Cette contribution a été écrite au mois de mai 2022. Elle est à paraître dans les Mélanges Sériaux coordonnés par Vincent Egea pour les éditions Mare et Martin.
La pensée d’Alain Sériaux en est une, à la fois précise et engagée. Qu’on ne s’y retrouve pas toujours ou pas complètement ne change rien à l’affaire. Quitte donc à faire preuve d’un peu trop de sélectivité dans sa pensée, je prends à mon compte l’idée même que rendre la justice dans le cadre d’un système juridique institué comporte bien des « enjeux éthiques » sur lesquels les juristes ne peuvent faire silence, puisque, en suivant Alain Sériaux, le juridique est fondamentalement l’éthique[1], et ceci d’ailleurs indépendamment de tout fondement naturel ou divin supposé. En effet, puisque rendre la justice au nom du droit repose sur une action d’un ou de plusieurs individus, elle suppose de pouvoir être envisagée du point de vue des positions qu’ils adoptent et de leur rationalité, considérant qu’il existe au sein de l’espace social toute une série de normes et de réflexions – juridiques en premier lieu – qui peuvent constituer le support de ces jugements éthiques. Lorsque par exemple le droit permet, tolère ou interdit la rupture d’un contrat dans certaines conditions, il porte avec lui une manière de voir le monde qui implique de pouvoir formuler un jugement à partir d’elle. Et comme le droit fait système au sein d’un système plus vaste – celui de la société -, ses « valeurs », qui en constituent l’aspect sans doute le plus déterminant en tant que droit, peuvent être comprises et analysées à partir de la combinaison de l’ensemble des règles de droit et à partir de leur articulation avec les autres normes. Ecarter de l’analyse des jugements et des juges la question de l’éthique correspond à une éthique propre des observateurs et des acteurs impliqués, qui étrangement récusent toute éthique ou toute morale dans leur activité. Cela suppose aussi qu’on puisse parler avec exactitude du droit sans parler des hommes et des valeurs qu’il porte avec lui, ce qui est tout simplement passer à côté du droit lui-même. C’est donc prendre une responsabilité vis-à-vis de ceux à qui les analyses sont destinées.
Si l’on se résout donc à parler de « justice » constitutionnelle, sa dimension éthique ne peut pas être écartée des analyses, au risque de manquer sa réalité dans un système donné. Comment s’y prendre alors ? Sans doute plusieurs attitudes sont possibles et, puisque le titre de cette contribution reprend celui de l’étude d’Alain Sériaux, « Les enjeux éthiques de l’activité de jurisdictio », et quitte encore une fois à être sélectif, j’en retiens plusieurs idées. D’abord, les enjeux éthiques de l’activité de jurisdictio se situent au niveau de chaque juge dont le rôle est de « mettre chaque chose à sa place » (p. 293), ce qui implique pour le juge qu’il puisse « discerner dans les choses humaines quelle est la juste place que chaque personne doit occuper par rapport aux autres » (p. 294), faisant que les juges ont une « inéluctable responsabilité envers des êtres humains singuliers, de chair et d’os » (p. 298). Et, dans la mesure où la justice et la vérité impliquées par cette idée de « juste place » ne sont pas données, « des siècles de raisonnabilité, voire de rationalité, nous ont habitué à exiger de tous et de chacun une opinion motivée, un savoir qui donne sans scrupules et en toute honnêteté ses raisons » (p. 301). La chose est entendue, « aucune éthique digne de ce nom ne peut se passer de cet exposé des raisons de décider pro ou contra » (pp. 302-303). Il ressort de ces différents éléments que l’éthique de l’activité de jurisdictio est donc d’abord une exigence, que Sériaux qualifie aussi de responsabilité. Cela fait que l’audace nécessaire dans le jugement « n’est toutefois possible et souhaitable que si le juge est suffisamment rompu à la méthode de réflexion sur ce qui est naturellement juste, ce qui exige ni plus ni moins qu’une véritable formation intellectuelle et morale » (pp. 304-305).
