L’imaginaire constitutionnel contre la fiction
du droit constitutionnel
Ce papier paraîtra dans Jurisprudence, Revue Critique, 2020.
La version anglaise de ce texte est également disponible en ligne
Dans cet article, j’analyse les différentes composantes fictionnelles des constitutions et leurs liens avec les règles constitutionnelles et l’impérativité de ces règles. Grâce à la fiction, je soutiens qu’alors qu’on dit souvent que les constitutions des régimes autoritaires ou non libéraux sont des « constitutions de façade », elles sont en réalité peut-être plus efficaces que celles des régimes libéraux en tant que pièce maîtresse d’un dispositif discursif à visée politique. C’est parce que les règles constitutionnelles que l’on peut qualifier de « régulatives » ne sont pas le pouls des constitutions puisque ce sont celles qui postulent le pouvoir qui le sont (i.e. les règles constitutives).
Dans la littérature constitutionnaliste, l’importance du respect des règles régulatives grandit à mesure que s’affaiblit la perception de la force narrative et imaginante du droit.
Une Constitution crée ce dont elle parle c’est bien connu. L’acte de dire donne leur existence aux entités fictives qui sont dites, qui ne sont ainsi plus tout à fait fictives. Le langage est, selon Bentham, « cet instrument sans lequel, bien qu’il ne soit rien en lui-même, rien ne peut être dit, et presque rien ne peut être fait »[1]. Le langage institue ce dont il parle, tout en prétendant n’être que l’instrument de ce dont il parle. Et s’il s’agit d’énoncer une « fiction », c’est-à-dire, pour faire simple, ce qui n’est pas la réalité, il s’agit autant de « fixion », c’est-à-dire de ce qui doit désormais s’inscrire comme une nouvelle réalité. La raison d’être de l’écriture des Constitutions apparaît de prime abord très simplement : c’est bien pour fixer les choses, pour en assurer l’importance, pour déterminer un cadre de référence visible et accessible à et par tous. Une Constitution écrite, c’est pour contrer la parole volatile, changeante et arbitraire. L’histoire du droit, et celle du droit constitutionnel lui-même, paraissent reposer sur l’autorité de l’écrit par rapport à la parole non écrite. S’agissant de la fiction pourtant, le mythe verbal paraît, dans l’histoire des civilisations, jouer un rôle plus important que l’écrit dans la fixation des croyances autour desquelles un groupe s’organise. Pourquoi alors, pense-t-on, implicitement, y aurait-il plus de raison de croire à une fiction si elle est écrite ? La force de l’écrit n’apparaît pas d’évidence, car il n’est, en fait, que le dépôt instantané d’une parole, et a toujours besoin d’être répété : la valeur d’une affirmation contenue dans un texte datant de 1789 s’apprécie aujourd’hui à la mesure de ce qu’on en dit de nouveau la valeur. L’écrit est un dépôt de la parole, et ne se conçoit pas sans elle. C’est cette parole que l’on cherche toujours dans l’écrit. La force de l’écrit pourrait ainsi se mesurer à sa capacité à révéler la parole, mais aussi à la susciter, plus même, à créer de l’imagination.
Parce que la fiction est un parlé et qu’on parle de la fiction, celle-ci n’est pas seulement ce que la Constitution choisit de dire qui n’aurait pas de correspondance parfaite avec la réalité qu’elle appréhende (si tant est qu’on puisse établir avec justesse ce rapport de correspondance), c’est aussi – voire surtout !- ce qu’on raconte à propos des Constitutions. Partant, il y a deux types de fictions à considérer en droit constitutionnel : les fictions auxquelles recourent les normes constitutionnelles d’une part, mais aussi les fictions à propos des Constitutions d’autre part. En observant en effet la portée de ce que les Constitutions racontent de fiction, on s’aperçoit de ce qu’on aime bien raconter des fictions à propos des Constitutions.
Les deux composantes fictionnelles des constitutions : de l’imagination et de la réalité à l’épreuve. La Constitution[2] s’expose comme une structure en deux éléments, voire en deux temps, qui ont depuis longtemps été repérés : un récit fictionnel d’abord, posant les bases d’une forme de mythologie constitutionnelle, la mythologie étant ici entendue au sens d’un univers de fiction ; un ensemble de règles ensuite, dont certaines s’appuient sur des concepts fictionnels.
