Les soldats du règlement
La question de l’efficacité du droit s’est toujours posée, différemment selon les lieux, les époques, les traditions. Elle peut notamment se poser en termes généraux ou en termes plus « techniques ». C’est d’ailleurs sur ce dernier registre que le droit est souvent « le plus fort », et c’est un certain état d’esprit qui pousse ceux qui appliquent presque « parfaitement » le droit, dans toute sa technicité, à faire ainsi, et un certain état d’esprit qui conduit à concevoir le droit pour obtenir précisément ce résultat : par l’effet d’une allégeance à la technicité des règles, le regard est détourné souvent de l’essentiel, c’est-à-dire d’une réflexion qui devrait se produire sur ce que la manière de concevoir les liens en collectivité.
Je ne pourrai l’affirmer pour le passé, mais, pour l’époque contemporaine, il y a des lieux où ce phénomène est particulièrement à l’œuvre, des assemblées dont les membres, mus par la volonté, souvent hélas sincère, de « bien faire », discutent interminablement de la manière dont ils pourront le mieux « appliquer » les nouvelles règles destinées à structurer leur activité. Ils mettent ce faisant quasiment au placard une réflexion approfondie sur le sens de leur propre activité, ou pire, assimilent les discussions sur la meilleure manière de mettre en œuvre les nouvelles règles techniques à une telle réflexion.
La « fréquentation » de quelques assemblées ou collèges au sein de l’Université française depuis plusieurs années est certes sociologiquement intéressante, mais aussi moralement épuisante. J’en tire trois séries de constats, qui ne sont pas vraiment séparables les uns des autres :
– le premier est une relative absence d’engagement des membres de ces structures. L’absence d’engagement se repère à deux endroits : dans le sens de la décision à prendre, qui est presque toujours celui déterminé par l’équipe – souvent réduite – qui « dirige » l’assemblée, et qui ne fait l’objet de discussions qu’à la marge ou par quelques « énergumènes » qui ne sont jamais d’accord avec rien… suivez mon regard…
L’absence d’engagement se repère aussi à la difficulté à discuter effectivement (le mot ici a son importance car on peut toujours faire semblant, c’est même une spécialité universitaire) des nouvelles directives, circulaires ou règlements qui, en dépit de l’autonomie affichée des universités, notamment sur le plan scientifique, « tombent » « d’en haut ». Un argument est d’ailleurs souvent avancé qui consiste à dire que ces assemblées, qu’elles soient des conseils centraux ou intermédiaires ou sein des Universités, ne sont pas le lieu où discuter ces différents textes, ce qui revient à dire que le seul lieu composé d’universitaires n’est pas celui où discuter des questions qui concernent l’université… c’est assez déstabilisant au début. J’ai fini par m’y faire, mais pas encore par m’y résoudre. Il y a quelques temps, une dame rencontrée dans un cadre extra-universitaire mais ayant travaillé longtemps au sein de la direction des ressources humaines d’une université française, me faisait part de sa grande surprise à l’occasion de cette expérience : elle avait cru les universitaires engagés et doués d’une personnalité les conduisant à décider « par eux-mêmes », et avaient constaté leur inclination très franche à la moutonnerie. Mais sans doute le mot est-il faible, ou, au moins, déjà obsolète. Le temps a passé, et les moutons ont plutôt l’allure de bons soldats très prompts à exécuter les ordres du chefs, voire même à les devancer.