Dans la moindre activité exercée ou proposée en cet encore début de XXIè siècle, les credo semblent pourtant aller à l’inverse, puisqu’en tout il faut de fait renoncer à l’éthique, pour cause de gestion de la pénurie, de principe de réalité, d’urgence ou de soit-disante nécessité. Si donc comme Alain Sériaux on peut imaginer que « le procès et sa juste issue reconstituent l’histoire humaine, individuelle et sociale » et qu’ainsi « ils lui restituent (…) de son humanité » (p. 311), ou qu’au moins ils en ont la vocation, ce serait là désormais réservé aux malheureux idéalistes. L’idée a été abandonnée comme quête réelle, une résignation à ne jamais essayer d’aller dans ce sens. Autrement, la justice ne serait pas dans l’état misérable dans lequel elle se trouve aujourd’hui[2].
Dans le panorama de la justice contemporaine, il en est pourtant une qui pourrait avoir encore les moyens de satisfaire à l’exigence de l’activité de jurisdictio, au regard de son relatif faible volume de contentieux et du statut privilégié des normes de référence, en haut de la hiérarchie : la justice constitutionnelle, qui consiste à déterminer si les lois adoptées ou en vigueur sont bien conformes aux règles et principes fondamentaux fixés dans la Constitution politique du pays et si, dans des affaires judiciaires, elles doivent ou ne doivent pas être appliquées. Mais, surprise, la justice constitutionnelle, en France singulièrement, est rendue dans l’ignorance crasse des enjeux éthiques de toute activité de jurisdictio : rendre la justice constitutionnelle n’est pas une activité politique et il faut à la fois être suffisamment formé et disposé à la rendre (1), permettant ainsi que puissent s’exposer les raisons de décider, qualités et exposés qui manquent cruellement à la justice constitutionnelle française dont les insuffisances sont encore à faire apparaître (2)[3].
- Être formé et disposé à rendre la justice constitutionnelle
La justice constitutionnelle c’est le fait de dire le droit en vertu de la Constitution, c’est-à-dire en vertu d’un ensemble de règles dont l’objet est d’instituer, de régler et de limiter l’exercice du pouvoir politique. Comme n’importe quelle autre règle de droit, le texte et l’idée constitutionnels ont vocation à déterminer une manière de penser l’ordre social. Le texte français est assez court (89 articles comportant au total 106 dispositions), il comprend des formules parfois très précises, sur les procédures à suivre par exemple, et parfois assez générales, qui intéressent presque toutes le projet social fondamental. Ainsi par exemple lorsqu’il dit que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (article 1er). Le texte s’inscrit par ailleurs dans une histoire constitutionnelle nationale et mondiale riche qui contribuent à en donner le sens et qui font « l’idée constitutionnelle », à savoir une limite à l’exercice du pouvoir politique. Ce dernier ne peut ainsi pas « diviser » la République sans violer la Constitution, sans aller au-delà des pouvoirs qui le font comme institution républicaine. Voilà le principe, il est facile à identifier puisqu’il suffit de lire le texte.
C’est au niveau de sa mise en œuvre que les choses se compliquent. En effet, qu’est-ce que « diviser » la République, c’est-à-dire porter atteinte à son « indivisibilité » ? Qu’est-ce que la « laïcité », qu’est-ce que la « démocratie », qu’est-ce qu’une République « sociale » ? La difficulté de l’exercice se comprend d’emblée : « dire la justice » selon la Constitution, c’est faire un travail délicat de recherche de sens, tout à la fois théorique et pratique, sans cesse renouvelé, à partir d’une somme d’éléments tenant tant à la connaissance qu’à la réflexion et à la confrontation d’idées. Comprendre la parole de la Constitution ne relève pas de l’improvisation, mais d’un long travail qui consiste fondamentalement à comprendre ce que les hommes ont voulu faire avec leur Constitution, comment par exemple ils comprennent la notion de liberté ou d’égalité, au-delà de simples généralités et au-delà des contingences, velléitaires et changeantes de la classe politique en exercice.