* Le récit fictionnel peut encore être appelé fiction narrative fondatrice, sur laquelle semble reposer la Constitution toute entière. Elle se distingue très souvent du reste de la Constitution, en ce sens d’abord qu’elle se situe presque toujours au début de la Constitution et notamment dans son préambule, et, qu’à proprement parler, elle ne contient aucune règle, c’est-à-dire aucun énoncé dont l’objet direct ou indirect est de permettre que certaines actions se produisent. Ce récit raconte une histoire qui permet de s’entendre sur une interprétation du monde telle que la Constitution apparaît en elle-même légitime. L’histoire est plus ou moins détaillée selon les textes constitutionnels, mais est toujours bien présente : elle peut invoquer le passé ou simplement établir un état des choses au moment où la Constitution est énoncée, elle peut également – et c’est assez souvent le cas – indiquer une voie à suivre.
On peut rappeler quelques exemples, pris dans un temps et un espace assez larges. Si on prend d’abord celui de la Constitution de Suède du 21 août 1772, on trouve dans son préambule un récit historico-politique constituant la mythologie constitutionnelle : « nous avons reconnu qu’un grand nombre de Suédois, sous le nom de liberté, se sont appropriés une autorité et une domination d’autant plus insupportables, qu’ils se sont emparés du pouvoir par l’arbitraire, qu’ils s’y sont maintenus par l’intérêt personnel et la violence, et qu’enfin ils ont été appuyés par des puissances étrangères au détriment de tout l’État, ce qui nous avait jetés dans la plus grande insécurité en raison de la mauvaise interprétation de la loi et pouvait mener le royaume, notre chère patrie, à une ruine affreuse, telle que nous en montrent l’histoire des siècles passés et l’expérience de nos ancêtres, si l’énergie et le patriotisme des citoyens zélés, soutenus par le zèle et les efforts du très puissant prince et seigneur Gustave III, roi de Suède, des Goths et des Vendes, notre très gracieux roi et seigneur, ne nous avaient sauvés et délivrés de ce péril ». On trouve aussi un exposé du projet et des valeurs de la société : « nous avons résolu d’affermir notre liberté, de telle manière qu’elle ne puisse recevoir aucune atteinte des entreprises d’un chef ennemi du bien public, ni de l’ambition de citoyens égoïstes et traitres à la patrie, ni du ressentiment et de l’orgueil de ses ennemis, et que l’antique État de Suède et Gothie puisse demeurer à toujours un royaume libre et indépendant ». On trouve encore une désignation des valeurs ennemies : « tenant pour ennemi de nous et de l’État quiconque voudra vous déterminer à l’enfreindre dans les termes ci-dessous transcrits mot pour mot ». En comparaison, le caractère laconique du préambule du texte allemand de 1949 contraste, qui n’en contient cependant pas moins un récit fictionnel fondant une mythologie dès lors que l’on le relie à l’ensemble du texte, et dès lors aussi qu’on le remet en contexte[3] duquel apparaît un imaginaire bien constitué : le préambule dit ainsi que « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix du monde en qualité de membre égal en droits dans une Europe unie, le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant », duquel s’ensuivent une série de droits fondamentaux dont la protection présente un aspect essentiel de la philosophie constitutionnelle allemande de 1949. Et si l’Etat social allemand (article 20 de la Loi fondamentale : « (1) La République fédérale d’Allemagne est un Etat fédéral démocratique et social ») ne s’appuie ainsi dans le texte sur aucuns droits sociaux car leur réputation stalinienne a suffit à les taire, on ne peut pas les penser exclus du récit comme la mention de l’Etat social l’indique. Ordonnancée en articles dans la Constitution italienne de 1947, la mythologie est cette fois installée par des « principes fondamentaux » qui précèdent la première partie de la Constitution, posant les bases d’un récit sur lequel la Constitution toute entière peut s’appuyer. « La souveraineté appartient au peuple » (article 1), « Tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi » (article 3), « L’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains » (article 7), « L’Italie répudie la guerre en tant qu’instrument d’atteinte à la liberté des autres peuples et comme mode de solution des différends internationaux (article 11). Le récit peut ainsi prendre la forme d’affirmations qui font exister ce qu’elles nomment, ce qui est le