Je remercie Jean-Thibaut Fouletier (www.tybolt.fr) pour son illustration
Le moins que l’on puisse dire est que la confiance et la défiance s’affichent comme des préoccupations dans bien des discours contemporains. S’il faut avoir foi, comme l’intiment les sondages relevant la défiance des citoyens à l’égard des institutions, la question se pose pourtant de savoir en quoi ou par quoi ? L’une des clés proposées serait l’accrochage d’une parole à la vérité plutôt qu’à la fausseté. Le vrai et le faux seraient ainsi des repères tout aussi nécessaires que prétendument manquants. Mais, au regard de ce qui se passe, ce registre est de toute évidence défaillant : tout se discute et se conteste, à petite comme à grande échelle. Il s’ensuit que, comme source de lecture de l’espace social, le ressort de la vérité et de la fausseté a cet effet inévitable de le polariser. Si d’un côté, tout se discute et tout se conteste, d’un autre côté, tout se vérifie, se valide ou s’invalide. Les nuances se muent en oppositions brutales, et l’évaluation des discours donne lieu à une « épistémologie de tribunal »[1].
L’hyper attention à la vérité et à la fausseté est pourtant proprement inhumain, ou, en tout cas, une minoration incroyable des ressources de notre humanité, car elle ordonne les discours de manière simpliste : si seul ce qui est rigoureusement vrai mérite attention, il n’y a presque plus de place pour les idées qui, elles, ne sont ni vraies ni fausses. Mais comme on oublie un peu trop facilement que la vérité qui s’attache au fait n’est pas tout à fait la même que celle qui s’attache au discours sur les faits, ce qui guide le classement ordonné des discours dans l’espace social au nom de la vérité est en réalité le choix d’un type de discours sur les faits, qui relègue les autres à du pur parti pris. On en est là : avoir un discours sur les faits tend à devenir un parti pris inacceptable lorsqu’il ne coïncide pas avec ce qui est pris pour des faits.
Au nom d’une objectivité ainsi mal comprise, par paresse et commodité le plus souvent, le principe même de la discussion devient diabolique et la diffusion de contenus alternatifs à celui faisant office de vérité est un virus à combattre. Cerise sur le gâteau, ou plutôt, gâteau sous la cerise, l’appel à la vérité donne un brevet de légitimité à ceux qui s’en réclament. Contrairement à l’idéologie comtienne qui comptait sur les bienfaits de la science pour l’humanité entière, la vérité et l’objectivité contemporaines profitent surtout à ceux qui en font leur miel : ceux dont la fonction est de produire cette vérité et ceux dont la fonction est d’établir des correspondances et de valider ou d’invalider les discours à partir de cette mesure.
Presque logiquement, ce qui a changé dans la signification du droit est donc sa propension à ne plus établir sa propre vérité, parce qu’il est sommé de suivre celle qui est pensée à part de lui. Tant que le droit était envisagé comme ce qui permet à l’homme de décider comment il souhaite et peut évoluer dans son environnement naturel, il « disait » ainsi le monde de sa propre fenêtre. Autrement dit, il était l’incarnation des idées de l’homme sur le monde. Mais dès lors que les idées sur les faits paraissent de plus en plus injustifiées, puisque seuls les faits compteraient, la fonction du droit est mécaniquement minorée. Il devient seulement l’outil de traduction d’une vérité qui s’imposerait à lui. L’appauvrissement qui s’ensuit coûte très cher, tandis que nous sommes submergés par des normes dont il faudrait admettre qu’elles ne traduisent que l’inéluctabilité du monde.
En suivant, parler du droit de manière objective devient un simple recopiage de ses énoncés et de la vérité qu’ils transposeraient, c’est-à-dire un discours sur les faits qui se prend pour les faits eux-mêmes.
Bien sûr il y a des espaces pour proposer autre chose, du moins d’autres discours sur les faits. Mais si l’on n’y prend pas garde, ils peuvent aussi prendre leurs discours sur les faits pour la vérité. La difficulté reste donc de proposer un discours légitime sur les faits qui ne se prendrait que pour ce qu’il est : une proposition d’intelligibilité du monde, déconnectée du registre de la vérité et de la fausseté, tout en étant ancrée dans la réalité. Le droit mérite bien qu’on s’y essaie.
[1] « La pandémie pose la question fondamentale de la place du doute en science », Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe, Tribune, Le Monde, 21 décembre 2021.
*
Je vous propose aujourd’hui des éléments de discussion sur ce registre de la vérité, qui n’ont pas été publiés sans mal. Au prétexte que je n’aurais pas le titre d’épistémologue, ceux qui parlent au nom de la vérité, sans être eux-mêmes épistémologues, pensent précisément pouvoir dire qui peut et qui ne peut pas parler et en parler : « Vérité, politique et démocratie. Petits arrangements » : Un entretien avec Lauréline Fontaine
Voici également des éléments d’une lecture du droit de l’expression publique, que la revue Mouvements publie dans son dossier « Actualités de la censure » : S’exprimer, au nom de quoi ?
Enfin, je suis très heureuse de vous annoncer la parution prochaine de mon ouvrage La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, aux belles éditions Amsterdam, le 3 mars 2023. C’est une lecture des faits que je vous y propose. L’ouvrage est préfacé par Alain Supiot.
A voir aussi : Réforme des retraites et 47.1 : comment ça marche ? C’était la question du jour sur la matinale de France culture sur laquelle il me revenait de donner quelques explications :
In Memoriam
Au mois de janvier, Catherine Labrusse-Riou est partie. Sa réflexion était singulière en ce sens qu’elle ne se laissait pas prendre au jeu des modes à partir desquelles il faudrait comprendre et faire bouger le droit. Qu’on soit ou ne soit pas toujours d’accord avec ses analyses, elle cherchait toujours à comprendre le droit en regard de la place de chaque humain dans l’humanité toute entière. Vaste programme et pourtant indispensable. On lui avait remis des Mélanges il y a quelques mois. Muriel Fabre-Magnan il y a quelques années avait réuni des écrits de Catherine Labrusse dans un ouvrage publié aux PUF, Ecrits de bioéthique, disponible sur le portail Cairn. Aujourd’hui je vous propose de visiter le site de la Revue Esprit qui avait publié ce texte en 1996 : « La filiation en mal d’institution » (et disponible aussi dans les Ecrits de bioéthique)
Et A venir sur le site :
Le cachet de la « Post » (prochain envoi)
– Les enjeux éthiques et démocratiques de la désignation des gardiens de la Constitution. Etude comparée (1/2)
– Les enjeux éthiques de l’administration de la « justice » constitutionnelle
De la séparation des pouvoirs en question (prochain envoi)
– Agir selon le droit ? Brèves réflexions à partir d’un rapport d’information du Sénat
– Les enjeux éthiques et démocratiques de la désignation des gardiens de la Constitution. Etude comparée (2/2)