Quelques mots avant le texte :
« Le présent texte pose les éléments propres à comprendre le déroulement d’une procédure depuis ses débuts contraires à la Constitution turque. Le Professeur Kaboglu qui est la victime de cette procédure expose ainsi, en constitutionnaliste, ce en quoi il estime que les juges violent manifestement la Constitution. Il n’est pas ici question d’opinion politique, bien que le professeur Kaboglu, aujourd’hui député, en ait, mais bien d’opinion juridique à propos d’une procédure dont, en tant que spécialiste, il peut formuler de véritables jugements. Comme il est rappelé dans ce texte, lorsque le Professeur Kaboglu a été pour la première fois impliqué dans l’affaire, il était alors professeur invité dans mon université : les étudiants à
qui il a néanmoins fait cours par Skype en gardent un souvenir ému, et je le fus aussi, notamment devant la force de ce professeur dans un moment pareil. Bravo à toi Ibrahim et garde courage ! »
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Ibrahim Kaboğlu, professeur de droit constitutionnel et président de l’Association de Recherches en droit constitutionnel ainsi que membre du barreau d’Istanbul, a été poursuivi pour « propagande terroriste ».
Comme 1128 autres universitaires, il avait signalé son consentement à la « pétition pour la paix », par un courrier électronique de décembre 2015. La pétition avait été publiée le 11 janvier 2016, plusieurs mois avant la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016; cela ne l’a pas empêché d’être englobé dans la répression qui a suivi la tentative de coup d’Etat avec la proclamation de l’état d’urgence.
Par suite, Ibrahim Kaboğlu a été révoqué de son poste de professeur de droit à l’Université Marmara d’Istanbul par le décret du 7 février 2017, (décret adopté dans le cadre de l’état d’urgence) . Il s’est en outre vu confisquer son passeport, alors qu’il avait entamé des cours en France en qualité de professeur invité à l’Université Paris III.
Les procès des signataires de la pétition ont commencé le 5 décembre 2017. Ibrahim Kaboğlu a été convoqué le 21 décembre devant la 36ème Cour d’assises d’Istanbul.
La deuxième audience a eu lieu le 26 avril 2018. Le procureur a proposé l’application de l’article 7 al.2 de la Loi pour la lutte contre le terrorisme et de l’article 53 du code pénal, qui prévoient la condamnation d’ une peine d’emprisonnement d’un à 7 ans et demi et, de plus, la privation de la totalité de ses droits civils et politiques.
En attendant la troisième audience, prévue pour le 23 octobre 2018, le Professeur Kaboğlu a obtenu l’immunité parlementaire à la suite des élections législatives qui ont eu lieu le 24 juin 2018.
En effet, d’après l’article 83 de la Constitution, intitulé « l’immunité parlementaire »:
« Aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé sans décision de l’Assemblée ».
En vertu de cette disposition constitutionnelle la Cour d’assises d’Istanbul aurait dû suspendre le procès lors de l’audience précité » du 23 octobre 2018. Cependant, elle s’est déclarée incompétente en se référant à l’article 161/al.9 du code de procédure pénale et a envoyé le dossier au procureur principal d’Ankara. Selon cet article -introduit depuis la déclaration de l’état d’urgence il faut le noter, la compétence pour interroger et poursuivre un député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections appartient au Procureur principal d’Ankara et à l’une des Cours d’assises d’Ankara[1].
La 18ème chambre de la Cour d’assises d’Ankara qui a été saisie, plutôt que de suspendre le procès en vertu de l’article 83 de la Constitution comme elle aurait dû le faire, a déclaré la tenue d’une nouvelle audience le 27 février 2019.
Et pourtant, l’article 11 de ka Constitution prévoit que
Les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes. Les lois ne peuvent pas être contraires à la Constitution »,
ce qui fait du principe de l’article 83 précité un principe qui s’impose aux autorités judiciaires.
Par ailleurs, l’article 138 de la Constitution indique que
« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions; ils statuent conformément à la Constitution, à la loi et au droit et selon leur conviction intime ».
Cet article « double » en quelque sorte l’obligation pour les juges d’appliquer la Constitution dans le cadre de l’exercice de leur fonction de juger.
Au regard de ces éléments, on peut dire à propos de « l’affaire Kaboğlu »[2] que :
-la décision de l’incompétence de la Cour d’assises d’Istanbul constitue, en soi, une violation manifeste de la Constitution ;
-la décision de la Cour d’assises d’Ankara d’organiser une nouvelle audience est aussi une violation manifeste de la Constitution, par elle-même et en ce qu’elle valide la décision de la Cour d’Istanbul ;
– la tenue de l’audience
prochaine par la Cour d’Ankara peut être analysée comme une suspension
illégitime de la constitution turque pourtant officiellement en vigueur sur le
territoire de la Turquie.
[1] Cette disposition ajoutée à l’article 161 le 01er février 2018 se calque sur le décret-loi de l’état d’urgence du 15/08/2017, no : 694.
[2] Voir la tribune d’Alain Bockel dans le journal Le Monde, Turquie : la « mort civile » d’Ibrahim Kaboglu, « opposant actif » et « défenseur de l’Etat de droit », 9 juin 2017 et aussi l’article de Marie Jégo du 28 juin 2018, En Turquie, la purge sans fin des universités.