propre du droit : mises bout à bout, ces affirmations créent bien un univers particulier de fiction. Plus récemment, la Constitution hongroise de 2011 commence par une profession de foi comprenant l’énoncé une mythologie historique : « Nous sommes fiers que notre Roi, saint Étienne, il y a 1 000 ans, ait bâti l’État hongrois sur des fondations solides et ait fait de notre patrie une partie de l’Europe chrétienne » et « Nous sommes fiers que notre peuple ait combattu pour la défense de l’Europe au cours des siècles et qu’il ait, par son talent et son industrie, enrichi les valeurs communes de l’Europe » (alinéas 2 et 5 de la Profession de foi). Elle se poursuit par l’exposé d’un état des choses fondant la Constitution : « Nous croyons que notre culture nationale est une riche contribution à l’unité européenne dans la diversité » et « Nous respectons la liberté et les cultures des autres peuples » (alinéas 9 et 10 de la Profession de foi). Elle comprend en outre, et évidemment, l’indication d’une voie à suivre : « Nous croyons qu’un renouveau intellectuel et moral est absolument nécessaire, après les décennies du vingtième siècle qui ont conduit à la décadence morale » et « Nous avons confiance en un avenir bâti en commun et dans l’engagement des jeunes générations. Nous croyons que nos enfants et nos petits-enfants rendront la Hongrie plus grande encore par leur talent, leur persévérance et leur force morale » (alinéas 23 et 24 de la Profession de foi). Enfin, même lorsque la Constitution n’est pas le fruit d’un processus national mais international, on trouve ce récit, comme on peut le constater dans la Constitution de la Bosnie-Herzégovine : les peuples constitutifs et citoyens de Bosnie-Herzégovine se déclarent attachés « au respect de la dignité humaine, de la liberté et de l’égalité ; ayant pour objectif la paix, la justice, la tolérance et la réconciliation ; convaincus que des institutions démocratiques et des procédures équitables sont les mieux à même de garantir des relations pacifiques dans le cadre d’une société pluraliste » (préambule de la Constitution de Bosnie-Herzégovine de 1995).
Le récit fictionnel qui s’écrit a pour objet de rendre réaliste – je dirais plutôt d’ailleurs aimable – ce que précisément on ne sait pas, et qui serait une bonne manière d’interpréter la réalité. L’écriture ici vient tenter de combler un manque à savoir : comment peut-on savoir que le peuple est souverain ? Comment peut-on savoir qu’une nation est « grande » ? L’écriture prétend ici le dire et le faire exister, mais, en même temps, reste particulièrement fragile car elle ne change pas le statut de ce non savoir qui reste… un non savoir. Tel est l’objet du récit fictionnel contenu dans une Constitution[4].
* les règles et concepts fictionnels des Constitutions. Cela aussi a été repéré[5], il existe deux types de règles : les règles constitutives, qui font exister, par leur énonciation, ce qu’elles ont pour objet d’instituer (aussi bien par exemple le peuple que le chef de l’Etat ou le Parlement) ; mais il y a aussi les règles régulatives, celles qui prescrivent certaines actions, directement ou indirectement, les actions en cause n’étant pas dans un lien de cause à effet par rapport aux règles qui les ont pour objet. La garantie des droits relèvent de cette catégorie. Que les règles soient constitutives ou régulatives, elles font parfois appel, comme toute règle de droit, à des fictions, et plus précisément à des concepts fictionnels : ces fictions sont des énoncés qui, s’appuyant sur la réalité sensible, en disent quelque chose qui apparaît comme une transformation, une dénaturation, voire même une création pure, par rapport à une réalité observable. Ainsi par exemple lorsqu’une Constitution dit que le territoire est indivisible, c’est un concept fictionnel, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une dénomination pure et simple d’un élément de la réalité sensible, mais d’un terme qui recouvre une représentation déformée de cette réalité, qui n’existe pas sans l’entité nominative qui la désigne. En bref, il s’agit bien d’un concept, fictionnel, car il ne repose pas sur un simple découpage de la réalité sensible mais sur une réinvention de celle-ci : le territoire indivisible en est le parfait exemple. Il a été montré depuis longtemps que les concepts fictionnels ont une fonction pragmatique, téléologique le plus souvent, en faisant en sorte que les visées du droit puissent être atteintes. Je n’y reviens pas.
