Ce texte est destiné à figurer dans l’ouvrage rassemblant des études en hommage à la Professeure Catherine Labrusse, 2022.
Les corps sans sujets
et le déni de sujet[1]
[1] Les réflexions qui suivent sont issues de l’écriture d’un ouvrage en cours sur les évolutions du droit contemporain, dont certaines ont déjà été succinctement exposées, notamment dans « L’un et le multiple : réflexions sur la mise à l’écart du sujet en droit et dans la pensée de Gilles Deleuze », à paraître dans J. Guittard, E. Nicolas et C. Syntez, Deleuze face à la norme, Mare et Martin, 2021 (et reproduit ici : https://www.ledroitdelafontaine.fr/lun-et-le-multiple-reflexions-sur-la-mise-a-lecart-du-sujet-en-droit-et-dans-la-pensee-de-gilles-deleuze/).
Parler de corps et de sujets dans un recueil consacré à Catherine Labrusse-Riou n’a vraiment rien d’original, tant elle a pensé ces deux idées à travers ses différentes réflexions, et le plus souvent de manière profonde, ne cédant pas aux modes. Les constats qu’elle a faits n’ont en conséquence pas toujours fait l’objet d’une prolongation ou, ce qui serait mieux, d’une appropriation par ses lecteurs, et a fortiori par ses non-lecteurs. Ainsi lorsqu’elle se demande comment se représenter « un corps sans personne ? », ou lorsqu’elle observe que « le refus du sacrifice de l’utile, fût-il thérapeutique, se paie d’un sacrifice symbolique autrement grave (…), celui d’une représentation unitaire et non schizophrène de l’être humain dans les institutions juridiques », ou enfin lorsqu’elle pointe que « l’anonymat constitue le pivot d’une entreprise de dépersonnalisation du corps, indispensable à son utilisation au profit collectif et conforme à une certaine orthodoxie médicale puisée dans la science expérimentale ». La mise en lien du corps physique et du sujet pensant est une entreprise ancienne ; elle est souvent à peine effleurée par les juristes – ou si mal, même lorsqu’il s’agit de penser le droit du corps ou des corps.
Je voudrais ici poser quelques éléments d’analyse de la société contemporaine à travers son droit, en partant non du droit du corps mais du droit des sujets. Le vocabulaire du droit positif recourt assez peu au terme de « sujet », en utilisant surtout le radical pour désigner des situations ou mécanismes spécifiques, à l’instar de l’assujettissement (en droit fiscal par exemple) ou des sujétions « imprévues » (en droit administratif). En ce sens, le terme de « sujet » est compris dans la continuité de sa construction étymologique, à savoir qui est « mis » « sous », et c’est aussi dans ce sens que des règles juridiques emploient l’expression « être sujet à ». De son côté, la doctrine emploie volontiers l’expression « sujet de droit » pour désigner les titulaires de droits ou prérogatives reconnues en vertu du droit, qui constituent la raison initiale du droit : il n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas des sujets de droit, c’est-à-dire les êtres vivants et parlants que nous sommes, même si nous avons étendu le droit à des entités fictives, à l’instar des groupements, associations ou entreprises, et même si nous discutons encore d’une extension du droit à des êtres ou entités non parlantes, à l’instar des animaux, de la nature ou des robots. Cette base a priori indépassable du droit – les sujets – qui en fait un langage, c’est-à-dire une lecture proprement humaine du monde qui nous entoure, tend à être surpassée idéologiquement par un idéal d’objectivité qui ne semble pas trouver beaucoup de limites. L’idéologie de l’objectivité est ainsi celle de la valorisation d’une immanence imaginée possible sur toute singularité, que l’on trouverait à travers les lois « scientifiques », à travers l’égalité absolue postulée entre les êtres humains, voire entre les êtres humains et toute autre entité reconnue au titre du droit. Qui ne rêve pas d’un droit qui ne différencierait personne, qui conduirait à un absolu et identique traitement de tous et partout, fondé sur les certitudes de la science et de la technologie ? Qui serait contre le fait que nos actions soient toujours juridiquement fondées et sans « risque » ? Qui ne voudrait pas d’une assurance de ne jamais être soumis aux caprices des hommes et ne se soumettre qu’à des lois indiscutables ?
