Le constitutionnalisme (turc) à l’abandon
Ce papier paraîtra en juillet 2018 aux éditions l’Epitoge dans l’ouvrage « Liberté(s) ! En Turquie ? En Méditerranée ! coordonné par le Laboratoire Méditerranéen de droit public et en particulier par Mathieu Touzeil-Divina, en hommage au Professeur Ibrahim Kaboglu. Celui-ci, alors que je l’avais invité à l’Université de la Sorbonne Nouvelle entre janvier et mars 2017, devait faire un bref aller-retour Paris/Istanbul à la fin du mois de janvier mais a été contraint à un aller simple puisqu’il a été révoqué de la fonction publique, privé même de ses droits à la retraite, et son passeport lui a été confisqué. Amoureux du droit – son pêché mignon – il a multiplié les recours et les procédures. En avril dernier, le procureur a réclamé 17 mois de prison ferme. Verdict à l’automne. Le Professeur Ibrahim Kaboglu est une personnalité très familière en Turquie. Il est donc désormais tête d’une liste d’opposition pour les élections législatives anticipées qui se dérouleront le 24 juin. A suivre.
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La parenthèse de l’intitulé de cette contribution-hommage n’est pas de style : le cours des choses n’incite pas à l’optimisme, qui tend presque partout – et en Europe singulièrement – à montrer un isolement, voire un abandon, des principes traditionnels du droit constitutionnel. La Turquie ne peut pas être montrée du doigt car elle n’est que l’une des parties émergées de l’iceberg : il fait assez clairement mauvais temps pour les espérances portées par le constitutionnalisme, et ce depuis quelques décennies. Cette contribution est l’occasion de quelques morceaux choisis à ce sujet[1].
Quelques symboles de ce que la Turquie désinterprète son constitutionnalisme d’origine.
L’expression peut surprendre, mais elle vise à souligner que, en matière constitutionnelle, le chemin qu’avait semblé emprunté la Turquie pour quelques décennies est plutôt devenu une voie sans issue. Le « corps » donné à son constitutionnalisme au fil des années, par des péripéties diverses que tout le monde a en tête (des constitutions républicaines à « coup » de coups d’état militaires), semble en effet se décomposer lentement. Du corps justement il est question lorsque l’on s’arrête sur deux événements quasi identiques survenus à quelques années de distance et qui ont reçu en Turquie deux traitements bien différents, symboles du changement d’aiguillage constitutionnel. En 1999, l’entrée au Parlement d’une nouvelle élue députée arborant le voile islamique avait provoqué la colère des membres du parlement (40 minutes de huées) et de la classe politique turque, qui aboutit à une exclusion de la députée du parlement et à la déchéance de sa nationalité turque quelques temps plus tard : les mesures furent néanmoins jugées disproportionnées par la Cour Européennes des droits de l’Homme[2] Mais, dans le même temps, la Cour avait rendu un arrêt Leyla Sahin sur l’affaire du voile à l’Université[3], dont le dispositif importait moins que les motifs. En effet, la Cour Européenne développa un argumentaire qui s’appuyait essentiellement sur l’histoire et les choix politiques et civils de la Turquie depuis les débuts de la République turque, qui faisait ainsi de la laïcité non un droit mais un choix. Le constitutionnalisme turc avait ainsi pris une tournure tout à fait délibérée, réfléchie semble-t-il, répétée au fil des années, tant dans la classe politique dans la société civile comme l’a argumenté la Cour dans l’affaire Leyla Sahin. Lorsque toutefois, en 2013, 4 députées élues en 2011 décidèrent pour la première fois de porter le voile dans le cadre d’une séance de travail parlementaire, elles bénéficiaient déjà du soutien procuré par l’abolition récente par le Premier ministre de l’interdiction de porter le voile islamique dans la fonction publique et, surtout, furent cette fois félicitées et même applaudies par quelques députés de la majorité politique parlementaire. Le vent avait clairement tourné, si bien qu’aujourd’hui, on est en droit de s’interroger sur l’issue que donnerait la Cour européenne des Droits de l’Homme à une nouvelle affaire Leyla Sahin. A cet égard, la solution rendue par la Cour sur une autre affaire relative à des symboles religieux dans l’espace public interroge elle-même : dans son arrêt de grande Chambre Lautsi[4], la Cour avait ainsi admis la présence des crucifix dans les écoles publiques italiennes, au nom de ce que, pour le coup, l’Italie n’avait pas construit sa République autour de la laïcité, s’appuyant même sur quelques textes datant de la période fasciste.