Ce qui fait la différence entre le récit fictionnel et le concept fictionnel, c’est que ce dernier dit quelque chose de la réalité que l’on peut par ailleurs éprouver, même par le prisme de l’interprétation. En revanche, le récit fictionnel dit quelque chose qu’on ne peut ni savoir ni connaître. Le lien entre ces deux composantes de la Constitution a jusqu’à présent été peu interrogé. Le récit fictionnel a pour l’essentiel fait l’objet d’interrogations sur sa valeur juridique comme composante de la Constitution, mais particulièrement peu sur son lien – et la nature de ce lien – avec l’autre composante de la Constitution, les règles constitutionnelles. De fait, on ne s’interroge pas sur la valeur qu’il est susceptible de conférer à la Constitution.
Or, il se trouve que lorsqu’on observe les Constitutions contemporaines dans leur élément naturel – à savoir les sociétés pour lesquelles et dans lesquelles elles sont écrites, et que, du point de vue de la question de la valeur de la Constitution on met véritablement en lien les éléments qui structurent les Constitutions – le récit fictionnel et les règles constitutionnelles – on peut alors formuler deux constats qui intéressent non plus la valeur juridique du récit fictionnel (à travers celle du préambule), mais celle des règles constitutionnelles : d’une part, l’efficacité de la Constitution se mesure plutôt à la performativité de son récit fictionnel qu’à celle des règles constitutionnelles proprement dites. D’autre part, comme l’effet de cela, l’accent mis sur le développement de techniques visant à assurer l’efficacité des règles constitutionnelles, a pour effet de minorer l’importance de la fonction du récit fictionnel, et tend ainsi à affaiblir la portée de la Constitution, comme on peut le voir aujourd’hui dans la plupart des régimes libéraux.
2. L’efficacité de la Constitution se mesure plutôt à la performativité de son récit fictionnel qu’à celle des règles constitutionnelles proprement dites. Cette idée s’impose après un constat en deux temps : alors qu’une Constitution écrite est présentée comme le fondement de l’exercice du pouvoir d’Etat dans la plupart des pays de la planète, il ne semble pas y avoir de corrélation évidente avec l’effectivité des règles qu’elle contient. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on affirme la valeur de la Constitution que ses règles s’en trouvent dès lors avoir une effectivité réelle. Truisme. Mais, dans le même temps, on trouve une certaine cohérence entre le récit fictionnel produit par la Constitution et des règles produites en vertu de la Constitution. Il faut bien en conclure que le récit fictionnel joue parfaitement son rôle d’assise de l’autorité du pouvoir, ce qui, comme son nom l’indique, est finalement le rôle premier de la Constitution, dont la valeur se mesure ainsi par celle de son récit plus que par celle des règles, « techniques » souvent, qu’elle contient. Pour rendre cela plus explicite, le récit fictionnel dans la Constitution chinoise peut de nouveau être pris comme exemple, qui, si l’on prend le temps de le lire, est tout de même assez explicite sur le type de société et de pouvoir envisagé. La Constitution de la République populaire de Chine commence par trois pages et demi de « récit », qui mêle des affirmations banales, qui prennent néanmoins une signification singulière au regard de la tonalité générale du récit : « La Chine est l’un des plus anciens pays du monde » dit la Constitution, qui invoque la tradition, « révolutionnaire » en l’occurrence, et dit s’inscrire dans une continuité politico-historique: « Après la fondation de la République populaire de Chine, notre société est passée progressivement de la démocratie nouvelle au socialisme. La transformation socialiste de la propriété privée des moyens de production a été réalisée, le système de l’exploitation de l’homme par l’homme aboli et le régime socialiste définitivement instauré. La dictature démocratique populaire, dirigée par la classe ouvrière et basée sur l’alliance des ouvriers et des paysans, qui, par essence, est une dictature du prolétariat, s’est consolidée et développée. Le peuple chinois et l’Armée populaire de Libération de Chine, en faisant échec à l’agression, aux sabotages et aux provocations armées de l’impérialisme et de l’hégémonisme, ont sauvegardé l’indépendance et la sécurité du pays et renforcé sa défense nationale. Grâce aux importants succès obtenus dans l’édification économique, un système industriel socialiste indépendant