Ces idéaux ou leurs avatars, fondés sur la conscience de notre relative faiblesse de sujet confrontée à la multiplicité des autres, peu discutables sous peine de vouloir établir des hiérarchies sociales, sont le lit de pratiques et de règles juridiques qui portent une forme de détestation de la subjectivité. Cette affirmation peut étonner si l’on pense par ailleurs à ce qui apparaît comme des diktats de la subjectivité, à savoir les injonctions faites au droit de reconnaître comme du droit tout ce qui relève de la volonté subjective des individus, suivant le train des capacités scientifiques et technologiques du monde contemporain et l’assouvissement apparent de tout désir d’impossible : vouloir être un homme quand on naît femme, dès le plus jeune âge, vouloir un enfant quand on n’a pas les dispositions physiologiques et biologiques pour enfanter, vouloir un accès gratuit à l’eau potable dans un territoire non urbanisé, vouloir être reconnu d’un autre âge que celui correspondant à son année de naissance, etc.. Les possibilités, contrairement à ce que l’on dit, apparaissent presque sans limites, et elles concernent il est vrai souvent les corps, mais pas seulement. Cette subjectivité tous azimuts comme source de droits ne doit pas nécessairement être prise au pied de la lettre, et il se pourrait qu’elle soit au contraire l’effet d’une très forte volonté de normalisation, soutien d’un désir inaperçu d’effacer, voire de nier une subjectivité problématique, presque intrinsèquement hors de la norme (1). Bien des règles et pratiques du droit contemporain trahissent ce désir, qui conduisent ici à dépersonnaliser les relations de droit (2), ailleurs à effacer la trace des personnes (3), et enfin à soumettre des corps enfin dépossédés juridiquement de leur subjectivité (4). De lourdes affirmations qui apparaîtront très discutables – et de surcroît très peu développées dans cette étude – d’autant qu’elles vont à rebours de ce qu’elles expriment ici, à savoir le fil d’une subjectivité. Pas sans efforts toutefois. Que Catherine Labrusse-Riou pardonne le fait qu’elle aura déjà lu certains des développements qui suivent.
1. La normalisation, soubassement réel de l’explosion des subjectivités juridiques à travers les corps
Il existe depuis quelques temps une lutte pour la reconnaissance par le droit de ce que l’on pense être, avec la rétribution que cette reconnaissance entraîne, qu’elle soit matérielle ou surtout, symbolique. Presque tous les éléments du système qui font l’identité en droit font aujourd’hui l’objet de pratiques ou de demandes militantes, et, en premier lieu à propos des corps susceptibles d’être déclarés à l’état civil. Il paraît nécessaire pour les individus et leur entourage non pas tant que le droit les reconnaisse, mais qu’il puisse les dire pour qu’ils s’y reconnaissent. Il faut être conforme au droit, quitte à le tordre dans tous les sens. Procréation médicalement assistée, changements de sexe ou gestation pour autrui, par des couples hétérosexuels, homosexuels, par des personnes seules et ce quels que soient leurs caractéristiques biologiques (âge, sexuation et physiologie). Toutes les pratiques et demandes paraissent destinées à trouver, d’une manière ou d’une autre, un écho dans l’identité et les relations de droit. Il n’y aurait implicitement pas de salut hors du spectre du droit, cette identité donnée en droit, quitte à en commander l’adaptation et le changement.
Les évolutions en la matière ont été en grande partie provoquées par le droit international et le droit européen, et ont beaucoup résulté d’actions militantes et stratégiques visant à faire bouger les critères de l’identité et ses bénéfices. Les validations juridiques de différentes situations exposées, provoquées et parfois forcées (comme dans le cas de la gestation pour autrui), renforcent l’idée, totalement implicite mais partout repérable, qu’il serait devenu intolérable d’être ce que le droit ne dit pas qu’une personne est, de faire ce que le droit ne permet pas, d’être dit ou jugé autrement que ce qu’on pense être. Dans la situation qu’a eu à trancher la Cour de cassation en septembre 2019 à la suite de l’action en contestation de paternité effectuée par un père biologique ayant recouru à la gestation pour autrui dont l’enfant avait finalement été confié par la « femme porteuse » à un autre couple, elle devait faire droit à l’un des deux couples, alors que les deux avaient agi en fraude à la loi. Elle choisit de ne pas faire primer la vérité biologique, sans préjudice pour l’enfant de se voir reconnaître ensuite le droit à connaître ses origines. Qu’est-ce que naître et être en droit alors ? L’enfant est-il l’enfant des parents qui l’ont effectivement élevé dès sa naissance ou est-il celui de l’homme qui l’a au départ voulu avec un autre, en passant par l’insémination d’une femme qui l’a porté ? Ce qui importe c’est que l’enfant – comme la plupart des protagonistes en réalité – s’y retrouve(nt), « en droit ».