Le caractère vertigineux de ces questionnements frappe tout groupe ou tout assemblée qui veut commencer à y réfléchir, quelle que soit sa composition, avec ou sans compétences spécifiques. Le travail du juge constitutionnel est de mettre en perspective les actes ou les normes qu’il contrôle au regard de cette Constitution ainsi interrogée. C’est un travail d’autant plus difficile et délicat que, au-delà de ce que semble dire une formule du texte, il faut pouvoir repérer toutes ses conséquences, attendues et inattendues, pour la vie sociale, économique, culturelle, familiale, amicale, associative ou politique. Car il importe de garder à l’esprit que le travail engagé par le contrôle de la constitutionnalité des lois intéresse d’abord la vie des membres du corps social sous ses différents aspects : vie sociale, économique, culturelle, familiale, amicale, associative, politique enfin. C’est au regard de ces considérations que doit s’effectuer le contrôle de l’exercice du pouvoir politique. Au surplus, il faut aussi mettre la règle en perspective avec les autres règles de droit : dans la mesure où elles existent aujourd’hui par milliers, cela relève de la gageure.
Dire la Constitution ce n’est pas faire de la politique, c’est dire ce que la politique peut faire ou ne pas faire, ce qui, on en conviendra, n’est pas la même chose. Dire la justice selon la Constitution, c’est opposer une parole fondamentale à l’action politique contingente et située, et non émettre une parole de même nature. Concevoir et faire la loi, comme ministre, comme parlementaire ou comme toute personne qui y contribue, ce n’est pas la même chose que d’en comprendre les tenants et les aboutissants au regard du projet constitutionnel et du système juridique dans son ensemble. Il suffit d’écouter les débats des parlementaires en commission et en séance pour s’en apercevoir. La culture de la compréhension du droit leur manque le plus souvent, et notamment du droit de la Constitution. Si ce manque de culture peut faire partie du « jeu » politique de la démocratie au niveau de la fabrication des lois, on comprend qu’une telle méconnaissance au niveau de la justice compromet l’avenir même d’une société organisée selon le droit.
S’il est « politique » par ses effets, le travail du juge constitutionnel doit s’appuyer sur une haute capacité à entrevoir, à travers la règle juridique, sa technique et parfois sa complexité, les enjeux sociétaux qui la traversent. C’est la raison pour laquelle la technique juridique est nécessaire, même si, à beaucoup d’égards, elle ne paraît pas suffisante. Si on peut donc exiger que tout ou partie significative des membres du Conseil constitutionnel aient des compétences juridiques fortes, adéquates, la capacité de réflexion à partir de considérations politiques, philosophiques et sociétales est une autre qualité indispensable, bien qu’elle ne puisse se « coder » par des critères qui seraient posés dans la loi. Mais on peut dire que l’usage, l’expérience « significative », sur un temps long, de compétences juridiques fortes, peut être un moyen d’acquérir cette capacité de réflexion au-delà de la compréhension technique de la règle de droit : les modalités de l’inscription profonde du droit dans l’espace social ne peuvent en effet s’apercevoir qu’avec l’expérience du travail sur le droit et avec le droit. Tout avocat, juge ou professeur qui a derrière lui une longue expérience pourrait attester de ce que la connaissance du droit murit et se transforme au fil du temps.
La notion de « qualifications juridiques adéquates » emporte donc non seulement des compétences acquises au titre d’une formation complète en et au droit, souvent longue – ce qui ne correspond par exemple pas à la formation reçue à Science Po ou à l’Ecole Nationale d’Administration (devenue Institut National du Service Public au 1er janvier 2022) -, mais aussi une expérience significative de l’exercice de ces compétences mettant le droit au premier plan. La notion d’expérience significative renvoie à l’idée que l’exercice du droit aura été privilégié à toute autre fonction ou mission. A cet égard, l’expérience du pouvoir ou de proximité avec le pouvoir ne peut être un atout que si elle est restée ponctuelle. Le caractère très occasionnel ou ponctuel de la collaboration avec le pouvoir politique est même une condition pour considérer comme acquise l’indépendance des membres du Conseil constitutionnel.
