Les cliniques juridiques
Conclusions de l’ouvrage dirigé par Xavier Aurey et Marie-Joëlle Redor-Fichot paru aux Presses Universitaires de Caen au mois de janvier 2016.
Les questions posées par la publication de cet ouvrage. La publication d’un tel ouvrage en France est la marque d’une évolution et des réflexions qui mobilisent des juristes français depuis quelques années. Si l’idée clinique n’est pas inconnue des juristes français observant les systèmes étrangers, et singulièrement le système nord-américain, la chose en revanche était moins perçue dans sa réalité. C’est qu’il aura sans doute fallu des conditions particulières pour accueillir l’idée et la chose clinique au sein des quelques facultés de droit françaises pionnières. Quelles conditions aura-t-il fallu ? Pour qui aura bien lu les contributions qui précèdent, ces conditions ont été plus ou moins ressenties et exprimées, mais c’est l’insatisfaction de la situation qui domine : une insatisfaction des juristes quant à leur mode de formation, une insatisfaction des juristes quant à leur insertion dans le système social français. L’idée et la chose clinique sont ainsi présentées, non comme un remède à l’insatisfaction, mais comme un moyen de compensation de l’insatisfaction, éventuellement comme une voie vers la guérison. Cet espoir que semblent nourrir la plupart des contributeurs est-il fondé ? L’idée et la chose clinique sont-elles en adéquation avec ce qui fonde l’insatisfaction dont souffrent l’université et ses juristes ? Quelles conceptions se nichent dans la question de l’insertion des juristes dans l’espace social ? L’élaboration des réponses passe sans doute par une interrogation sur ce qui, effectivement, dans le mode de formation des juristes, et dans la pratique qui s’ensuit, est considéré comme insatisfaisant. Il est loin d’être certain que les réponses soient toujours les mêmes en fonction des personnes impliquées. Contrairement à l’apparence première, il n’y a pas souvent d’accord véritable sur les principes pourtant affichés uniformément. Il est évoqué à plusieurs reprises dans les contributions qui précèdent que l’idée et la chose clinique ne sont en réalité pas totalement neuves en France, puisqu’elles datent de la fin des années 1920 : or, l’analyse du discours de l’époque et de la pratique qui s’en est suivie, révèle bien des ambiguïtés du discours et des pratiques contemporaines.
Les leçons de l’expérience ? L’enseignement en France a en effet déjà évolué une fois à partir de l’idée clinique, et ce dans la perspective de la rupture avec l’école de l’exégèse. En 1930, se créé à Paris, sous l’égide de Henri Capitant, un Institut clinique de Jurisprudence, qui dispensera ses cours le soir de 20h à 22h, et qui fera intervenir des professeurs et des avocats, autour de l’étude de jurisprudence et de « cas », équivalents de nos cas pratiques contemporains. Le Bordelais Julien Bonnecase qui, en 1927, avait sous-titré son Précis de pratique judiciaire et extrajudiciaire, « Eléments de clinique juridique », indique, en 1931, dans la Revue de droit, de la législation et de la Jurisprudence, alors que vient de se crée l’Institut Clinique, « c’est au Palais de justice que se trouve véritablement situé l’hôpital des maladies juridiques »[1]. L’enseignement clinique est ainsi présenté comme nécessaire, un « édifice où se fera la réconciliation de ces frères ennemis que sont les théoriciens et les praticiens »[2], en faisant notamment « participer les professeurs des facultés de droit au fonctionnement du service de l’assistance judiciaire »[3]. Cette réflexion, Julien Bonnecase l’inscrit dans celle plus générale sur ce que sont les facultés de droit, ce qu’elles devraient être et ce qu’elles seront[4]. La démarche et les questions du présent ouvrage semblent donc déjà se trouver en partie chez Julien Bonnecase : les liens entre la faculté et les praticiens, la réalité et la « vraie » vie du droit, la place et le rôle des facultés de droit et de la formation des juristes. Souvent formulées il est vrai en termes plus frustes, plus désuets et peut-être moins directs qu’aujourd’hui, ces idées n’en sont pas moins présentes chez le juriste bordelais, et l’édification de l’Institut clinique de jurisprudence à Paris n’est pas à déconsidérer. D’autant moins d’ailleurs que la résurgence récente en France de l’idée et de la chose clinique conduit à une interrogation sur ce qui s’est effectivement passé dans les facultés de droit françaises entre 1930 et le début du XXIè siècle. L’expérience a-t-elle été de si courte durée et ses effets quasi nuls, pour que l’on soit conduit à revaloriser la même idée près de quatre-vingt