Parce que, en droit, l’être ne se confond socialement pas avec la matérialité de sa naissance ou de sa biologie, il suit les repères de vie qu’a précisément posés le droit. En offrant par exemple aux personnes le choix d’un changement de sexe, éventuellement soutenue médicalement par ce qu’on nomme une « réassignation de genre », dont l’administration devra « prendre acte », l’institution juridique paraît reconnaître la subjectivité de la personne comme critère de détermination du sexe. Mais c’est l’objectivation de cette subjectivité par le droit surtout qui est demandée. L’inscription immédiate et revendiquée dans l’objectivité du droit apparaît plus fondamentale encore que la subjectivité qui l’originerait. Autrement, chacun supporterait de se voir appelé Françoise au nez et à la barbe du droit qui le dit François depuis sa naissance, sans conséquences particulières. C’est la totalité de la vie qui semble devoir être conforme au droit. Sous couvert de revendications subjectives, c’est un profond désir de conformité qui s’exprime.
2. Parfaire la normalisation : l’alignement des corps et la reproductibilité ad nauseam des mêmes énoncés de droit
Dans le domaine de l’activité juridique, l’extension du domaine du droit, à la fois parce qu’il y a toujours plus d’individus qui y sont soumis et parce que leurs activités sont toujours plus réglementées et organisées par des normes juridiques, implique une production massive de normes, générales parfois, individuelles la plupart du temps. Or, l’activité juridique prend des formes normalisées sans précédent, dont les effets paraissent relativement inaperçus. A cet égard, le développement proprement hallucinant dans notre vie quotidienne des contrats d’adhésion et des contrats types, non seulement fait l’objet d’une forme de négligence et d’ignorance de notre part, mais est largement promu, au titre de la facilitation de notre vie quotidienne. Ces contrats auxquels nous adhérons « sans discussion », à des conditions que nous ne discutons pas réellement, en contrepartie d’un bien ou d’un service (contrats d’assurance, contrats de consommation, contrats de téléphonie ou encore contrats bancaires), font le commun des contrats effectivement conclus aujourd’hui et constituent des liens de droit standardisés. Si on voit que la partie « adhérante » n’est pas le plus souvent dans une position de discussion libre de son contrat, que son engagement est ainsi en grande partie « obligé », il ne faut pas oublier aussi que l’individu qui se trouve en face lors de la signature est lui-même dans une situation par laquelle il n’a pas choisi – ou presque jamais – les termes du contrat. Il est un agent de liaison parmi d’autres entre la partie contractante – personne morale partie à des centaines, des milliers voire des millions de contrats identiques (pour les contrats bancaires par exemple) – et la partie contractante individualisée, physique le plus souvent, morale parfois. On comprend bien qu’en termes de volume contractuel, le phénomène implique une dépersonnalisation complète du contrat, où aucune des personnes effectivement en présence ne semble vraiment avoir le choix. Ces énoncés ainsi alignés signifient à beaucoup d’égards le détachement de ceux qu’ils engagent juridiquement.