Car s’agissant de la connaissance du droit, il semble que compétence et indépendance aillent de concert. L’exigence de qualifications juridiques adéquates ne permet pas seulement que les membres du Conseil constitutionnel aient une idée plus juste de la dimension véritable de la justice constitutionnelle, elle serait aussi, si elle était posée, un élément clé de leur indépendance. C’est là un fait assez peu souvent souligné : les professions fondées sur un travail constant et renouvelé de la connaissance du droit – la magistrature, l’avocature et le professorat à l’Université – se caractérisent toutes – au moins dans les pays de culture démocratique -, par leur indépendance statutaire, c’est-à-dire protégée par la loi, ce qui, sur le temps long, est de nature à favoriser une pratique, même si tous ne pratiquent pas cette indépendance de la même manière. L’un des plus grands défenseurs de la justice constitutionnelle en France dans les années 1970 et 1980, le constitutionnaliste Louis Favoreu, indiquait ainsi dans un article séminal que la forte présence de professeurs d’université dans la plupart des cours constitutionnelles européennes, qui était soulignée comme une singularité et une spécificité européenne, s’explique « par le fait que c’est dans leurs rangs que l’on a plus facilement trouvé des personnalités indépendantes lors du passage des régimes autoritaires aux régimes démocratiques »[4]. Bien qu’il ne pensât pas, à tort, devoir appliquer ce principe au Conseil constitutionnel français, le constat de l’indépendance des professeurs d’université dans des pays autrefois sous le joug de l’U.R.S.S. emporte a fortiori ce même constat dans des pays plus anciennement démocratiques.
C’est selon ce principe de l’indépendance déjà acquise que se composent effectivement la plupart des cours constitutionnelles et suprêmes dans les démocraties comparables à la France. C’est même à raison de ce que les juges constitutionnels doivent leur légitimité à être d’abord de véritables juristes qu’on leur reconnaît plus volontiers la légitimité de formuler en toute indépendance des préférences politiques sans se décrédibiliser dans l’exercice de leur fonction, au moins idéalement[5]. La nécessité de l’indépendance des juges de la constitutionnalité des lois vis-à-vis des pouvoirs qu’ils contrôlent (le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif) est donc une raison supplémentaire pour que l’on puisse considérer comme hautement souhaitable que les membres des cours constitutionnelles et suprêmes soient des hauts magistrats, des avocats de longue expérience, des professeurs de droit, également d’expérience. Et s’il est des juristes de haut niveau et de longue expérience liés à l’exercice du pouvoir politique, on pourrait imaginer l’institution d’un délai de rigueur avant leur possible nomination au Conseil constitutionnel. Cela pourrait en effet leur permettre de retrouver la pratique et le goût de leur activité de juristes indépendants, si d’ailleurs l’on considère cela possible, tant l’exercice du pouvoir semble chez tous laisser une trace indélébile, tandis que l’indépendance, elle, reste assez difficile à pratiquer, même lorsqu’elle est protégée par un statut spécifique.
Analysée sérieusement, la mission confiée au Conseil constitutionnel devrait donc reposer sur une connaissance, une expérience et une réflexion qui ne s’improvisent pas. Mais, résolument conçu comme un démembrement des pouvoirs qu’il doit en principe contrôler, le Conseil constitutionnel est l’un des seuls organes de justice constitutionnelle au monde où aucune formation spécifique n’est exigée pour y entrer. Si tel est aussi le cas du Tribunal fédéral suisse et de la Cour suprême des Etats-Unis, n’y sont aujourd’hui nommés que des juristes de haut niveau, marginalisant complètement la France, quand bien même cette nécessité première n’épuise pas la problématique de la justice constitutionnelle. L’absence de ces critères entraîne en France que les personnalités nommées au Conseil constitutionnel ont presqu’exclusivement un profil « politique », et rarement des compétences juridiques véritables[6].