C’est que, la configuration de l’espace normatif et décisionnel européen, tant au niveau du conseil de l’Europe que de l’Union Européenne, tend à se désolidariser d’un constitutionnalisme historique valorisant – même si n’y parvenant pas nécessairement – la République, les libertés et la démocratie, dans le cadre d’un espace politique autonome de toutes considérations, religieuses ou économiques par exemple. Même s’il apparaît difficile de penser, dès ses origines, le constitutionnalisme séparé des questions économiques, au moins son discours allait-il dans ce sens, qui ne s’embarrasse même plus aujourd’hui de ce semblant d’autonomie.
L’hypothèse du constitutionnalisme abandonné sur l’autel de la réalité.
Il y a quelque chose d’étrange à voir affirmés partout les principes du constitutionnalisme, de la démocratie et de l’État de droit, et leur réalité décomposée partout aussi. Deux séries de motifs appuient les choix des politiques contemporaines de l’espace européen : la sécurité et l’économie. Au nom de la première comme de la seconde les législations partout briment les libertés individuelles et collectives. Formellement, les « bases » du droit constitutionnel sont conservées : des législateurs élus au suffrage universel, des gouvernements déclarés responsables devant les législateurs et les peuples, une justice bien organisée chargée de vérifier la légalité et la constitutionnalité des uns et des autres. Mais, à l’arrivée, des changements significatifs qui ne permettent pas de ne pas s’interroger sur la portée de ce qu’on appelle le constitutionnalisme. En effet, si la permanence de principes et de procédures formels qui continuent de se déployer n’est pas en lien avec la mesure des libertés, c’est que sans doute c’est ailleurs qu’il faut chercher. Une piste possible est celle d’un déplacement de la valeur constitutionnelle : n’est pas constitutionnel ce que l’on croit, et ce qui est dit du pouvoir et des libertés dans ce qu’on appelle traditionnellement une constitution n’est peut-être tout simplement pas ce qui doit être considéré comme constitutionnel dans le monde contemporain.
Habituellement, ou devrais-je dire, suivre la tradition du constitutionnalisme depuis la fin du dix-huitième siècle, connaître ou lire la constitution politique nationale – que ce soit sous forme écrite ou non – et considérer les théories de légitimité sur lesquelles la constitution est fondée est suffisant pour identifier quelles autorités et règles sont constitutionnelles. Ces autorités et ces règles, que je nomme « autorités et règles constitutionnelles traditionnelles », sont considérées comme étant au sommet du système juridique ou sur sa base, en ce sens que toutes les autres autorités légales et règles découlent de ou sont construites sur elles.
Il se trouve que de nouvelles autorités constitutionnelles et de nouvelles règles constitutionnelles paraissent avoir émergé au cours des trois dernières décennies, qui ne sont pas historiquement liées à la constitution politique nationale, ni basées sur des théories politiques traditionnelles de la légitimité. Sur le plan constitutionnel, ce qui compte en Europe aujourd’hui ne se trouve pas dans la constitution politique nationale. Certes celle-ci existe toujours, et même on la réforme, on en parle, ses procédures sont suivies : mais, la réalité constitutive de l’action des pouvoirs publics se trouve ailleurs. Cet « ailleurs constitutionnel » se symbolise par de nouvelles autorités constitutionnelles et de nouvelles règles constitutionnelles, pour lesquelles ce qualificatif paraît inhabituel voire saugrenu. Et, comble du comble, l’ailleurs se trouve en fait dedans : le ver était dans le fruit comme on dit. C’est à travers les discours, les actions et les décisions des autorités politiques traditionnelles qu’on peut trouver cet ailleurs, par les références implicites ou explicites qu’elles font à l’égard d’entités et de règles structurellement non constitutionnelles, et finalement par le bénéfice que, par la répétition, ces entités en retirent. Plus même, les titulaires historiques du droit et des droits constitutionnels se trouvent simultanément et mécaniquement dévalués dans cette qualité.
La référence des autorités constitutionnelles traditionnelles à des entités historiquement non titulaires de droits constitutionnels.
Les autorités constitutionnelles traditionnelles sont celles auxquelles et par l’effet desquelles les dispositions de la constitution politique (écrite ou non) a donné la qualité d’autorité constitutionnelle : le parlement bien sûr, le gouvernement aussi et, plus récemment dans l’histoire, les cours suprêmes et/ou constitutionnelles dans la mesure où leurs interprétations de la constitution s’imposent à toutes les autres autorités. À travers donc leurs discours, actions et décisions, il est possible de repérer quelles sont les autorités et les règles qui, sur le plan constitutionnel, « comptent ». cela signifie qu’on peut définir a priori une autorité constitutionnelle traditionnelle comme une autorité qui peut dire quelles sont les règles et quelles sont les autorités qui sont constitutionnelles, notamment par le bénéfice constitutionnel qu’elles retirent des discours, actions et décisions des autorités constitutionnelles traditionnelles.
