Le mythe du nouveau monde
par Jean-Jacques Sueur
« Quand il m’arrive aujourd’hui de lire un ouvrage en allemand publié ces dix dernières années, et traitant de problèmes philosophiques, historique ou économiques je découvre à ma grande stupéfaction que je ne comprends plus cette langue.
On a mis des nouveaux mots en circulation et les termes anciens sont utilisés dans un sens nouveau, en ayant subi au préalable, une profonde transformation »[1]
Les objets techniques de la nouvelle génération provoquent toutes sortes de réactions et fixations mentales qui leur ressemblent. La plus étonnante est celle qui consiste à y voir non plus des objets ni des flux ou des non humains, mais les ressortissants d’un nouveau monde qui seraient là, devant nous ou parmi nous, attendant d’être découverts par un aventurier de génie.
Nous n’avons pas changé de monde, c’est le monde qui change sous nos yeux tout en restant le monde avec sa part de mystère. Je suis convaincu que nous sommes au début de quelque chose ; si nous en doutions, la pandémie nous le rappelle en nous tirant des tous les côtés au point de nous étourdir de l’âge de bronze au capitalisme de surveillance absolue.
Ce sont des signes que nous ne pouvons pas interpréter sauf en disant qu’ils sont étranges, justement parce que nous ne connaissons pas la fin de l’histoire. On dresse périodiquement l’acte de décès de catégories juridiques « respectables », sans voir qu’elles n’existent plus que dans nos têtes, et que d’ailleurs parfois, elles ne sont pas si respectables que ça.
Cette vérité épistémologique apparaît très bien « à l’usage » (c’est à dire en faisant des cours ou en écrivant des articles, ou encore en organisant des colloques), parce qu’elle nous révèle certaines qualités cachées du système juridique positif que nous ne pouvons accepter de voir que si nous sommes « à plusieurs ».
Mais ce qui change – et ce qui change dans la prise de conscience de ce qui change -, c’est qu’il n’est plus possible pour rendre compte du « changement » en question, de dire que de nouveaux entrants essaient de se faire reconnaitre, d’avoir une carte de membre du club -, tout simplement parce qu’ils sont déjà entrés et qu’ils nous regardent d’un air amusé, avec un petit sourire en coin, qui devrait nous inquiéter. Ces nouveaux venus ne sont pas des candidats à la reconnaissance, ils se posent en concurrents du système existant, menaçant par la caricature qu’ils en donnent, son existence de système. Ils parlent à travers toutes sortes d’agents que nous ne parvenons pas toujours à identifier comme tels, parce qu’ils sont très nombreux et très différents les uns des autres à l’image des mégapouvoirs ultra-privés, qui sont bien plus que des pouvoirs, des systèmes économico-politiques porteurs de cette de puissance et à même de concurrencer tous les systèmes existants, en utilisant leur langage.
Ils appellent donc ces nouveaux entrants, pour ne pas provoquer ou le fou rire violent du suicidaire ou le repli identitaire du juriste content mais crispé sur sa table des catégories, une réponse organisée pour mettre en place non pas la résistance, mais l’intelligence de ce qui a lieu (comprendre c’est résister déjà).
Or, il est clair, si l’on est d’accord sur l’objectif qu’il est absolument impossible de s’en tenir pour l’atteindre, à des questions convenues qui comportent déjà la … mauvaise réponse : il est impossible par exemple d’en rester à une analyse du point de vue interne, – qu’est-ce qui est nouveau, qu’est-ce qui ne l’est pas ? -, parce que le spectacle qui est offert au regard est celui du délabrement, il n’y a donc rien de nouveau, ou tout est nouveau (on fait des colloques pour se rassurer n’est-ce pas ?).
La seule ressource qui demeure est alors celle qui consiste à sortir du jeu – point de vue externe radical -, pour décrire autant que faire se peut ce mouvement global, en s’appuyant sur les ressources de la critique. Critiquer ne veut pas dire contester au nom d’une doctrine du vrai, mais neutraliser l’adversaire après l’avoir identifié comme tel à l’aide d’un raisonnement intelligible. La critique est l’équivalent d’un vaccin (Bruno Latour), qui à l’instar du tant attendu et redouté vaccin anti-Covid, a vocation à intervenir à l’échelle globale. Global veut dire : indifférencié, sans début ni fin, mais non sans queue ni tête. Le global a du sens.
