L’ignorance de la vie
L’actualité révèle que l’association « Chiffre » et « droit » n’apparaît pas comme celle de la carpe et du lapin mais comme une complémentarité à la fois naturelle et nécessaire : de l’association de type loi de 1901 Chiffre et droit aux « professionnels du chiffre et du droit » regroupés dans le cabinet ProFormal en passant par la revue Les cahiers du chiffre et droit ou encore la société immobilière La maison du chiffre et du droit, la gouvernance par les nombres constatée et analysée par Alain Supiot (La gouvernance par les nombres. Cours au collège de France, 2012-2014, Seuil, 2015), a de moins en moins à être démontrée… Si le droit baigne dans les chiffres (il suffit de lire un texte de loi adopté aujourd’hui pour y voir des chiffres en série, soit qu’il s’agisse de comptes, de calculs ou de mesures, soit qu’il s’agisse de références, chiffrées évidemment puisque toute chose aujourd’hui est « numérotable »), on peut dire que, de manière plus générale, la prégnance du chiffre dans l’analyse sociétale ne fait aucun doute. Les chiffres sont ainsi suivis à la trace et donnés constamment en pâture à ceux que l’on imagine s’en nourrir grassement : qu’il s’agisse de statistiques, de pourcentages, de temporalité, de sondages et tout simplement de comptages, les chiffres ou leurs avatars constituent désormais le presque tout de l’actualité quotidienne (il y a un chiffre ou une référence à un chiffre dans la majorité des titres et sous-titres des articles de la presse généraliste quotidienne). Truisme désormais, mais la portée de cette réalité semble quand même très largement ignorée par l’ensemble des intellectuels et pseudo-intellectuels qui élaborent l’information et les bases de l’analyse du monde. L’effective portée de cette lecture numérique du monde est surtout la continuelle ignorance de ce qui se passe vraiment.
C’est ainsi dans l’apparent plus grand confort de cette ignorance que l’on se love dans les chiffres : « Prenons les chiffres tels qu’ils sont », évidence béotienne selon le ministre de l’économie et des finances qui nous avait conduits, Jean-Thibaut Fouletier et moi-même, à écrire quelques lignes il y a plus d’une année, chacun dans notre style et sans concertation, mais en partant de cette pensée commune qu’il s’agissait là de l’un des degrés les plus bas de l’analyse, à la fois sociétale et, en l’occurrence, économique. Les deux textes alors écrits depuis ce fragile tremplin, « Fonction métonymique » et « Le café du commerce et le marc de Bruno », s’arrêtaient notamment sur le « déjà pensé pour vous » que procure la référence aux chiffres. Jean-Thibaut Fouletier disait que « de l’impossible, pourtant nécessaire, qui se dénote des lettres du sujet, se motive la politique contemporaine de l’impuissance, pourtant justificative, au regard de laquelle ces lettres sont devenues les sorcières de notre temps », tandis que je disais qu’« on peut comprendre le monde, ou au moins le penser, ce qui est déjà bien suffisant, sans avoir à le démontrer de telle sorte qu’il n’y aurait plus de discussion. Telle ne semble pas l’ambition du ministre de l’économie, dont le commerce ne connaît que les chiffres, dont il peut ainsi se parer pour mieux ne pas apparaître et couper court à tous liens possibles ». La séparation des corps décidée en haut lieu ces derniers mois aura pu au moins prendre appui sur cette orgie de chiffres, irréalité tangible au soutien des corps cachés, à la maison ou, désormais, sous un masque. Raoul Volfoni parlait de « réveil pénible » à propos de celui qui finalement lui annonce une pénalité de 10% pour le retard d’impayé[1], annonce précédée d’un coup de poing percutant. Les chiffres annoncés à la cantonade ne parlent eux jamais du corps et du vécu de chacun, et donc d’aucun. Ils sont toujours une irréalité, un imaginaire, un fantasme très bien entretenu. Faut-il rappeler que le principe même d’un pourcentage est de créer une donnée, inexistante sans lui : le pourcentage ne décrit rien, il invente ce qui n’existe pas. Chacun a de sa pratique et de lui-même une idée, un ressenti, un historique, une modalité, dont la combinaison le font être autre que tous les autres, ce qu’aucun chiffre, qu’il soit mesure, comptage, statistiques ou référence, ne pourra jamais décrire. L’utilisation persistante du chiffre comme mode de description du monde est décidément le signe de ce que l’on se tient à distance de la vie.
Le 19 mai 2020, un article est paru dans le journal Le monde intitulé « Coronavirus : à l’hôpital de Die, la vague n’est jamais arrivée, mais les tensions si », et sous-titré « Dans ce petit hôpital de la Drôme, l’administration se préparait à gérer une pénurie de main-d’œuvre, mais avec très peu de cas de Covid-19, l’inverse est arrivé. Une situation qui a engendré des problèmes ». En bref, il a fallu gérer à partir de la politique nationale des chiffres une situation particulière qui était complètement hors chiffres. L’article ne fait pas mention des évènements qui avaient déjà auparavant agité cet hôpital de la Drôme, et notamment la fermeture fin décembre 2017 de l’alors plus petite maternité de France, provoquant à la suite quelques naissances en bord de départementale (Valence à 65 kilomètres, plus pour ceux qui habitent alentours, Montélimar à 91 kilomètres et Grenoble à 99 kilomètres), et même un décès in utero. Les chiffres avaient eu raison de cette maternité (trop peu d’accouchements), quand pour les personnes concernées, à savoir ceux vivant dans cette vallée encaissée et topographiquement hors des données de la mobilité contemporaine, elle paraissait plutôt vitale. Mais là encore, c’est l’effacement évident de la singularité comme produit de la lecture numérique et économique du monde qui l’avait emporté. Tant pis pour les gens.
Je vous propose aujourd’hui le 3ème texte annoncé de droit constitutionnel qui propose une réflexion sur l’empreinte économique de la rédaction de la constitution américaine, texte écrit avec Violaine Delteil, économiste, et qui met l’accent sur les motivations des constituants lorsqu’ils élaborent des constitutions, et sur celles des rédacteurs de textes juridiques en général. Les « gens », le « peuple », sont-ils une véritable clé d’entrée ou doit-on s’efforcer d’y voir autre chose, à savoir des intérêts que l’historien américain Charles A. Beard a scrupuleusement essayé de recenser, notamment par le chiffre ? La réponse est en partie dans la question, mais pas que. Bonne lecture, en français ou en anglais :
Sur l’empreinte économique de la Constitution américaine, lecture croisée de Charles Beard
About the Economic Imprint of the American Constitution, cross-reading of Charles Beard
Lauréline Fontaine, 1er juin 2020
[1] Personnage du film « Les tontons flingueurs » de Georges Lautner, incarné par Bernard Blier, l’inimitable : https://www.youtube.com/watch?v=uiJ_EPemBy0