De toute évidence, la perception que le monde politique et la plupart des membres du Conseil constitutionnel ont de la justice constitutionnelle contribue à vider de tout contenu l’activité de jurisdictio. Un témoignage commence maintenant à être connu, celui d’Alain Juppé lors de son audition afin d’être nommé au Conseil constitutionnel en 2019, lors de laquelle il invoque avec ironie et sympathie un « droit à l’oubli » à propos des enseignements de droit constitutionnel et de droit administratif qu’il a suivis à Sciences Po, c’est-à-dire quelques décennies avant sa nomination au Conseil ! De la même manière enfin, à l’Assemblée nationale en février 2022, le rapporteur qui interrogeait Jacqueline Gourault la « rassure » en lui précisant qu’il ne souhaite pas lui faire passer un « examen de droit de L1 », c’est-à-dire de première année de droit. Entendre, s’il peut s’agir d’éviter que Jacqueline Gourault ne vienne à rater cet examen, il s’agit surtout de situer la mission du Conseil constitutionnel à un niveau de difficulté assez peu élevé. Une connaissance basique des enseignements de la première année de droit suffirait… Pas étonnant alors que, venant d’apprendre qu’Alain Juppé était proposé pour siéger au Conseil constitutionnel, l’un de ses collaborateurs à la mairie de Bordeaux se félicitait qu’ainsi, en quittant la mairie, Alain Juppé aurait un peu moins de travail… Le témoignage livré par l’ancien président de l’institution, Jean-Louis Debré, à travers son ouvrage Ce que je ne pouvais pas dire, ne fait lui-même nullement porter l’attention sur le travail exigeant intellectuellement auquel se livreraient les membres du Conseil constitutionnel, pour ne le faire paraître que comme une autre forme d’exercice du pouvoir politique.
- Exposer et prendre la responsabilité des raisons de décider
L’absence de réelle motivation dans le texte même des décisions a été remarquée depuis fort longtemps, et sa critique s’accroit à mesure que les autres juridictions françaises font un effort de motivation, à mesure aussi que l’on perçoit l’importance et la difficulté de la mission du Conseil de « dire la justice de la Constitution », et de ce que l’on prend connaissance du travail effectué par la plupart des autres cours constitutionnelles et suprêmes des démocraties comparables.
Manque cruellement aux décisions du Conseil constitutionnel français toute espèce de motivation de la solution décidée par les conseillers. Ses décisions se présentent plutôt comme une formalisation de ce qui pourrait découler d’un algorithme dont on ignorerait les données qui en constituent le fondement, c’est-à-dire ses éléments de programmation. Pas besoin de machine pour produire de l’incompréhension et de l’opacité, les hommes savent tout aussi bien faire par eux-mêmes, comme l’illustrent les décisions du Conseil constitutionnel. Si on peut parler d’indigence du contrôle, c’est parce que celui-ci se manifeste dans un état de misère argumentative et de pauvreté intellectuelle. Ce qui se voudrait être une argumentation est tout au plus une affirmation péremptoire, la plupart du temps prenant la forme suivante : « en disant ce qu’elle dit, la loi ou une disposition de la loi, est ou n’est pas contraire à la Constitution ». De la Constitution le Conseil aura préalablement et simplement recopié l’énoncé qu’il a choisi comme référence, ou le principe dont il aura simplement indiqué dans une précédente décision, sans argumentation, qu’il a valeur constitutionnelle. Mais à la question pourquoi telle ou telle disposition de la loi est contraire ou n’est pas contraire à la Constitution ?, le Conseil ne répond pas. Ou plutôt, il « ferme la porte » à l’argumentation en répondant : parce qu’elle dit ce qu’elle dit. Prétendre que c’est laconique n’est même pas un euphémisme, c’est une tromperie. Ce qu’énonce le Conseil constitutionnel n’est pas un raisonnement, ni une motivation véritable.
Prenons l’exemple de la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, une décision longue qui présente la particularité d’avoir censuré presque cinquante dispositions d’une loi qui en comptait 224. Mais, au regard de la diversité des questions abordées par la loi, on ne peut pas dire que la décision soit finalement si longue, et elle est même extrêmement courte puisqu’elle ne compte finalement que 33 pages pour plus d’une centaine de dispositions législatives contrôlées. Cette brièveté est la conséquence du mode opératoire du Conseil, qui peut être illustré par le contrôle des dispositions dont il considère qu’elles sont ou ne sont pas « dépourvues de portée normative ».