En suivant ce fil, une première catégorie d’entités nouvelles constitutionnelles a émergé, en l’espace de quelques petites décennies, qui a fait qu’elles ont été considérées comme des autorités constitutionnelles édictant et appliquant des règles constitutionnelles redessinant ainsi l’espace de la constitutionnalité, en Europe singulièrement puisque ce sont les institutions supranationales installées dans l’espace européen qui ont acquis ce statut.
Les institutions européennes, ou, plus précisément, les institutions de l’Union Européenne, sont devenues de véritables autorités constitutionnelles d’abord parce qu’elles sont, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, des autorités constitutionnelles. De la même manière, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dans l’ordre juridique constitué par la Convention Européenne des Droits de l’Homme, est une véritable autorité constitutionnelle. Chacune de ces institutions joue ainsi son rôle de « gardienne du temple » de l’ordre juridique normatif dont elle a la charge. De fait donc, mais en droit aussi du coup, ces autorités sont amenées à contrôler l’exercice de l’activité législative et gouvernementale nationale au regard de leur propre domaine d’action, le droit de l’Union européenne ou le droit de la convention européenne des droits de l’homme. Elles exercent ainsi une compétence constitutionnelle. Mais le plus intéressant est bien que les autorités constitutionnelles traditionnelles nationales ont également constitutionnalisé ces nouvelles institutions. L’important est que ces nouvelles institutions sont devenues un point de référence constant pour le travail des autorités constitutionnelles nationales traditionnelles. Peu de discours nationaux, de décisions et de normes échappent désormais à la référence obligatoire des institutions et des règles de l’Union Européenne. Chacun peut s’en rendre compte qui est familier avec le discours légal des autorités constitutionnelles. Je mentionne, à simple titre d’exemple, l’exposé général des motifs du projet de loi de finances pour 2018, conforté par les exposés des motifs de nombreux articles du projet :
Le projet de loi de finances pour 2018 (…) s’inscrit dans un contexte d’amélioration de la situation économique française, une croissance du produit intérieur brut (PIB) de 1,7 % étant attendue en 2017 et 2018 – contre + 0,8 % en moyenne entre 2012 et 2016. Pour autant, la croissance française demeure en deçà de la moyenne européenne ; à cet égard, les prévisions de printemps de la Commission européenne anticipent une croissance de 1,9 % en moyenne en 2017 et 2018 dans l’Union européenne.
Si les discours des institutions européennes sont devenus le point de référence de ceux des institutions des autorités constitutionnelles traditionnelles, tous tendent à converger par leurs références communes à une troisième catégorie d’autorités constitutionnelles : les institutions à vocation technique et/ou financières, publiques ou privées. Ce n’est ainsi un secret pour personne que les entreprises sont devenues de véritables détenteurs de droits constitutionnels, en étant à la fois bénéficiaires des discours juridiques nationaux et du discours des institutions européennes. Une première symbolique de cet état des choses peut être repérée avec la décision du Conseil constitutionnel français du 13 juin 2013 sur le projet de loi sur la sécurité de l’emploi (2013-672 DC), par laquelle il a censuré, comme il le fera ensuite à plusieurs reprises, une disposition législative instituant un mécanisme de solidarité mutualiste sur le fondement de la liberté contractuelle des entreprises, entraînant ainsi que, dans beaucoup de cas, les salariés de ces entreprises devront payer davantage pour leur sécurité mutualiste : « Considérant que (…) en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale, toutes les entreprises qui appartiennent à une même branche professionnelle peuvent se voir imposer non seulement le prix et les modalités de la protection complémentaire mais également le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer cette protection parmi les entreprises régies par le code des assurances, les institutions relevant du titre III du livre IX du code de la sécurité sociale et les mutuelles relevant du code de la mutualité ; que, si le législateur peut porter atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dans un but de mutualisation des risques (…), il ne saurait porter à ces libertés une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un cocontractant déjà désigné par un contrat négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ; que, par suite, les dispositions de ce premier alinéa méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre » (§11).
Il est notoire – mais finalement assez peu commenté – que cette décision a été prise après un lobbying très important des entreprises concernées, ce qui n’est pas une question négligeable.