et relativement complet a été, pour l’essentiel, établi, et la production agricole s’est sensiblement accrue. L’éducation, la science et la culture notamment se sont considérablement développées, l’éducation idéologique socialiste a enregistré des succès notables et les conditions de vie de la grande masse du peuple ont été nettement améliorées ». On trouve encore une déclaration fondatrice fondée sur une représentation fictionnelle du peuple et de l’Etat: « le peuple chinois, qui détient le pouvoir de l’État, est maître du pays » et « La République populaire de Chine est un État multinational unitaire, créé en commun par les diverses nationalités du pays » ; on trouve un exposé du projet et des valeurs de la société : « Des rapports socialistes fondés sur l’égalité, la solidarité et l’entraide entre les nationalités ont d’ores et déjà été établis et continueront à se renforcer » ; on trouve encore une description des valeurs ennemies : « Dans la lutte pour la sauvegarde de l’union des nationalités, il faut combattre le chauvinisme de grande nationalité – surtout le chauvinisme grand Han -, et aussi le nationalisme local ». Ce genre de dispositions est souvent assimilé au folklore et à la culture locale, sans chercher à percevoir sérieusement leur performativité. Les différences qui peuvent être repérées dans les récits fictionnels des Constitutions devraient pourtant inciter à plus de recherche. Cela est très frappant lorsqu’on compare la Constitution hongroise de 1949 à celle de 2011, car le récit, substantiellement différent, y a autant d’intensité. Le préambule de la Constitution 1949 disait que « La glorieuse armée de la grande Union soviétique a libéré notre pays du joug des fascistes allemands ; elle a brisé le pouvoir antipopulaire des grands propriétaires terriens et les grands capitalistes ; elle a ouvert à notre peuple travailleur la voie du progrès démocratique. La classe ouvrière hongroise, associée à la paysannerie laborieuse et avec l’aide désintéressée de l’Union soviétique, a accédé au pouvoir en luttant durement contre les seigneurs et les serviteurs de l’Ancien Régime et a reconstruit notre pays dévasté pendant la guerre (…). La Constitution de la République populaire de Hongrie exprime aussi bien les résultats acquis par la lutte et le travail constructif que les changements fondamentaux survenus dans la structure économique et sociale de notre pays, et nous montre le chemin de notre développement futur », tandis que la Constitution de 2011 s’ouvre sur « Que Dieu bénisse les hongrois » qui, dans la Profession de foi succédant à l’interjection, indiquent « Nous nous engageons à chérir et à préserver notre patrimoine, notre langue unique, la culture hongroise, les langues et cultures des groupes ethniques vivant en Hongrie, et les richesses naturelles ou créées par l’homme du bassin des Carpates. Responsables pour nos descendants, nous devons protéger les conditions de vie des générations futures en faisant un usage prudent de nos ressources matérielles, intellectuelles et naturelles », « Nous respectons les acquis de notre Constitution historique et nous honorons la Sainte-Couronne, qui incarne la continuité constitutionnelle de l’État hongrois et l’unité de la nation » ou encore «Nous croyons qu’un renouveau intellectuel et moral est absolument nécessaire, après les décennies du vingtième siècle qui ont conduit à la décadence morale », alinéas 8, 18 et 23 de la Profession de foi). Ces deux récits, élaborés à des moments historiques distincts, proposent une manière assez différente de voir le monde dans lequel l’action politique et sociale se déploie.
Ces récits doivent être pris au sérieux : la possibilité d’agiter une Constitution comme une justification de l’exercice du pouvoir n’est pas due simplement à son principe, mais doit beaucoup à son contenu, c’est-à-dire précisément au récit fictionnel qu’elle contient. La Constitution ne raconte pas n’importe quoi. La vraisemblance par rapport aux éléments matériels de la réalité n’est pas en cause : il s’agit surtout de dire quelque chose pour donner corps à l’indicible et qui, en quelque sorte, anime l’esprit de chacun, en tous les cas du plus grand nombre. L’imagination mobilisée est au service de l’idée de raconter la réalité telle qu’elle ne peut pas se dire par l’observation de ses éléments matériels, c’est-à-dire, implicitement, dans ce qui fait lien entre ces différents éléments, même si ces liens sont fantasmés. Ce qui importe est que le fantasme soit partagé.