années plus tard ? Eh bien ça n’est pas si sûr : l’idée et la chose ont fait « des petits » dans les facultés de droit, qui ont tout de même conduit à une transformation certaine du contenu de la formation des juristes, que d’autres facteurs, comme l’accroissement du nombre d’étudiants et la perspective professionnalisante, viennent aussi expliquer[5]. Ce qui s’érigeait contre la méthode exégétique, ou examen de la loi formelle (comme il est rappelé dans cet ouvrage à propos de la naissance des cliniques juridiques aux Etats-Unis), a conduit à une distance plus grande vis-à-vis des textes, au profit d’une idéalisation du juge. La jurisprudence est ainsi devenue l’alpha et l’oméga de l’enseignement du droit, censée assurer que les apprentis juristes s’intéresseront bien aux « cas ». L’exercice fameux du cas pratique s’installe ainsi dans les universités françaises, et l’enseignement technique tend à être privilégié. Simultanément, mais plus lentement, les enseignements généraux sont écartés au profit d’enseignements spécialisés ou techniques. Mais, une partie programmatique de la création des cliniques juridiques ne s’est pas totalement réalisée, celle d’une association généralisée entre les professeurs et les praticiens[6]. Le résultat est celui que l’on sait : l’expérience clinique a fini par transformer les cours magistraux théoriques en étude théorique de cas et de jurisprudence. Cette expérience invite donc à la méfiance. Ce sont aujourd’hui les mêmes types d’arguments que ceux qui s’élevaient hier, alors même que le contenu et les modes de formation ont été renouvelés. Pour expliquer cela, trois voies sont possibles : ou l’énoncé formel des arguments peut recouvrir des réalités très différentes, c’est-à-dire qu’on dit des choses différentes avec des énoncés identiques ; ou c’est une mauvaise analyse des causes qui conduit à produire deux fois le même discours pour des situations différentes ; ou, enfin, les transformations issues de la mise en œuvre du premier discours ne sont pas celles qui étaient en réalité espérées, obligeant à y revenir une nouvelle fois. Quelle que soit la voie juste, il faut entendre définitivement que les « décalages » repérables entre des réalités et des discours sont le produit d’un désaccord non identifié, et précisément masqué par un discours formellement identique. Il est donc important aujourd’hui de questionner la réalité de l’identité de motivation entre la création des différentes cliniques juridiques en France, sur celle des représentation et vision du droit partagées par leurs créateurs et leurs participants, sur celle enfin de la conception de la formation des juristes et de leur rôle social.
Des déclinaisons pour un même discours. Les contributions réunies dans cet ouvrage mettent assurément en avant des idées énoncées de manière comparable. Mais, d’une part, il existe aussi quelques divergences, plus ou moins perçues, à la fois quant aux motivations, aux objectifs et aux stratégies des différents acteurs, et, d’autre part, des différences certaines sur les « choses » cliniques effectivement mises en place. Les initiatives cliniques en France, dont quelques unes sont rapportées en annexe de cet ouvrage, sont plurielles, voire hétérogènes. Du même coup, leur avenir ne semble pas bien assuré. L’insatisfaction, comme maître mot de l’initiative clinique, est l’une des seules choses dont on puisse être certain. Mais insatisfaction de quoi et par rapport à quoi ? Les différences affectant autant les motivations, les objectifs et les stratégies, peuvent être importantes. Il ressort de l’ensemble des contributions que l’idée et la chose clinique peuvent ainsi se décliner entre théorie et pratique, entre pédagogie et justice sociale, entre professionnalisation et civisme, entre intérieur et extérieur de l’Université, ou encore entre concurrence et complémentarité vis-à-vis de l’environnement universitaire. Encore ces déclinaisons ne peuvent-elles pas être lues à l’identique selon les systèmes et traditions juridiques dans lesquels l’activité clinique s’inscrit. Des contributions rappellent que l’activité clinique est plutôt originellement liée aux systèmes de common law (encore qu’on n’y puisse pas vraiment parler d’un mouvement homogène et régulier tant on note d’expériences différentes), tandis qu’elle s’instaure plus tardivement et plus lentement dans les systèmes continentaux d’Europe. Quand bien même, il apparaît assez nettement que les motivations et les objectifs de l’initiative clinique ne peuvent pas être uniformément aperçus, qui oscillent structurellement entre l’utilité sociale, l’efficacité pédagogique et la professionnalisation.