Mais plus, les paroles du président du Conseil constitutionnel de l’époque, dans un livre publié plus tard, laissent peu de doute sur les acteurs « importants » du système constitutionnel. Je cite le président Jean-Louis Debré décrivant l’une de ses journées au Conseil constitutionnel français :
« Le président du MEDEF, Pierre Gattaz, que je reçois à déjeuner en présence de Marc Guillaume, nous livre son analyse de la situation économique : des entreprises asphyxiées par des taux d’imposition toujours plus importants qui ne leur permettent pas de dégager des marges bénéficiaires et d’investir ; une instabilité juridique freinant leur développement et dissuadant les investissements étrangers ; un environnement législatif contraignant et paralysant… Autant de raisons pour lui d’être pessimiste.
Sur les projets ou propositions de lois annoncées : l’économie sociale et solidaire, les stages en entreprises, l’inspection du travail, la pénibilité, la biodiversité… ‘Nous attendons beaucoup du Conseil constitutionnel. Nous n’avons pas été déçus par vos décisions précédentes’, m’avoue-t-il[5] ». Tout est dit semble-t-il, et par l’institution elle-même.
La fréquence des décisions en faveur de la liberté contractuelle et de la liberté d’entreprise conduit à des références implicites au bénéfice de ces nouveaux titulaires de droits garantis par la Constitution. L’agencement national du « market friendly » comme on dit, se double de celui des institutions européennes. Sur le site de l’Union Européenne, à la rubrique « entreprise », on trouve donc les explications suivantes :
« L’UE vise à promouvoir la compétitivité de l’industrie et des entreprises européennes et à favoriser la création d’emplois et la croissance économique grâce à un environnement propice aux entreprises – il faut bien sûr entendre ici « environnement normatif » – et en particulier aux PME et à l’industrie manufacturière ».
« L’UE vise à supprimer les obstacles qui entravent encore les échanges et à éviter d’en créer d’autres, en veillant à ce que le marché soit propice aux entreprises et aux consommateurs et à ce qu’il soit fondé sur des règles et normes transparentes, simples et cohérentes. Le marché unique de l’UE doit être un tremplin pour les entreprises et l’industrie, leur permettant de prospérer dans une économie mondialisée ».
Cet état des choses permet ainsi que les autorités nationales consolident leur politique à destination des institutions économiques et financières, sur le fondement du droit européen : Par exemple, la loi de finances pour 2018 supprime un article du Code Général des Impôt (article 209 IX) en ce qu’il interdisait la déductibilité de charges financières afférentes à l’acquisition de certains titres de participation dans un cas (charges lorsque la société qui acquiert les titres ne peut pas démontrer que le pouvoir de décision sur les titres acquis ou le contrôle de la société cible est effectivement effectué en France, soit par elle-même, soit par une autre société du groupe établie en France) : or, l’exposé des motifs indique clairement que cette suppression, qui aboutit à permettre la déductibilité dans tous les cas, se fait sur le fondement
« des doutes sur la compatibilité de ce dispositif avec la liberté d’établissement garantie par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et par l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) ».
À travers des mécanismes multiples de motivation des discours et décisions légales, il y a un processus de constitutionnalisation de la pensée économique et juridique des institutions auxquelles il est référé, c’est-à-dire, à la fin, une constitutionnalisation de la pensée économique et juridique des institutions supranationales, des institutions financières mondiales et européennes et aussi des entreprises privées. D’une manière générale, les institutions qui ont un « pouvoir économique » important et qui ont ainsi une influence dans tous les secteurs de la vie sociale, deviennent, presque de ce fait et avec la validation juridique des autorités constitutionnelles, des titulaires de droits constitutionnels. Voire, ils deviennent eux-mêmes des créateurs de règles dont le statut constitutionnel fait peu de doute. Cela est en effet rendu possible par l’effet de ce que l’on constate, dans le même temps, une minoration de la capacité politique et normative des autorités constitutionnelles traditionnelles.
La minoration des autorités constitutionnelles traditionnelles… jusqu’à la disqualification.
Le cadre constitutionnel de l’action politique, économique et privée, est de plus en plus dû aux règles de fonctionnement de ces nouvelles autorités constitutionnelles agissant dans le domaine économique et financier. Les règles que ces institutions et entreprises appliquent tendent à avoir plus d’impact sur le droit que les règles constitutionnelles traditionnelles et politiques énoncées dans un document politique.
Cette constitutionnalisation, ou « hyper-constitutionnalisation » du droit européen comme dirait Dieter Grimm[6], se caractérise à la fois par une dévalorisation des autorités traditionnelles et par la possibilité pour les nouvelles autorités de faire des vœux ou des règles constitutionnels. Cette dépréciation est marquée par le fait qu’il y a un déficit de confiance à l’égard des autorités constitutionnelles traditionnelles.