Voilà pour l’exposé des motifs de la présente note, qui n’est pas une note à vrai dire, plutôt une réflexion avec les moyens disponibles, c’est-à-dire sous la contrainte d’une pandémie durable et d’un confinement qui ne dit pas son nom[2].
1 – Accepter les conséquences de ce qui précède.
La question n’est plus de savoir s’il y a du droit quelque part et de quel droit il s’agit, s’il est possible de le sauver du carnage (accessoirement : elle n’est pas non plus de savoir s’il y a ou pas un Etat quelque part au-dessus de nos têtes), elle serait plutôt, cette question : qu’avons-nous sous les yeux qui ressemble de près ou de loin à ce que nos ancêtres – jusqu’aux totalitarismes ? Jusqu’à la fin de la guerre froide ? -, appelaient un Etat, et n’est-ce pas tout bonnement ce simulacre d’Etat (des agences, des autorités, une centrifugeuse, des Cours de justice etc.) qui ressemble le plus ou le moins mal aux Etats d’avant la « grande transformation » (pas celle de Polanyi, mais celle que nous sommes en train de vivre, qui vaut bien la précédente puisqu’elle touche aux fondements de la civilisation) ?
Et – question dans la question ou corollaire de la question précédente : quelle a pu être jusqu’ici dans l’ainsi nommé ancien monde, la « part du droit » dans la construction de la réalité sociale, et en conséquence, du point de vue analytique, sa place dans le système des variables explicatives de cette réalité (politique, économie, culture etc.) ? Cela présuppose que le droit n’est pas seulement le droit, que l’on ne peut décrire le droit comme si de rien n’était, en faisant mine de croire qu’il vit sa vie de droit en toute autarcie – ce que semble autoriser à penser le seul fait de prononcer le mot droit -, mais qu’il est aussi un analyseur du social et que le social est complexe, non réductible à une ou à un petit nombre de données visibles à l’œil nu. Le droit est moins bête qu’on le pense, encore faut-il lui laisser la parole « En se réalisant, écrit Michel Miaille, le droit ne dit […] pas ce qui doit être, il dit déjà ‘ce qui est’ »[3].
2 – Faire l’archéologie de notre actualité
J’entends ce terme presque banal- archéologie – au sens où l’ont employé beaucoup de philosophes depuis le XIXème siècle, de Nietzsche à Foucault, ce dernier ayant d’ailleurs fini par l’abandonner, comme il le faisait souvent, ce qui ne veut pas dire qu’il le déclarait non valide. Mais tout simplement qu’il passait à autre chose.
Voici d’abord une remarque en passant : la réalité sociale que nous croyons avoir sous les yeux, est toujours un tant soit peu construite par nos soins. Bachelard : « Rien n’est donné, tout est construit ». Rien ou presque. Mais ce qui semble saillant aujourd’hui – saillant, pas nouveau -, c’est la convergence des regards. Contrairement à ce qui pouvait avoir lieu disons au XVIIIème siècle, aux époques étudiées par Bachelard, on peut imaginer qu’un parlement des savants de toutes disciplines ou un colloque mondial subventionné par tous les pays, à l’exception de la Corée du Nord et des Etats-Unis d’Amérique sous Trump -, pourrait se mettre d’accord sur l’idée que quelque chose s’est produit qui est de l’ordre de la césure (Patrick Boucheron) vers le dernier quart du XXème siècle, qui autorise à parler au minimum de rupture théorique (Gérard Farjat).
Il y a cependant dans l’idée de rupture ou dans celle de césure et consécutivement dans l’idée que la science est une activité qui se déroule dans un certain contexte quelque chose de trompeur contre quoi il est assez facile de se prémunir : la césure est un trait plus ou moins épais qui délimite un front ou une ligne de démarcation historique entre des espaces convenus mais abstraits ; « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Il suffit de substituer aux Pyrénées la notion de révolution scientifique et le tour est joué.