On peut par exemple constater que, pour relativement inappliquée que soit la Constitution chinoise dans un certain nombre de ses dispositions (voir par exemple l’article 35 affirmant que « Les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté d’expression, de la presse, de réunion, d’association, de défiler et de manifestation », disposition qui, on en conviendra, reçoit une application quelque peu indifférente à cet énoncé), les autorités chinoises ont pris grand soin, et continuent de prendre grand soin, de leur Constitution, notamment à partir des années 1990, moment à partir duquel elles ont commencé à ôter les dispositions qui, dans le récit fondateur, pouvaient apparaître obsolètes et impropres à assurer leur rôle d’assise du pouvoir. Ont ainsi été supprimés certains éléments du récit politico-historique, quand il était par exemple indiqué que « Les différentes nationalités de Chine, dirigées par le parti communiste chinois et guidées par le marxisme léninisme, la pensée de Mao Zédong et la théorie de Deng Xiaoping, maintiendront la dictature populaire », supprimé en 1993, les autorités chinoises ajoutant alors à la Constitution que « La coopération multipartite et le système de consultation politique sous la conduite du Parti communiste chinois continueront et se développeront à l’avenir ». En 1999, est même ajouté au début de l’article 5 que « La République populaire de Chine s’efforce de diriger le pays conformément à la loi et en construisant un Etat de droit socialiste », signifiant ainsi que, dans le récit politique fantasmé, le principe de légalité est devenu important, même si tel n’est pas la réalité. Ce qui importe quand même pour que le récit fasse son effet, c’est que la norme suprême le dise. Ce récit peut alors générer lui-même des normes à propos de cette réalité fantasmée. On peut en effet comprendre la portée du récit à travers les normes inférieures qu’il produit : par exemple, la loi chinoise du 1er juillet 2015 sur la sécurité nationale en Chine inclut dans la défense de la sécurité la lutte contre « les valeurs occidentales » et « les influences étrangères », dans une logique qui est somme toute assez conforme à la Constitution. Il ne faut pas non plus s’étonner de voir adopter certaines lois par le Gouvernement hongrois actuel, en matière de presse par exemple, qui trouvent résolument leur fondement dans la tonalité du récit constitutionnel fondateur, récit qui au surplus est renforcé par les discours correspondants de ses principaux artisans dans la mesure où ils sont encore les titulaires des principales fonctions politiques de l’Etat hongrois[6].
On apprend beaucoup de la lecture de La loi du sang. Penser et agir en nazi [7], ouvrage de Johann Chapoutot, historien, qui s’est intéressé aux discours des juristes et textes juridiques « nazis » : il y montre parfaitement et précisément comment le fait pour les nazis de dire que le droit sort des faits (ex facto jus oritur), est un discours, un récit sur la réalité, qui secrète certaines normes, des normes tout à fait précises et en rapport avec ce récit qui les origine. Le droit raconte le monde, selon une mythologie qui lui est à la fois antérieure et simultanée. Et il importe donc de bien comprendre que la Constitution ne servirait à rien si elle ne permettait pas, sur le plan de l’imaginaire, avec ses mots, de donner corps au pouvoir, car une Constitution donne une explication intellectuelle de la réalité sensible. Pas de règles sans récit qui les soutienne, quel que soit ce récit : cohérent ou incohérent, construit ou spontané. Ce qui importe, c’est que soient compréhensible, en quelque sorte spontanément, le récit, et, à la suite, les règles et les énoncés qu’il produit.
Les normes apparaissent d’autant plus – et malheureusement parfois – efficaces, qu’elles apparaissent et sont intériorisées comme la conséquence directe d’une mythologie à laquelle une collectivité croit et adhère. L’efficacité des normes est liée à leur mise en cohérence avec une mythologie que l’on peut dire fondatrice ou, matricielle. Or, il apparaît que cette cohérence est souvent plus présente dans les mythologies à tendance totalitaire que dans les mythologies libérales. On dira que les Constitutions y sont plus souvent des « façades » que dans les régimes libéraux, là où, en réalité, elles sont particulièrement efficaces comme pièce maîtresse d’un dispositif discursif déterminé.