Et c’est presque la même histoire à propos de la plupart des contrats de travail aujourd’hui, dont le contenu a été largement dépersonnalisé. Ce processus n’est pas détachable de l’apparition première du travail industriel à la chaîne, ne laissant aucune place à la personnalité de l’individu qui l’exerce, voire parfois ne laisse aucune place à l’idée d’humanité. Le travail à la chaîne peut aller en effet jusqu’à ignorer les fonctions vitales des êtres humains, contraints de porter des « couches » pour éviter que ne soient prises des pauses rompant avec le rythme nécessaire de la production, comme cette pratique avait été révélée aux Etats-Unis dans le secteur avicole en 2016. Ces pratiques se nichent dans des contrats standardisés, d’abord du fait de la répétitivité et de l’identité des tâches à accomplir par les employés. La personnalisation de l’activité est faible encore lorsqu’il s’agit pour une personne, pour l’exécution de ses tâches salariées, de donner un autre nom que le sien : ainsi des personnes dont la mission est de contacter des clients par téléphone afin de les convaincre qu’elles tireront avantage de l’acceptation de l’offre publicitaire et commerciale qui leur est ainsi faite. Nouvelle forme de travail à la chaîne qui n’isole plus seulement les individus au travail du fait de l’accomplissement de leur tâche, mais également par de minces cloisons qui obèrent la vue des uns et des autres au travail et par l’emprunt formel obligatoire d’une personnalité autre, réelle ou fictive d’ailleurs. Les contrats « photocopies » sont par ailleurs privilégiés par les employeurs qui, par souci de gestion du temps, crainte de la non-conformité du contrat aux dispositions juridiques légales ou manque d’intérêt pour la question, tendent à penser le contrat de travail comme un formulaire à remplir et qui emporte pour eux certaines conséquences.
Les employeurs « privés » ne sont pas les seuls concernés par ce phénomène. Toutes les administrations le sont aussi, en tant que pourvoyeuses de décisions qui concernent des individus identifiés, donc tous différents les uns des autres, mais à l’égard desquelles ce sont les mêmes formulations exactement qui sont employées. Coût de l’égalité à tous prix, l’absence totale de singularisation de décisions concernant des individus singuliers. Toute autorisation ou refus d’autorisation se déclinent selon les mêmes mots ; les mesures dites d’« éloignement du territoire » par exemple (expulsion ou reconduite à la frontière principalement), qui peuvent agir durablement et corporellement sur les individus visés, sont néanmoins standardisées ; toute évaluation administrative sur des situations ou des personnes données l’est aussi. Le seul espace de singularisation présent dans les décisions juridiques est celui de la nomination de l’individu, au sens propre : son nom, c’est-à-dire celui juridique de l’état civil, s’expose en guise de singularité de ce qu’il est, un corps objectivé. On a aperçu ce qu’il en était.
3. Ni corps ni sujets dans l’énonciation et la destination de la règle de droit
Le secours de la technologie aide évidemment à la standardisation : hier le carbone, aujourd’hui la mémoire électronique et les algorithmes « aident » à la reproductibilité illimitée des mêmes décisions. Alors que selon la loi Informatique et Libertés de 1978, aucune « décision produisant des effets juridiques à l’égard d’une personne » ne peut être prise sur le seul fondement d’un « traitement automatisé de données destiné à définir le profil de l’intéressé ou à évaluer certains aspects de sa personnalité » (article 47), un conseiller juridique à la Direction interministérielle au numérique s’exprimait ainsi devant les parlementaires qui l’interrogaient le 12 juin 2018 : « il ne faut pas se voiler la face : le calcul des impôts, depuis des années, il ne fait jamais intervenir aucun humain ». Ces mots étaient prononcés le même jour que la décision du Conseil constitutionnel qui validaient, avec quelques aménagements de surface, la loi sur la protection des données personnelles autorisant les décisions administratives relevant exclusivement de traitements automatisés. Il s’agissait donc d’acter que les algorithmes sont des pourvoyeurs légaux de décisions administratives, alignées les unes par rapport aux autres, mais à la condition que cela soit transparent. Or, cette exigence de transparence posée par le Conseil constitutionnel, en forme affichée de garantie, a rapidement connu ses premières limites, avec Parcoursup par exemple, dont les modalités, a jugé le Conseil d’Etat dans un arrêt du 12 juin 2019, n’ont pas nécessairement à être connues de tous, et notamment des syndicats étudiants. Et c’est finalement logique : ce qui ne se présente pas comme une décision de l’homme – alors que la décision de mettre en place des algorithmes décisionnels est bien la décision de l’homme – n’a donc pas de raison d’être plus expliquée que cela, la parole algorithmique étant indéfectiblement la même et produite « objectivement » en fonction des données recueillies.