Pour ce faire, le Conseil énonce d’abord, sans explication, qu’il résulte de l’article 6 de la Déclaration de 1789 « comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ». Etant donné que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme indique que « La loi est l’expression de la volonté générale… », on a quelques difficultés à voir d’emblée dans cette disposition que « la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ». A ce stade, on ne dispose d’aucun élément pour déterminer en quoi l’exigence de portée normative est constitutionnelle et découle de l’article 6 de la Déclaration de 1789. On ne sait pas non plus d’ailleurs ce qu’est une disposition qui a une « portée normative ». Pourtant, après avoir seulement recopié les énoncés de la loi qui est soumise à son contrôle, le Conseil affirme dans la foulée qu’ils « ne sont pas dépourvus de portée normative » et que « le grief tiré de la méconnaissance de l’exigence de portée normative doit donc être écarté ». A ce stade encore, rien n’apparaît comme une quelconque motivation de la solution choisie : il ne dit pas pourquoi les dispositions en question « ne sont pas dépourvus de portée normative », mais seulement qu’elles ne le sont pas.
Dans la même décision, le Conseil conclut à propos d’un autre article de la loi, dont il recopie aussi l’énoncé, qu’il est « dépourvu de portée normative », et qu’il est « contraire à la Constitution ». L’article en question disait que « La Nation reconnaît le droit de chaque jeune atteignant à compter de 2020 l’âge de dix-huit ans à bénéficier, avant ses vingt-cinq ans, d’une expérience professionnelle ou associative à l’étranger ». On n’en saura pas plus.
Sur le plan strictement formel, on pourrait convenir que le Conseil constitutionnel répond bien à la question pourquoi cet article est-il conforme ou contraire à la constitution ? C’est parce que, répond le Conseil, il n’est pas ou est dépourvu de portée normative. Mais on ne saura pas pourquoi, ni en théorie, ni dans le cas de la loi contrôlée. Pour le savoir, il suffirait apparemment de lire le texte de la Constitution et de la loi dont des extraits sont recopiés dans la décision. Etonnamment, la doctrine qui lit les décisions dit souvent qu’il faut chercher les explications à une décision ailleurs que dans la décision.
En premier lieu, il faudrait les chercher dans des décisions précédentes, même si, contrairement à la pratique des autres cours constitutionnelles ou suprêmes des démocraties comparables, elles ne sont pas citées ou mentionnées par le Conseil constitutionnel. Lorsque le juge européen des droits de l’homme, le juge de l’Union européenne, le juge américain ou le juge allemand se réfèrent à leurs décisions précédentes, ils les citent. Pas le Conseil constitutionnel. Mais si on fait cet effort d’aller chercher une explication dans les décisions précédentes du Conseil, un effort en partie réservé à la « doctrine » qui fait métier de connaître et de comprendre ces décisions, il ne faut pourtant pas compter y voir plus d’explications : on tombera immanquablement sur le même procédé consistant pour le Conseil à affirmer que la Constitution dit ceci ou cela, qui ainsi l’obligerait à conclure à la constitutionnalité ou à l’inconstitutionnalité de la loi contrôlée. S’agissant de l’exigence constitutionnelle de portée normative de la loi qui, si elle en est dépourvue, peut être censurée par le Conseil, la première formulation qu’en a faite le Conseil au nom de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 date d’une décision de 2004 dans laquelle il n’est pas plus disert, puisque son considérant de principe est le suivant : « Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : ‘La loi est l’expression de la volonté générale’ ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ». Rien avant, rien après. Ce n’est donc pas dans la jurisprudence même du Conseil qu’on peut identifier les éléments propres à constituer une réflexion autour du projet de société résultant de la Constitution et les raisons profondes pour lesquelles telle ou telle loi est ou n’est pas contraire à la Constitution.
D’aucuns prétendent alors que, en second lieu, on pourrait trouver des explications dans le communiqué de presse qui accompagne une décision. Mais il suffit d’aller voir pour s’apercevoir que là encore on fait chou blanc.