Les ressorts de la question de l’utilité sociale de l’activité clinique justifiée par l’efficacité pédagogique. D’abord, les différents auteurs/acteurs réunis dans cet ouvrage ont presque tous mis l’accent sur l’utilité sociale de l’activité clinique comme cause première de leur création, tout en souhaitant la justifier par son efficacité pédagogique, deux idées dont la liaison ne semble pas si « logique », et dont Eric Millard d’ailleurs a pointé le caractère essentiellement contingent. Le nouveau réseau européen des cliniques juridiques envisage certes la dimension pédagogique des cliniques, mais, dans ses statuts, met tout de même très fortement l’accent sur la justice sociale qui résulte de la mise en œuvre d’une telle activité. Or, selon que l’on met plus l’accent sur l’une ou sur l’autre, les enjeux ne sont pas les mêmes. Courant le risque de grossir un peu trop le trait, on dira que soit il s’agit de mieux appliquer le droit (une contribution de cet ouvrage y invite explicitement), soit il s‘agit de mieux apprendre le droit. Et l’un n’est pas nécessairement le corollaire de l’autre. S’il s’agit de mieux appliquer le droit, en le rendant notamment accessible aux plus grand nombre (par la gratuité en premier lieu, mais aussi possiblement, comme cela est rapporté, par un abaissement des tarifs en usage), alors la fonction critique est mise au second plan, et les cliniques peuvent même s’avérer de puissants relais du droit comme instrument de contrôle social. Poursuivant l’idée de maximisation du respect des normes, on a même parlé dans cet ouvrage de risque d’impérialisme du droit en lui liant la notion de développement, dans les pays du Sud notamment[7]. Cette « version » de l’activité clinique ne cache souvent d’ailleurs pas sa très grande proximité avec l’activité associative et bénévole, avec ceci de plus qu’elle entend peut-être faire de l’Université comme structure une instance bénévole et, de ce point de vue, utile socialement. Si les Universités sont des viviers traditionnels de l’activité bénévole, seules les personnes, en l’occurrence les étudiants, étaient concernées. L« institutionnalisation » universitaire de l’activité bénévole à travers l’activité clinique pose cependant un certain nombre de questions. S’agit-il seulement de faire des étudiants en droit de « meilleurs citoyens », ou s’agit-il aussi d’autre chose ? L’autre aspect de la question mériterait sans doute d’être interrogé et approfondi par ses acteurs. Si maintenant il s’agit, par l’activité clinique, de mieux apprendre le droit, alors se pose plus volontiers la question de la critique du droit, dans le cadre d’un système que l’on sait insatisfaisant. Il est rappelé dans quelques contributions les liens entre l’essor des cliniques aux Etats-Unis dans les années 1970 et le mouvement de pensée désigné par l’appellation des Critical Legal Studies, ce qui signifierait que l’aspect démystification de la loi, en montrant la réalité de ses effets dans la structure sociale, est une nécessité de l’appréhension du droit par les étudiants en droit. En même temps, il est souligné qu’un certain tarissement des financements privés des cliniques est aussi à l’origine d’une plus grande fréquence de l’invocation de l’utilité pédagogique de l’activité clinique, permettant ainsi une meilleure intégration au sein de la formation universitaire, et donc un meilleur financement par le biais principalement des droits d’entrée des étudiants. L’invocation de l’efficacité pédagogique peut donc elle-même se lire du point de vue tant des motivations idéologiques de l’initiative clinique, que du point de vue des stratégies mises en œuvre pour leur réalisation. En tout état de cause, la fonction critique du droit ne semble pas être souvent au centre des initiatives cliniques, mais elle continue d’apparaître ici et là comme l’illustre l’une des contributions de cet ouvrage. Les expériences mondiales de l’activité clinique montrent plutôt un centrage sur le service rendu plus que sur l’apprentissage du droit, peut-être la preuve que l’émergence et la valorisation de cette activité est peut-être moins due à une interrogation sur le droit lui-même que sur les moyens de mieux le servir. De ce point de vue, la question de la « bonne » articulation entre théorie et pratique du droit ne semble pas définitivement réglée : mais il est certain, depuis l’origine des cliniques juridiques jusqu’à leurs ultimes développements, que l’activité clinique entend être une réponse à cette question.