La raison objective qui l’emporte sur la raison subjective et l’alignement des corps, par des formalisations juridiques reproduites identiquement pour tous, n’a même plus besoin de sujet – au moins en apparence – pour se réaliser. Pour paraphraser Catherine Labrusse citée en introduction, le sacrifice de la nécessaire gestion des flux (des millions de relations de droit) ne se fait pas, au profit du sacrifice de la personnalité, de la subjectivité.
Dans les mouvements sociétaux et du droit contemporain, il existe toujours de très bons motifs au sacrifice de la subjectivité. A ce titre, l’anonymisation d’énoncés, c’est-à-dire le fait de remplacer la mention d’une identité juridique par une mention normalisée, « Madame X » à la place de « Madame Dupont », comme la pseudonymisation, c’est-à-dire le fait de remplacer la mention d’une identité juridique par une mention qui la rendrait de ce fait non identifiable singulièrement, sont deux techniques particulièrement vantées dans le domaine du droit et, fait notable, dans celui de la science. Par exemple, la nécessité « ressentie » ces dernières années de pseudonymiser, puis d’anonymiser, les décisions de justice rendues par les tribunaux, s’appuie sur deux types de considérations, à la fois morales et techniques, les secondes impliquant les premières. En effet, au regard de la facilité d’accès aux décisions de justice par la voie du réseau internet et leur numérisation, et au regard du fait qu’un moteur de recherche peut vous donner la connaissance d’une décision que vous ignoriez, grâce aux « mots-clés » qui les répertorient, les conditions de la connaissance publique de l’implication d’une personne dans un procès s’en trouvent changées. Ces conditions techniques rendent possibles des conséquences sociales d’une ampleur inédite, interrogeant le bon ajustement d’une peine ou d’une sanction à un fait : si la peine est calculée à la hauteur estimée d’un acte ou d’un comportement déterminé, en est-il de même si la réprobation sociale entraîne d’autres conséquences ? Un médecin condamné pour une erreur médicale doit-il aussi supporter les conséquences d’une notoriété quasi-exclusivement permise par la mise à disposition de cette information sur le réseau internet ? La diffusion des décisions de justice, encouragée au titre de la transparence de l’action publique, a aussi ce type de conséquences. Les évolutions technologiques au service d’idéaux sociaux entraînent donc avec elles la formulation de questions morales qui ne se seraient pas posées sans elles. Par l’anonymisation et la pseudonymisation des décisions de justice, on entend pallier les inconvénients de leur accessibilité élargie : tant la mesure de la peine que le droit à l’oubli sont invoqués. Dans le même temps, il n’est pas anodin de constater que la formulation d’un nouvel idéal sociétal, auquel le plus grand nombre semble se rallier, tend à faire oublier cette chaîne causale : en soi, l’anonymisation et/ou la pseudonymisation est dite être une bonne chose, au nom de la protection des données personnelles. Et cet idéal est très clairement susceptible d’avoir des conséquences encore plus grandes : en effet, il s’agirait d’aller au-delà de l’acte nécessaire d’anonymisation ou de pseudonymisation en rédigeant autrement les décisions de justice : les informations concernées – les noms et prénoms, adresse, liens de parenté, professions, plaques minéralogiques, etc. – ne devraient plus figurer dans le texte même de la décision mais « à part », de telle sorte que la décision puisse être lue sans craindre la possibilité que ses acteurs soient identifiés. Le temps n’est pas encore advenu pour cette adaptation mais, dans le cadre sociétal actuel, elle est déjà présentée comme ayant le double avantage d’éviter un problème – il n’y a plus besoin d’anonymiser – et de présenter le droit comme détaché de ses sujets, dans une forme de quête d’égalité sur fond d’objectivité affichée. Une affaire à suivre donc. En attendant, la pseudonymisation va bon train, qui a le double effet d’écarter l’identité du sujet mais en plus de la crypter, le plus souvent en la « chiffrant », c’est-à-dire avec le bénéfice prétendu de l’objectivité des nombres.