L’affaiblissement de la valeur de la Constitution par le développement de l’efficacité des seules règles constitutionnelles. Ça n’est pas, de toute évidence, comme l’illustre le cas chinois, à partir de la bonne application des règles contenues dans la Constitution que celle-ci peut être dite avoir une valeur, mais bien à partir de la fiction qu’elle institue. Faire dépendre la valeur des Constitutions de la bonne application de leurs règles écrites est une fiction à propos des constitutions. La légitimité, qu’elle soit ou non associée à la légalité, est fonction de la capacité du récit à rendre compte de la réalité, non pas en fonction de critères scientifiques, mais en fonction de la capacité à mobiliser l’imaginaire sur ce qui ne peut pas être donné à la connaissance.
Historiquement et théoriquement, la naissance du droit constitutionnel est due à la Constitution. Or, on sait qu’un droit nouveau-né est – a priori –un droit primaire, avant de se sophistiquer. Cela signifie qu’à des interdits fondateurs primaires, s’ajoutent un ensemble d’autres règles, notamment celles constitutives, qui créent des institutions et des systèmes de sanction destinées à accompagner l’application des règles primaires. Or, dans une Constitution, les règles régulatives, qui d’ordinaire sont les règles primaires, c’est-à-dire celles qui posent les interdits fondateurs, ne viennent pas en premier mais en second. Pour poser des interdits au pouvoir et dans le cadre de l’exercice du pouvoir, il faut en effet d’abord avoir posé le pouvoir, ce qui est le rôle des règles constitutives contenues dans les Constitutions. En droit constitutionnel, le rapport entre règles primaires et règles secondaires s’inverse : les règles constitutives viennent en premier par rapport aux règles régulatives.
En conséquence, les règles primaires du droit constitutionnel ne peuvent donc être violées puisqu’elles constituent. Il n’y a pas, comme ailleurs, d’interdits fondateurs[8]. Faire ce constat permet de comprendre facilement que les règles régulatives de la Constitution, parce qu’elles ne sont pas le pouls de la Constitution, sont précisément celles dont les autorités exerçant le pouvoir paraissent aisément pouvoir s’affranchir, sans remettre en cause la valeur de la Constitution. L’observation, y compris dans les démocraties parlementaires occidentales, permet de constater que, dans une Constitution, les règles régulatives – qu’il s’agisse du respect des droits, de l’organisation des pouvoirs ou de l’étendue des prérogatives accordées à ces pouvoirs – sont facilement contournées. Pour autant, la référence constitutionnelle demeure pertinente. Et si le récit fictionnel ne convient plus, c’est la Constitution que l’on envisage de changer complètement. Dans le même temps, la valeur accordée aux seules règles régulatives apparaît moindre : c’est ainsi qu’il peut être assez facilement proposé de modifier une règle afin de la rendre conforme à son application qui lui était jusque-là contraire[9], ce qui en relativise assez la portée.
A côté de cela, quelques observations élémentaires, qui n’en constituent pas moins des observations fondamentales, sur l’appréhension par les individus de la norme constitutionnelle, invitent à mettre l’accent sur le fait que ce sont bien des normes non régulatives qui apparaissent comme essentielles : la Constitution apparaît bien plus inappliquée parce que tel ou tel principe n’aurait pas d’effectivité (par ex. la protection de la santé), plutôt que parce que telle règle concernant les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif n’aurait pas été respectée, quand bien même ces normes sont présentées comme essentielles, voire comme constitutives, à/d’un régime libéral[10]. Il semble aussi que, dans la littérature constitutionnaliste, l’importance du respect des règles régulatives grandit à mesure que s’affaiblit la perception de la force narrative et imaginante de la Constitution. On tendrait même à observer que la sophistication des mécanismes constitutionnels de garantie de la Constitution va de pair avec une minoration de la fiction narrative sur laquelle ils sont censés reposer. Cette tendance peut être renforcée par l’attitude du juge constitutionnel qui acceptera plus ou moins les déviances par rapport au récit fondateur – en l’interprétant bien sûr, à partir de considérations de techniques juridiques dont il n’est pas toujours établi qu’elles sont en lien avec la fiction en question. Le découplage tend à se renforcer, et ramène sur le devant de l’interrogation politique la valeur de la Constitution, qui ne serait donc pas qu’une norme au sens technique du terme, c’est-à-dire une normalisation.