– La deuxième série de constat est donc celle-ci : à l’université, on n’applique les textes, on les sublime. Dès le « projet » de texte connu (un arrêté ou un décret ministériel le plus souvent), les assemblées s’activent pour « prendre de l’avance » et voir comment elles pourront, le mieux possible, appliquer le texte, et être ainsi parfaitement prêtes au moment de la parution du texte définitif, qui aura connu son lot de modifications entre temps. Il s’agit bien plus, au moment du projet, de faire des propositions dans le sens d’une future application que de faire des propositions dans le sens d’une modification de ce qui est proposé. Comment cela pourrait-il en être autrement, puisque ces assemblées ne sont pas un lieu de discussion véritable ou de réflexion. Je ne l’avais pas compris tout de suite, mais les assemblées et collèges universitaires ne sont que des lieux d’exécution. C’est d’ailleurs ce qu’a bien compris le ministère, qui ne donne aucune place à la consultation de ces lieux, pour lui préférer quelques instances « communes » (la C.P.U. par exemple, dont il faudrait discuter de la composition, du fonctionnement et de l’esprit, et évidemment les syndicats). L’universitaire lui, lorsqu’il n’est pas syndiqué, ne s’autorise visiblement pas à discuter de la manière dont son métier est pensé par d’autres que lui. J’ai assisté l’an dernier à une réunion dans laquelle il a été question surtout de savoir quelle stratégie adopter pour sauver quelques mètres carrés de bureau, lorsque l’une des questions de fond était au moins de se prononcer très précisément sur la manière dont il était possible de concevoir l’espace au sein de l’Université en fonction de ses composantes, à savoir, le mètre carré.
Mais pendant que l’on discute des mètres carrés eux-mêmes, et pas du principe selon lequel ils servent de mesure à l’intérieur de l’université, selon le « principe de réalité », il est acquis ce faisant que les décisions sont prises avant même qu’elles ne soient prises, selon les vertus de la première série de constat évoquée plus haut…
Il y a sans doute bien des raisons à tout cela sur lesquelles il faudrait aussi s’arrêter, au-delà des constats. On peut par exemple trouver des raisons spécifiques au lieu dont on parle, ici l’Université, concernant par exemple la formation des universitaires, que précisément, l’on réforme chaque fois de telle sorte que la discussion soit la plus faible possible. Cela est aussi sans aucun doute produit par la façon même de concevoir le savoir universitaire (combien d’enseignants pensent, et mettent en œuvre cette manière de pensée, que leurs enseignements doivent toujours être un lieu de transmission de leurs recherches, et combien croient à la vertu d’un savoir « objectif » et en-dehors d’eux qui serait le seul susceptible d’enseignement, ce qui les conduit à recopier des « manuels » ?), qui n’invite pas à la réflexion mais seulement à la digestion ? On peut aussi trouver des raisons, ou ces mêmes raisons en fait, dans un esprit général, présent au sein de l’espace social élargi. C’est en ce sens qu’une troisième série de constat s’est imposée à moi récemment.
– En 2015, le gouvernement Grec a organisé de « manière sauvage » un référendum sur le plan de remboursement de la dette, des résultats duquel il s’est aussitôt affranchi, comme l’Europe s’était aussi plutôt affranchi des résultats négatifs de référendums nationaux organisés à propos de l’évolution de la construction européenne (depuis le Danemark en 1992 jusqu’à celui français de 2005). Très récemment encore, le candidat à la Maison blanche Donald Trump a formulé tout un tas de propositions (jusqu’à mettre Hillary Clinton en Prison), sur lesquelles, aussitôt pré-élu au début du mois de novembre 2016, il s’est empressé de revenir. On pourrait dire que Donald Trump a fait des promesses sans aucune morale, comme bien d’autres dirigeants avant lui. Mais le phénomène est très clairement revenu à la mode. Cette mode n’a pas échappé à l’Université, où le Président qui dirige la mienne s’est fait élire sur le principe de la non fusion de l’Université avec d’autres établissements universitaires, et qui ne cesse de la promouvoir depuis, devant une assemblée conciliante, selon les principes constatés précédemment (le vendredi 16 décembre dernier, la fusion a obtenu 19 voix pour et 16 voix contre…). C’est donc dans l’air du temps. Et comme un président, ça dirige des soldats, comme je l’ai illustré plus haut, n’est-il pas normal que Donald Trump ait intégré, dans une proportion peu commune pour l’époque contemporaine, des généraux dans son équipe ? Et le droit lui-même, pour l’application duquel une armée de soldats en civil s’affairent, n’est-il pas si souvent, dans le vocabulaire contemporain, et traversant des réflexions très diverses et non homogènes, une « arme » ? C’est à celui qui tirera le premier.