les Présidents de la République » (que donc n’a jamais été son père duquel il ne peut, comme nous le savons tous depuis fort longtemps, se détacher complètement), que la fonction se conjugue au passé ou au présent. Le plus important est donc « le politique », qu’il oppose d’ailleurs régulièrement aux juristes. C’est ainsi donc qu’on ne s’étonne pas que le nom d’un autre politique, également membre du conseil constitutionnel apparaisse « au grand jour » sous la plume de Jean-Louis Debré, de préférence à celui de ses collègues ayant la qualité de juristes et dont le nom est la plupart du temps passé sous silence. Michel Charasse mérite ainsi, lui, d’être cité. Il a beau ne pas lui porter d’estime, c’est quand même lui que Jean-Louis Debré préfère citer à ses autres collègues, un peu plus « juristes » et un peu moins « politiques »
Ces quelques 220 pages parcourues m’invitent ainsi à une réflexion « en bloc » et en forme de sentence : « tous complices »… car oui, quel drôle de destin que de devoir laisser passer un tel livre pour intéressant, utile, « juste » alors qu’il n’est qu’une immense escroquerie à la connaissance. C’est le cas de l’éditeur évidemment, qui peut laisser croire que la « pensée » d’un président du Conseil constitutionnel se trouve là dans cet ouvrage concentrée, et qu’on apprendra certainement quelque chose de cet « esprit libre, indépendant, attaché avant tout au respect du droit et des valeurs républicaines ». C’est le cas aussi des auteurs des échos qui en ont été donnés dans la presse, et aussi enfin des quelques professeurs de droit que j’ai pu entendre ici ou là depuis le printemps à propos de ce livre, qui n’y sont pourtant pas à la fête, car chaque fois qu’il est question d’eux dans l’ouvrage, c’est toujours sous forme de, « les professeurs de droit », et surtout pour en signifier toute l’insuffisance de la pensée. J’avais entendu parler du livre par des collègues juristes, et beaucoup constitutionnalistes. C’est peu de dire combien ces commentaires entendus m’ont paru à mille lieux de ce que j’ai pu lire dans cet ouvrage. Quelle surprise en effet : les « il est à la limite de la violation du secret du délibéré », les « le conseil constitutionnel n’en sort pas grandi », les « ça c’est sûr il y a des révélations », donnent de l’ouvrage l’idée certaine que celui-ci présente un intérêt certain. La révérence souvent obséquieuse, ou même simplement stratégiquement intellectuelle vis-à-vis du Conseil constitutionnel est le signe d’un inintérêt réel pour ce que pourrait apporter cette institution : en portant selon toute vraisemblance crédit à ces propos énoncés pour ainsi dire « au nom de l’institution », sans s’en émouvoir, même à mots feutrés, ils propagent l’indignité et s’en font même les porte-parole.
Jean-Louis Debré est en droit d’avoir des pensées tout à fait personnelles sur les uns et sur les autres, il est même en droit de les publier. Mais il aurait pu avoir de la dignité en ne laissant pas croire que c’était autre chose, et ses lecteurs de ne pas laisser croire non plus qu’il y avait là matière à intérêt pour améliorer la connaissance sur le Conseil constitutionnel, sauf à considérer que, décidément, il y a encore tout à faire pour faire de ce lieu une véritable institution. On aurait alors pu parler de dignité.
Il ne me faut pas beaucoup d’efforts pour penser à la leçon magistrale offerte par Victor Klemperer : « sous le mot isolé, c’est la pensée d’une époque qu’on découvre, la pensée générale où se niche celle de l’individu, la seconde étant influencée, peut-être même guidée par la première »[2].Il ne faut jamais croire au hasard des mots et des manières de penser, ils veulent toujours dire quelque chose, et s’inscrivent dans une « ligne » commune à un lieu et un espace donné. Un « grain », toujours présent : mais oui, c’est vrai, on en apprend beaucoup avec le livre de Jean-Louis Debré, beaucoup sur un lieu et une époque. La dignité donc, ça sera peut-être pour une autre fois. Pour le moment, et c’est tout à fait dans l’air du temps, c’est l’indignité qui prévaut.
L.F. Octobre 2016
[1] Freud peut y voir une forme de résistance à l’analyse, la marque de ce qu’un désir inconscient a été exprimé de façon (dé)négative.
[2] Victor Klemperer, L.T.I., (1975), trad. E. Guillot, Albin Michel, coll. Agora, 1996, p. 199.