Les cliniques juridiques comme réponse à la problématique des liens entre théorie et pratique. Cette question traverse plusieurs des contributions de cet ouvrage, explicitement ou implicitement, et là encore des réponses différentes semblent être apportées. Adossement à la professionnalisation de la formation ou adossement à la recherche apparaissent comme deux possibilités, une nouvelle fois, de l’activité clinique, qui n’emportent pas les mêmes conséquences du point de vue de sa conception et de son organisation. S’agissant de l’adossement possible à la recherche, les contributions montrent soit qu’il n’existe pas du tout, soit au contraire qu’il est prégnant, soit enfin qu’il est seulement une potentialité. Quant à la professionnalisation, il n’est pas certain qu’elle soit toujours marquée de la même manière : soit l’association avec des professionnels extérieurs à l’Université est très importante, soit elle est plus mineure (les universitaires étant les principaux encadrants de l’activité), et dans cette hypothèse c’est l’objet de la formation – de « vrais » cas – qui fait office de pratique professionnalisante. Ces hésitations traduisent celles des rapports entre théorie et pratique : insertion simple et nécessaire de la pratique au sein de la formation universitaire permettant aux étudiants d’approcher la vie du droit et son contexte social, ancrage de la démarche théorique à partir d’une expérience pratique, nécessaire préservation de l’aspect théorique aussi, éventuellement développement d’une réflexion critique sur la pratique, rejet ou objectif de la « recherche-action », toutes ces déclinaisons ne sont ni très limpides ni toujours parfaitement compatibles entre elles. Il ne s’agit pas non plus de se laisser enfermer dans une sorte d’alternative entre théorie et pratique : l’on peut considérer à la fois, comme cela semble être suggéré par certains contributeurs, que l’Université est trop théorique et que la pratique, de son côté, est trop adossée à des considérations illégitimes (comme des considérations économiques ou, en tout cas, insuffisamment éthiques). On peut aussi considérer que l’Université, comme le suggèrent d’autres, n’est pas assez théorique, ce qui rejaillit sur la pratique. Le lien entre praticiens et chercheurs permettrait d’aller au-delà des abstractions, au-delà de l’observation stricte du droit, pour se mettre dans la position d’un acteur du droit et comprendre le droit remis dans son contexte. A cet égard, la notion de « recherche clinique » serait pertinente en allant « sur le terrain » pour voir comment les normes vivent, faire de l’expérimentation, essayer des arguments juridiques et dire quelque chose sur la norme pour analyser les résultats. Mais valoriser la notion de law in action peut avoir aussi pour conséquence de limiter la conception du droit à celle d’une arme, d’un instrument, pour défendre certaines catégories d’intérêts, quels qu’ils soient d’ailleurs. Il existe ainsi de nombreux risques liés à l’activité clinique au sein des Universités, qui pose la problématique de l’externalisation des activités universitaires et donc celle de l’éventuelle concurrence avec d’autres types d’activités.