Michel Foucault dans sa première période a poussé très loin, plus loin que quiconque cette imagerie spatiale débouchant sur des métaphores de type géologique ou géographique. Le savoir évolue par plaques, ou plus exactement : « tout se passe comme si les choses se passaient ainsi ». Cette imagerie est évidemment un procédé qui ne repose sur rien, mais qui comporte beaucoup d’effets positifs, dès lors qu’il est contrôlé : il nous aide à penser le changement. C’est ce qui se passe en ce moment, en certains endroits, et donne à la pensée de Foucault une actualité qu’elle n’avait pas à l’époque où il écrivait.
L’un des moyens les plus sûrs pour rendre ce contrôle effectif (sans instaurer un service central de surveillance des flux cognitifs), est bien l’accord, même partiel, même imparfait (et heureusement), mais rendu possible au moment t entre ressortissants d’une même discipline, voire de toutes, sur certaines questions relevant de la discipline en question. Cet accord est d’autant plus remarquable lorsqu’il se fait, que la bataille fait rage, que les forces en présence sont inégales et les enjeux colossaux. Le fait qu’un tel accord soit possible – ou imaginable – est peut-être le signe que rien n’a changé diront les sceptiques, qu’il n’y a pas eu de révolution du tout. Il n’en est rien, parce que ce consensus imaginaire ou réel entre savants pour dire qu’il n’y a plus rien dire ou qu’on est arrivé à la limite de quelque chose, est en soi un facteur de changement : il confère à ceux qui font ce constat une fonction critique et politique dans le nouvel ordre du monde.
Fonction critique : la simple observation des faits est éloquente, et sur la réalité de la critique et sur les moyens de la mener à bien. Les pratiques des GAFAM sont une démonstration caricaturale des contradictions de l’homme économique – numérique, réduit à ses fonctions de consommation et d’investissement. C’est aussi, projetée sur grand écran, la vérification tragi-comique des intuitions de Deleuze – Guattari sur l’homme vu comme une machine désirante, ou comme une machine tout court, aux antipodes du sujet cartésien, considéré comme intériorité cachée. Plus rien n’est caché, tout se voit, se mesure, se vend et s’achète[4].
On ne diminue pas d’un millimètre la toute-puissance d’Amazon en disant cela, mais on la démasque, on le situe à sa juste place : c’est une machine à broyer les machines que nous sommes en train de devenir.
Ces derniers mots mettent l’accent sur la fonction politique de la science dans le contexte de changement brusque des conditions de production du savoir (et de la pensée libre en général) que nous sommes en train de traverser. Devant les méga-pouvoir métastasiques et les discours de justification qu’ils diffusent en les assortissant d’actes concrets – la vie privée n’est pas une norme dit Zorro-Zuckerberg -, les savants sont contraints de changer de rôle ou d’en assumer un nouveau s’il ne veulent pas perdre leur place ou se voir réduits à l’état d’esclavage. Relisons Max Weber pour donner une suite à l’histoire qu’il nous raconte : les savants sont devenus des politiques, ils sont responsables comme eux devant le monde. Ils signent des pétitions. Leur liberté est la nôtre.
Cette liberté acquiert une dimension politique du fait de notre actualité : rarement le contraste aura été aussi grand, violent même, entre la platitude triviale des mœurs et des pratiques sociales, et l’immensité des enjeux de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche scientifique. Les politiques sont sommés de répondre mais ils n’en ont manifestement pas les moyens seuls, à supposer qu’ils aient envie de le faire, et pour masquer cette impuissance (ou cette absence de volonté), ils brouillent les cartes ou créent un nouveau langage, ils inventent de nouveaux codes qui leur permettent de ne plus se poser aucune question, puisqu’ils donnent la réponse à toutes celles que l’on est en droit de se poser, et qu’ils délimitent par la même occasion, le champ des questions possibles.
Fin du politique ? Non assurément pas et moins que jamais, mais déplacement des lignes et invitation forte au décryptage de ces nouvelles formes de la domination d’autant plus redoutables que ce sont des formes justement, des langages inaudibles pour l’immense majorité des habitants de la planète.
Démocratie j’écris ton nom. Mais qui saura le lire ?
Jean-Jacques Sueur,
mars 2021
[1] Ernst Cassirer, Le mythe de l’Etat, Gallimard, 1993, , p. 382.
[2] B. Latour, Où suis-je? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2021
[3] Michel Miaille, Une introduction critique au droit, Maspero, 1976, p. 108
[4] L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Editions de Minuit, 1972.