On peut avoir le sentiment de devoir se résoudre à cette alternative que, soit la Constitution raconte de belles histoires et, tout en s’affranchissant des règles qu’elle contient, que les autorités continuent d’y faire référence et d’en assurer la pérennité comme norme suprême symbolique, soit que la Constitution ne raconte pas d’histoire et met en place des mécanismes destinés à faire que ses règles seront globalement respectées, et alors, que les sociétés politiques auxquelles ces règles s’adressent et dont elles sont issues se marquent par le délitement de leur unité, de leur ciment, c’est-à-dire celui de la Constitution. Voudrait-on ne pas imputer ceci à cela qu’on serait tout de même tenté de le faire. L’histoire politique contemporaine tendrait plutôt à l’illustrer.
L’observation des régimes politiques sous l’angle de leur rapport avec les Constitutions peut nous apprendre qu’on ne doit pas attendre de la Constitution autre chose que ce qu’elle produit effectivement : une histoire inventée mais nécessaire, et dont on ne cesse pas de méconnaître la portée normative. Envisager le droit constitutionnel comme une pure technique, c’est ne pas centrer l’attention sur les liens, des liens qui sont permis par le recours à l’imaginaire[11]. En portant seulement l’attention sur la signification des énoncés constitutionnels, ce qui a pour conséquence de faire de l’écriture de la Constitution une technique particulière, on ne peut que maintenir l’ignorance ce qui justement ne s’écrit pas, pas même dans la Constitution.
L.F. mai – décembre 2015
[1] J. Bentham, Théorie des fictions, éd. de l’Association freudienne internationale (trad., introd. et notes par Gérard Michaut), Paris, 1996, p. 53.
[2] La notion de Constitution est ici entendue au sens large de norme ou de texte pensé comme, ou étant, de fait, le socle (de principes et de normes le plus souvent) à partir duquel toute l’action politique et juridique s‘organise.
[3] Voy. cette idée dans L. Fontaine, Un texte constitutionnel est toujours un contexte, en ligne.
[4] Voy. en ce sens C.-M. Pimentel dans « Quelques remarques sur les origines intellectuelles du pluralisme politique» : « Pour qu’une fiction constitutionnelle devienne réalité, il n’est sans doute pas suffisant de la dire ; en revanche, selon toute probabilité, il suffit de la croire », in L. Fontaine (dir.), Droit et pluralisme, Bruylant, coll. Droit et Justice, n°76, 2008, p. 50.
[5] Voy. not. J. Searle, Speech acts. An essay in the philosophy of language, Cambridge University Press,1969, Les actes de langage, Hermann, coll. Savoir : lettres, 1972.
[6] Qu’en sera-t-il de la portée du récit lorsque le gouvernement dirigé par le premier ministre Viktor Orban ne sera plus en fonction est nécessairement une question à laquelle il faudra être attentif ?
[7] J. Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, Bibl. des histoires, 2014.
[8] Voy. en ce sens L. Fontaine, La violation de la Constitution, autopsie d’un crime qui n’a jamais été commis, Revue du droit public, 2014, n°6, p.1617 et en ligne.
[9] Voy. par exemple la proposition n°2 du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vè République, dit « Comité Balladur », en octobre 2007, sur la révision de l’article 20 de la Constitution française de 1958.
[10] Voy. en ce sens les très intéressantes analyses des chercheurs non juristes sur la Constitution lors du colloque sur « Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution ? », 15 oct.2015, Paris La Sorbonne, co-organisé par L. Fontaine, N. Forster, O. Peiffert et T. Racho (actes à paraître), et le compte-rendu A chacun sa Constitution. Regards – inattendus ? – sur la Constitution.
[11] Voy. ce rappel également chez Jacky Hummel, Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Michel Houdiard éditeur, 2010, p. 142 :« L’expérience américaine semble confirmer l’idée lockéenne selon laquelle l’importance d’une Constitution réside moins dans les garanties juridiques qu’elle apporte que dans le trust moral auquel elle donne une présence (les organes constitués sont chargés d’une mission par le peuple). Il s’agit alors moins d’écrire une Constitution que de croire à sa signification ».