La réalité de l’existence d’une alternative entre concurrence et complémentarité de l’activité clinique. L’appréciation de la place de l’institution clinique vis-à-vis de l’Université et de son environnement semble a priori devoir s’apprécier diversement selon les systèmes considérés. L’organisation de la formation des juristes n’est pas identique dans tous les systèmes : certaines pratiques se trouvent déjà ou non incluses dans la formation, certains services se trouvent ou non organisés à l’extérieur de l’Université, dans un cadre public ou privé, rendant ainsi l’activité clinique, plus ou moins justifiée à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Université, voire la rendant tout simplement plus ou moins nécessaire. Cette question peut s’envisager à la fois du point de vue du contenu de la formation dispensée aux futurs juristes et du point de vue de la similarité de l’activité clinique universitaire avec des activités extérieures à celle-ci. Du point de vue du contenu de la formation, il n’est pas indifférent de constater que le ressort pratique de l’activité clinique constitue ou non une exclusivité de celle-ci. Dans les systèmes anglo-saxons, la formation des juristes se décline entre formation théorique à l’Université et formation pratique en dehors d’elle : il n’y a pas de travaux dirigés à l’Université, il n’y a pas d’école spécifique pour former les futurs magistrats et les futurs avocats. Les futurs avocats et magistrats se forment donc exclusivement dans le cadre de leur pratique en dehors de l’Université. Du même coup, l’existence d’une activité clinique semble pouvoir se justifier du point de vue pédagogique dans ces systèmes, tandis qu’elle est plus difficilement justifiable de ce point de vue dans les autres systèmes, notamment le système français, sauf à considérer que l’introduction de la pratique dans ce système relève plus du leurre que de la réalité, ce qui peut sans doute être montré. Mais sur le plan formel, la question se pose inévitablement. D’un autre point de vue, celui de l’utilité sociale, particulièrement revendiquée par la création des cliniques juridiques, il faut aussi observer ce qui se fait « en dehors » de l’Université. Il y a bien sûr les activités pro bono, qui sont plus ou moins répandues et qui bénéficient d’un soutien technique et logistique plus ou moins important, dans le cadre d’associations et d’organisations non gouvernementales notamment. Mais il existe aussi d’autres types spécifiques de structures concernant le droit : ainsi du système d’aide juridictionnelle, existant ou inexistant, plus ou moins performant. Ainsi aussi par exemple des Maisons du droit et de la justice, dont la mission semble grandement s’apparenter à celle animant l’activité clinique au sein des Universités. C’est une question qui n’a finalement pas été approfondie véritablement dans les différentes contributions : en dehors de la question de la concurrence avec l’activité même de conseil juridique, qui implique que l’on contourne la difficulté en parlant d’activité d’orientation, de conseil ou d’information sur le droit, la concurrence avec des activités non rémunérées et bénévoles ne peut être écartée. Pour l’heure, c’est logiquement une association entre ces différentes structures qui est souvent préconisée et mise en œuvre. Mais alors le problème se pose à l’inverse : comment ne pas imaginer que ces partenaires ne vont pas « utiliser » l’activité clinique sans considération de l’aspect pédagogique, voire de l’aspect recherche, quand il existe ? Car si, comme il a déjà été relevé, la pratique peut entrer dans la formation des juristes, la théorie et les idées pourraient également avoir à entrer dans le champ de la pratique des professionnels. Or il n’est pas du tout certain que les professionnels actuellement impliqués dans des activités cliniques envisagent les choses ainsi. Du même coup, l’intervention de l’Université, même indirecte via une clinique, sur des questions qui mettent en jeu des partenaires identifiés, n’est pas sans poser des problèmes de visibilité et de légitimité de l’action. Se pose la question de l’indépendance et de l’objectivité de la structure d’enseignement en fonction des choix qui sont faits de répondre à certaine sollicitations. Par exemple, la question de l’information et de l’accès à l’information clinique, sur le travail clinique en train de se faire, a été posée, qui, en fonction de l’action effectivement menée, peut perturber les intérêts des différents partenaires. Ce sont enfin des questions liées à la responsabilité qui se posent. Notamment, des procès intentés aux Etats-Unis contre des cliniques, lorsqu’elles interviennent dans des litiges mettant en jeu des intérêts économiques majeurs, interrogent les modalités choisies pour l’activité clinique, modalités qui sont loin de relever de la pure organisation matérielle.
