Voici le lien vers le billet publié dans le Club de Mediapart et mis en une du site le 1er février 2025.
Voir aussi à ce sujet mon passage dans La Question du jour sur France Culture le 10 février
Notre avenir constitutionnel ne s’annonce pas des plus radieux. Les contournements permanents du texte et la volonté de le changer pour le faire « à la main » du pouvoir ne sont pas le privilège des pays dit « illibéraux ». Dans ces conditions, que penser des imminentes nominations de trois nouveaux membres du Conseil constitutionnel français, destinées à remplacer les partants, dont le Président de l’institution, Laurent Fabius ?

Autrice de « La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social », Amsterdam, 2025
Notre avenir constitutionnel ne s’annonce pas des plus radieux. Les contournements permanents du texte et la volonté de le changer pour le faire « à la main » du pouvoir ne sont pas le privilège des pays autoritaires ou de ceux qu’on dit désormais « illibéraux ».
Si Vladimir Poutine pourrait ainsi rester le président de la Russie jusqu’en 2036, contrairement à la règle qui y est inscrite, la possibilité de faire sauter la limite des deux mandats présidentiels aux Etats-Unis est désormais évoquée, à peine Donald Trump élu président. En France, on peut constater que cette limite de deux mandats présidentiels consécutifs est régulièrement discutée depuis deux ans, sans qu’on puisse affirmer que cette discussion restera sans suite.
Cela s’inscrit dans un contexte où il parait presque de plus en plus absurde de se référer à l’organisation constitutionnelle du pouvoir pour porter un jugement sur son exercice : après tout, dès que des organes institués, et surtout le gouvernement et le Président, ont « la main », aucun contre-pouvoir solide ne semble pouvoir s’exercer (vote parlementaire de ministres en exercice au prétexte qu’ils sont démissionnaires à l’été 2024, conduite délibérée d’une procédure législative aboutissant à l’adoption de dispositions manifestement contraires à la Constitution en décembre 2023 dans la loi dite pour améliorer l’intégration, contrôler l’immigration, usage d’une procédure privant le Parlement de son pouvoir de faire la loi pour faire adopter un texte relevant pourtant de ce pouvoir, comme lors de la réforme des retraites au printemps 2023 en passant par l’article 47-1, c’est-à-dire par une procédure qui n’était pas faite pour cela).
Et je ne parle pas de ces dispositions constitutionnelles à propos desquelles les organes institués sont visiblement frappés d’amnésie, comme s’il leur était possible de faire leur marché dans le texte en choisissant les dispositions à mettre en œuvre et celles à ignorer.
Quelques exemples pris au début du texte suffisent à le comprendre.
Selon l’article 1er, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » : le qualificatif « démocratique » peut prêter à bien des discussions et des impostures, mais celui de « social », lui, est tout simplement et presque totalement ignoré, y compris par le Conseil constitutionnel dont il est dit que le rôle est de vérifier l’application correcte du texte constitutionnel par les lois adoptées.
Selon l’article 3 du texte encore, « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » : l’effectivité de la deuxième partie de la phrase est en complet décalage avec l’effectivité de la première, puisque de référendum pour l’adoption des lois il n’y a presque jamais. On peut encore citer l’article 5 indiquant que « Le Président de la République veille au respect de la Constitution », alors qu’il a fait de son non-respect une variable d’ajustement politique au moment de l’adoption de la loi pour améliorer l’intégration, contrôler l’immigration en décembre 2023 (entretien sur France 5 le 20 décembre).
Elus ou non élus, les organes institués se sont habitués, et depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, à faire ce qu’ils veulent avec leurs « pouvoirs » constitutionnels, dès lors que la situation politique le leur permet. Celle-ci est très brouillée depuis la dissolution du mois de juin 2024 : elle n’a pas entraîné une plus grande capacité des organes institués à faire ce qu’ils veulent, elle l’a simplement mis au jour.
Dans ces conditions, que penser des imminentes nominations de trois nouveaux membres du Conseil constitutionnel français, destinées à remplacer les partants, dont le Président de l’institution, Laurent Fabius ?
Jusqu’à aujourd’hui – je l’ai montré dans un livre très argumenté (La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Amsterdam, 2023), l’activité du Conseil constitutionnel est restée à très grande distance de l’image que l’on a d’une justice constitutionnelle comme « rempart » contre les atteintes portées aux droits et libertés et contre le non-respect des règles constitutionnelles par les organes constitués.