Récemment, la « jurisprudence Covid » n’a pas donné une meilleure image du travail effectué par le Conseil, et encore moins du point de vue de la structure de ses décisions, puisque toute loi nouvelle qui était présentée par le gouvernement comme destinée à « lutter contre la propagation du virus de la Covid 19 » était en quelque sorte automatiquement validée comme poursuivant l’objectif constitutionnel de protection de la santé publique : aucun contrôle – même apparent – de la réalité de la pertinence et de la proportionnalité des mesures envisagées, aucune donnée exposée factuellement sur la situation au regard de laquelle le législateur justifiait les mesures adoptées. Rien. Ni discussion, ni références précises, seulement des affirmations, équivalentes à celles alors produites par tous les acteurs politiques et médiatiques. Ainsi, par exemple, dans l’une des premières « décisions Covid » en juillet 2020 (décision DC n°2020-803 du 9 juillet), le Conseil a estimé, sans exposer aucune donnée de fait ou de droit, que « les rassemblements de personnes, les réunions ou les activités qui se déroulent sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public présentent un risque accru de propagation de l’épidémie du fait de la rencontre ponctuelle d’un nombre important de personnes venant, parfois, de lieux éloignés », et, qu’« une telle réglementation répond donc à l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Ni plus ni moins. S’il appartient à chacun de paraître d’accord ou en désaccord avec la solution choisie – la validation de la loi -, on doit bien comprendre que, parce que le Conseil prend ces positions sans produire aucune donnée qui l’attesterait, il aurait tout aussi bien pu soutenir le contraire, sans que cela soit plus explicable.
Il ne semble pas que cette manière de faire corresponde à ce qu’on peut attendre d’une cour constitutionnelle qui, certes, ne doit pas juger « hors sol », c’est-à-dire en dehors de la réalité, mais qui doit faire reposer ses jugements sur des éléments solides et tangibles. Le Conseil constitutionnel agit comme s’il lui suffisait d’affirmer quelque chose pour que l’on doive le considérer comme l’expression légitime de la Constitution ou de la loi qu’il contrôle.
Cette manière de faire a été l’habitude des conseillers avant leur entrée au Conseil, qui la plupart du temps ne sont ni des juges ni des juristes indépendants. On peut à cet égard établir un parallèle intéressant entre les auditions auxquelles les futurs membres du Conseil constitutionnel sont soumis et le mode de rédaction des décisions. Lors de ces auditions, les personnalités proposées écoutent une batterie de questions puis répondent « en bloc » de manière extrêmement brève (d’une phrase à quelques-unes), quand ils répondent d’ailleurs, parce qu’ils peuvent considérer qu’ils n’ont pas à répondre à telle ou telle question. Ce qui est frappant est leur non intention d’ouvrir une discussion sur les questions constitutionnelles, et leur apparente incapacité à en avoir une, comme il est frappant de constater que les parlementaires sont dans le même état d’esprit. Au-delà du fait de dire que la Constitution est une chose importante, rien vraiment, ou si peu, ne semble pouvoir être dit. Quiconque prend la peine d’écouter ces auditions et qui prend la justice constitutionnelle au sérieux ne peut être que navré de leur déroulement. On ne peut parler de discussion sérieuse sur la Constitution comme projet social, lorsque celle-ci se limite à quelques questions-réponses en un peu plus d’une heure de temps à son maximum. Mais il est vrai que nous aurions presque pris l’habitude de cette manière de faire que nous oublions parfois que ce n’est peut-être pas très « normal ». Le « style » de ces auditions et ce qu’on y entend – et surtout ce qu’on n’y entend pas – tout à la fois augurent et paraissent la conséquence du style identique des décisions du Conseil : il n’y a pas de place pour la réflexion et la discussion. C’est peut-être d’ailleurs pour cette forme de fin de non-recevoir à la réflexion et à la discussion que ces personnalités semblent être « faites pour le job ».
Il n’y a donc pas au Conseil constitutionnel de travail repérable sur la Constitution, même pas dans les délibérations aux archives desquelles on peut avoir accès depuis 2008 pour les décisions datant de plus de 25 ans. On y aperçoit que l’essentiel du temps est passé à expliquer les lois, ce qui signifie que très peu est passé à parler de la Constitution. On peut aussi y observer que la Constitution est principalement abordée sous l’angle de la jurisprudence passée du Conseil, et jamais véritablement à partir de son texte même, de son histoire, de la signification du constitutionnalisme, etc. De ce point de vue, c’est un grand vide qui caractérise les délibérations, là où, au contraire, compte tenu de la composition problématique du Conseil constitutionnel, elles devraient abonder plus encore en recherches et en interrogations sur les principes constitutionnels.