Les enjeux des modalités de l’activité clinique. L’activité clinique a un coût, dont il paraît assez difficile de le faire porter sur les étudiants et les encadrants seuls, qui oeuvreraient tous par exemple à titre purement bénévole, sans aucune « rétribution » autre que symbolique. L’activité clinique, pour être considérée comme telle et ne pas relever de la simple association se créant à l’Université, doit être intégrée dans le cursus universitaire, en termes d’heures d’enseignement pour les étudiants et les encadrants (dans le système français, les encadrants tendraient en revanche à être plutôt bénévoles, contrairement au système américain, mais on peut envisager pour eux un statut de vacataires d’enseignement). Il faut même envisager, pour rendre l’activité clinique viable, que des heures de service administratif y soient affectées. La situation des toutes récentes cliniques juridiques en France montre déjà une réalité très contrastée, et on peut se demander, à l’instar de ce qui se passe aux Etats-Unis, si l’activité clinique ne constitue pas déjà un instrument de « prestige » pour les différentes universités qui en ont déjà mis en place. Quoi qu’il en soit, dans le système français actuel, et à moins, comme le note un contributeur, d’un miracle et d’un changement radical de conception de la formation et de la recherche universitaires, le coût suppose soit de trouver des financements « à l’intérieur », soit de les trouver « à l’extérieur ». A l’intérieur, cela signifie un inévitable redéploiement des moyens, occasionnant des discussions stratégiques et pédagogiques substantielles : il ne faut pas se cacher que si on veut créer des activités cliniques intégrées dans les formations juridiques, il faut « faire de la place », et, nécessairement, cette place est pour l’heure destinée à être limitée. Il n’est pas certain que, pour la plupart des acteurs de la création d’une activité clinique, la question soit de savoir si elle est amenée à remplacer les enseignements traditionnels : il s’agirait plutôt qu’elle les complète. Et comment pourrait-il en être autrement dès lors que les motivations sont diverses, dès lors qu’il y a ou non conscience d’une idéologie qui y préside, dès lors enfin, et plus prosaïquement, que les expériences françaises déjà entreprises sont particulièrement diverses, du point de vue de leur conception, du point de vue de leur organisation, du point de vue de leur pratique, et enfin du point de vue de leur coût et de leur financement. Et précisément, si l’on envisage aussi un financement « à l’extérieur », resurgit la problématique de la subordination à certains intérêts, par toujours bien perçue, car il y aurait les « bons » et les « mauvais » intérêts. Si l’on ne peut contester cette idée, pas sûr que la fameuse posture scientifique de l’universitaire n’en prenne pas un coup. Mais pourquoi d’ailleurs devrait-il maintenir cette posture, quand beaucoup de ses activités illustrent qu’il peut précisément s’engager par chacune de ses activités, notamment sur la définition de celles-ci en termes d’apport scientifiques à la communauté ?
Eléments de conclusions.
Les effets réels de l’activité clinique s’apprécient différemment selon leur historique dans le système considéré : pour le cas français, rien ne permet encore de les mesurer, et on s’attache pour le moment plus à en exposer la normalité « ailleurs », pour mieux en justifier le développement « ici ». Au regard des différentes problématiques ici rappelées, le non décrochage de la recherche me semble constituer une nécessité, tout autant pour justifier la conservation de l’activité clinique au sein de l’Université, que pour faire évoluer le droit et la pratique du droit. Sans doute l’activité clinique porte-t-elle une certaine vision du droit et des juristes, mais elle n’est pas réductible à l’uniformité, et au contraire soluble dans les différentes représentations théoriques et pratiques existantes du droit, dont la réalité ne semble pas encore complètement réfléchie par l’ensemble de ses acteurs. Au moins un ouvrage comme celui-ci invite-t-il, une fois de plus, à une réflexion générale sur la formation des juristes, et aussi sur le point de savoir qui sont les juristes que la communauté souhaite pour la société qu’elle constitue.
L.F. juin 2014
[1] J. Bonnecase, « L’enseignement de la clinique juridique et les facultés de droit », Revue de droit, de législation et de jurisprudence, 1931, p.62.
[2] Ibid. p.70.
[3] Ibid. p.62.
[4] Ibid. p.70.
[5] Voy. pour une vue d’ensemble, F. Audren, J.-L. Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités, XIXè – XXè siècles, CNRS édition, 2013.
[6] Il y a bien une présence des praticiens dans les universités : ils ont souvent la charge de travaux dirigés ou de séminaires de Masters dits « professionnels ». Toutefois, cela ne se fait qu’assez peu souvent dans le cadre d’une réflexion commune avec les « théoriciens » sur le droit et la pédagogie en droit.
[7] Tandis que, comme le rappel L. Israël, « l’ambivalence du droit comme moteur du changement social demeure historiquement une question controversée », dans L’arme du droit, 2009, PFNSP, p.23.