L’idéologie de la décision « objective », qui affiche clairement son rejet de toute subjectivité, se trouve donc au fondement de toutes ces évolutions. L’anonymisation des décisions de justice n’est pas seulement une protection de la vie privée des individus, elle est aussi négation des sujets et dilue le droit et sa compréhension dans un amas de mots sans sujets. Idéologiquement, il n’y a pas de difficultés puisque le droit est censé idéalement ne pas dépendre de considérations subjectives, alors que, au contraire, il est toujours censé répondre à la situation subjective qui survient et qui fait difficulté. Paradoxe s’il en est, mais paradoxe voulu, l’anonymisation est présentée comme une garantie du respect de la subjectivité. À la fin du compte, c’est la disparition des sujets de la décision qui pourrait apparaître comme l’idéal de satisfaction des sujets.
4. Les subjectivités écrasées par des corps assujettis
Les évolutions du droit depuis longtemps commencées ont pris un peu de vitesse, à la faveur d’une situation sanitaire dont le politique a tiré son « la » du moment. A strictement parler, le dispositif mis en place par des mesures politiques et juridiques pour limiter les effets de la pandémie de Covid 19, relève de choix et non de la nécessité strict : le choix évidemment de prioriser la lutte contre cette pandémie, le choix de mettre en place un dispositif plutôt qu’un autre (confinement et limitation de la circulation et des échanges), le choix de soutenir massivement l’économie plus que celui de renforcer les structures médicales. Pour que « ça marche », pour que ces choix passent effectivement pour de la nécessité et de l’urgence – voire de la guerre selon les mots présidentiels – il est sans doute important qu’ils soient minimalement en lien avec ce qui s’instille dans le corps social. Un sondage réalisé en 2014 pour le journal Le Parisien, faisait dire à ses organisateurs que 96% des français associent leurs vœux de bonne année à une bonne santé, illustration symbolique de la biopolitique analysée par Michel Foucault et qui serait désormais parachevée. A ce propos, Georgio Agamben reprenant et augmentant Michel Foucault, a pointé cette forme d’évidence que le pouvoir politique privilégie aujourd’hui la « vie nue », et en fait un système de justification du droit (entretien publié dans le journal Le Monde le 24 mars 2020 à la fin du mois de mars 2020 à la suite de son article publié dans Il Manifesto en Italie qui avait fait polémique). Ce système de justification opère d’autant mieux, ajouterais-je, qu’il semble que la « vie nue » soit en effet la seule chose que les personnes ne veuillent plus perdre, et pour laquelle ils acceptent ainsi de sacrifier quasi tout le reste. Dans sa chronique matinale du 14 avril 2020 sur France Culture, Hervé Gardette pose la question sans y répondre : « jusqu’où sommes-nous prêts à aller, jusqu’à quel sacrifice pour défendre ce droit (à la santé) ? ».
Les inquiétudes et les protestations du moment au regard des entorses, contournements ou oublis de l’Etat de droit et des libertés chèrement acquises sont légitimes, mais, au regard de la logique de l’« urgence sanitaire » (ainsi que le disait la loi du 23 mars 2020), elles sont quasi de nulle portée tant l’instance de l’intégrité corporelle de chacun semble devoir primer toute autre question. L’ensemble des acteurs du droit semblent porter une même parole. Les juges par exemple disent que, parce qu’il s’agit de lutter contre les risques de propagation du virus, les autorités de police, Premier ministre et ministres à leur tête, peuvent prendre toutes mesures restreignant de fait l’exercice de droits et libertés (décisions du Conseil constitutionnel du 9 juillet 2020 n° 2020-893DC et du 31 mai 2021 n°2021-819 DC).
Il a été beaucoup dit que les corps étaient astreints en cette période, et surtout astreints à n’être que des corps, tant les conditions de la vie sociale étaient réduites et l’essentialité de celle-ci déniée, par des mesures juridiques. Mais selon la doctrine des autorités de droit, en France comme à l’étranger ou en Europe, il ne faut pas dire que l’état d’urgence sanitaire a restreint nos droits et libertés : il faut dire qu’il ne visait qu’à les préserver, tout comme le « pass sanitaire » renforcerait, selon les instances de l’Union européenne, la liberté de mouvement. On ne peut donc plus théoriquement parler de « droits de l’homme », ni au mieux de droits de l’humain ou de droits de l’homme et de la femme ; on peut désormais surtout parler de droits pour les corps vaccinés, ce qui n’est pas du tout la même chose puisque les sujets ne sont plus le sujet.
juillet 2021, Lauréline Fontaine