Pour
l’heure, l’idée est entretenue que la mission des conseillers est équivalente à
l’exercice du pouvoir politique, pour lequel ils disposeraient donc de
l’expérience suffisante. Le conseiller lui-même ne perçoit pas la nature de sa
mission. C’est bien simple, on n’a jamais vu un conseiller démissionner pendant
son mandat pour cause de situation alarmante du Conseil, ou même en faire un
véritable sujet de débat à l’expiration de son mandat. Le Conseil s’affiche
lui-même sur son site internet comme le « garant des libertés » sans
prendre la responsabilité de cette affirmation, sans en partager publiquement
et socialement les ressorts et les enjeux, alors qu’il dispose du
« pouvoir » de censurer ou de ne pas censurer les lois qu’il
contrôle. A propos du juge, Alain Sériaux estime que « sa nécessaire potestas ne peut, en d’autres termes,
s’exercer que dans le cadre d’une auctoritas,
d’un savoir qui lui est socialement reconnu pour diligenter au mieux la
procédure dans laquelle il est lui-même impliqué à titre de gouvernant »
(p. 300). Le Conseil constitutionnel lui n’exerce que sa potestas et ignore ainsi ce qui fait le sens du droit dans les
systèmes occidentaux, l’auctoritas
qui lui donne à la fois sens et légitimité.
[1] Alain Sériaux, « Les enjeux éthiques de l’activité de jurisdictio », in Jean-Marie Carbasse et al. (dir.), La Conscience du juge dans la tradition juridique européenne, P.U.F, 1999, pp. 293-311.
[2] Voyez Jérôme Casey, « Sauvons la justice civile », Le Monde daté du 21 mai 2022.
[3] Pour un panorama de ces insuffisances, voyez ma contribution dans l’ouvrage dirigé par Elina Lemaire et Thomas Perroud , Le Conseil constitutionnel à l’épreuve de la déontologie et de la transparence, IFJD, 2022, pp. 151-197, et plus généralement l’ensemble des contributions de l’ouvrage. Voy. aussi mon ouvrage à paraître aux éditions Amsterdam (mars/avril 2023), La Constitution maltraitée. Essai sur l’injustice constitutionnelle, qui comprend des développements communs avec la présente contribution.
[4] Je souligne. Louis Favoreu, « La légitimité du juge constitutionnel », Revue Internationale de Droit Comparé, 1994, p. 578.
[5] Il existe peu de pays aujourd’hui où la désignation des juges constitutionnels ne pose pas un problème politique, indépendamment des qualités professionnelles et des expériences incontestables des personnes qui sont nommées. Au printemps 2022, l’actualité de la Cour suprême américaine relativement à la question de l’avortement illustre ces enjeux.
[6] La composition actuelle du Conseil constitutionnel est très homogène. On y compte donc une membre qui a été élève de l’Ecole Nationale de la Magistrature et magistrate pendant 20 ans, mais qui n’a visiblement été nommée que parce qu’elle a participé à l’exercice du pouvoir (Véronique Malbec) ; deux membres sont avocats de profession avec une longue expérience, mais ont presque toujours simultanément exercé des fonctions politiques électives, au niveau local d’abord, puis au niveau national, en étant tous deux sénateurs pendant 12 et 13 ans (Jacques Mézard et François Pillet) ; une membre est titulaire d’un diplôme de troisième cycle en droit, et a fait toute sa carrière comme administratrice à l’Assemblée nationale pour terminer secrétaire générale de cette même assemblée (Corinne Luquiens) ; quatre membres sont énarques (dont on rappelle qu’il ne s’agit pas d’une formation en droit), dont deux anciens premiers ministres (Alain Juppé et Laurent Fabius), un ancien directeur de Cabinet du président du Sénat (François Seners), et un ancien directeur général du groupe AXA et membre du Conseil d’Etat, Conseil dont la fonction est précisément d’accompagner l’exercice du pouvoir (Michel Pinault) ; une membre enfin a été un temps professeure d’histoire-géographie, pour ne plus exercer que des fonctions locales et sénatoriales pendant 25 ans, et finalement ministérielles pendant 5 ans (Jacqueline Gourault).