Il y a beaucoup de raisons à cela, qui résident principalement dans le fait que ce sont ces mêmes organes constitués qui ont gardé la main sur l’organisation et l’exercice de la justice constitutionnelle, à tel point que le gouvernement est celui qui « explique » la loi à des conseillers peu formés à l’exercice et démunis sur le plan organisationnel (aucun assistant personnel formé aux questions juridiques contrairement à presque toutes les cours constitutionnelles ou suprêmes du monde), et c’est même lui qui détient la clé de la moitié de leur rémunération, en toute contrariété avec leur nécessaire indépendance.
Mais la raison la plus manifeste est la maîtrise de la nomination des membres du Conseil constitutionnel : le Président de la République, le Président du Sénat et la présidente l’Assemblée nationale s’apprêtent ainsi chacun à nommer « l’un des leurs » ou une personne qui aura montré dans le passé son attachement, voire son allégeance à l’exercice du pouvoir.
C’est ainsi que les choses se passent depuis fort longtemps, faisant que nous nous sommes habitués à penser que, pour contrôler le politique, il fallait des hommes (le plus souvent) et des femmes (beaucoup moins souvent donc) qui en sont l’incarnation ou l’émanation. Le problème est justement que ceux-ci restent insensibles aux limites posées, explicitement ou implicitement, par le texte constitutionnel.
S’il s’avérait que le fidèle parmi les fidèles du Président de la République, Richard Ferrand, devienne le président du Conseil constitutionnel, rejoignant ainsi son lot d’anciens hommes et femmes politiques (Alain Juppé, ancien Premier Ministre, Jacques Mézard, ancien ministre, Jacqueline Gourault, ancienne ministre, et François Pillet, ancien sénateur) ou très proches de ceux-ci (Véronique Malbec, ancienne directrice de Cabinet du Ministre de la justice et au passage ancienne Procureur de la République dans la juridiction qui avait classé l’affaire des Mutuelles de Bretagne dans laquelle était impliqué Richard Ferrand, et François Séners, ancien directeur de cabinet du Président du Sénat), qui pourrait nous assurer de ce que ne serait pas trouvé un moyen pour contourner la limite constitutionnelle de deux mandats présidentiels consécutifs ?
En France ou ailleurs, le contournement de la limite est ainsi régulièrement rendu possible, que ce soit ou non avec l’aval de la justice constitutionnelle : en Bolivie, Evo Morales a ainsi pu briguer un nouveau mandat en 2019 contre la limite constitutionnelle, avec la validation du Tribunal constitutionnel (décision du 28 novembre 2017).
À comparer les pratiques, il n’est pas certain que la France puisse être mise à part : le président a ainsi pu faire adopter la réforme des retraites qu’il souhaitait par un contournement du texte validé par le Conseil constitutionnel (décision du 14 avril 2023).
Il est vrai qu’on dit que le Président de la République pense aussi à deux anciens conseillers d’Etat, ce qui aurait meilleure allure.
Mais s’en réjouir implique que l’on oublie plusieurs choses à ce propos : d’abord, l’institution actuelle a régulièrement accueilli en son sein des conseillers d’Etat, certains même l’ont présidé (Renaud Denoix de Saint-Marc), et c’est (presque) toujours un conseiller d’Etat qui est son secrétaire général, véritable cheville ouvrière du Conseil constitutionnel, pour le résultat que l’on sait.
Car le Conseil d’Etat lui-même est dans une position délicate à l’endroit du pouvoir, exécutif principalement, dans la mesure où il est à la fois son conseil officiel, mais aussi son juge, ce qui en fait une institution qui est « juge et partie », en dépit de certaines précautions procédurales prises avec le temps. Ses membres ou anciens membres ne sont donc pas de très bons candidats à l’esprit d’indépendance nécessaire à l’exercice de la justice constitutionnelle concernant des lois dont la plupart sont l’œuvre et la mise en œuvre du travail du gouvernement et du Président de la République.
Enfin, quitte à fâcher, il faut convenir qu’être conseiller d’Etat, c’est être juriste « sur le tard » : peu ont reçu une formation longue et complète en droit, lorsque par exemple les conseillers sont issus de l’ancienne École Nationale d’Administration ou de l’actuel Institut national du Service public qui ne sont pas des formations au droit mais des formations dans lesquelles il y a quelques enseignements en droit.
Et la question n’est d’ailleurs pas tant celle d’être forcément juriste que d’être en position d’appliquer sans ciller les prescrits constitutionnels à un pouvoir qui les ignorerait, ce qui ne correspond pas à la situation du Conseil d’Etat et de ses membres.
Les nominations qui se profilent éteignent donc tout espoir – si on devait en avoir un – de faire de la justice constitutionnelle l’instrument des limites posées par l’écriture de la constitution à un exercice du pouvoir au-delà de celles-ci.
Lauréline Fontaine, autrice de La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social, Amsterdam, janvier 2025.