Alors président de la Commission Européenne, José Manuel Barroso déclarait en 2013 que le Premier ministre Italien, Mario Monti, par ailleurs un ancien commissaire européen et un ancien consultant de la banque Goldman Sachs, avait rencontré des difficultés en vue de faire passer des réformes structurelles nécessaires à l’amélioration de la compétitivité et à l’établissement des bases pour un retour à la croissance économique. Et il poursuivait – c’est ça qui est important – en indiquant que les résultats électoraux en Italie n’étaient à cet égard pas concluants et qu’il espérait que l’Italie garantirait les conditions d’une stabilité politique et que la Commission l’aiderait spécifiquement pour la réforme des finances publiques.
Deux ans auparavant (août 2011), un ancien président de la Banque centrale Européenne et son successeur – Jean-Claude Trichet et Mario Draghi (anciennement vice-président Europe de la banque Goldman Sachs) – avaient envoyé une lettre au Premier Ministre italien lui indiquant très clairement la marche à suivre comme Premier ministre de l’Italie, avec des formulations clairement prescriptives :
« Le gouvernement doit prendre des mesures immédiates et courageuses pour garantir la solidité des finances publiques. Des mesures fiscales correctives supplémentaires sont nécessaires. Nous considérons comme essentiel pour les autorités italiennes d’avancer la date d’adoption des mesures décidé en juillet 2011 d’au moins d’un an. (…) ».
Les auteurs de la lettre y indiquaient également les moyens normatifs à utiliser et les délais pour adopter les normes en question :
« Étant donné la gravité de la situation actuelle des marchés, nous considérons comme essentiel que toutes les actions mentionnées dans la première et la deuxième section ci-dessus soient adoptées au plus vite par décrets-lois, suivi d’une ratification parlementaire fin septembre 2011 ».
Et les deux auteurs ajoutaient enfin : « Une réforme constitutionnelle durcissant la législation fiscale serait également appropriée », la lettre se terminant par « Nous faisons confiance au gouvernement pour prendre toutes les actions appropriées ».
Même destinés à être secrets – comme c’était le cas initialement de cette lettre finalement révélée par la publication dans le quotidien Corriere della Sera en septembre 2011, de tels propos n’auraient sans doute pas pu être tenus il y a quelques décennies : le lobbying économique et financier, qui pouvait et peut parfois se décliner en des pratiques peu glorieuses, restait tout de même une activité non institutionnelle et indirectement prescriptive. Aujourd’hui, l’institutionnalisation des activités de lobbying, auprès des institutions européennes[7] comme des institutions nationales, tend à entériner un pouvoir de prescription au prétexte de limiter celui-ci, et dans une « transparence » telle que ce pouvoir n’a plus à se cacher, permettant par exemple de constater l’omniprésence des lobbys – très majoritairement celui des grandes entreprises – dans l’agenda du Président de la Commission Européenne.
L’émergence d’une telle capacité des opérateurs économiques est sans aucun doute à mettre en lien avec l’activisme des institutions européennes, et singulièrement de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui, par une jurisprudence constante, a entendu subordonner les autorités traditionnelles constitutionnelles nationales à des normes externes valorisant des lois dites économiques. Tout commence avec le fameux arrêt Costa c. Enel de 1964, dans lequel la Cour de justice pose le principe de la suprématie du droit communautaires sur les droits des États membres et l’explique par un effet de structure : « en instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoir réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes ».
D’autres arrêts suivront, dont la conséquence la plus importante est la détermination progressive d’un esprit de ce nouveau droit constitutionnel structurant les espaces de l’Europe, dont le bénéfice non caricaturé paraît grandissant à l’égard des institutions techniques et financières, publiques ou privées. L’application quasi-inconditionnelle – que ne parviennent pas à remettre en cause quelques arrêts symboliques – du socle des 4 libertés de circulation des personnes, des services, des capitaux et des biens, modèle et informe de manière prégnante l’action de l’ensemble des autorités constitutionnelles traditionnelles. Dans cette perspective, on ne peut pas manquer de citer les arrêts Viking[8] et Laval[9], symboles de la constitutionnalisation de ce droit européen des institutions économiques et financières :
« S’agissant du déplacement temporaire de travailleurs vers un autre État membre pour qu’ils y effectuent des travaux de construction ou des travaux publics dans le cadre d’une prestation de services fournie par leur employeur, il ressort de la jurisprudence de la Cour que les articles 49 CE et 50 CE s’opposent à ce qu’un État membre interdise à un prestataire de services établi dans un autre État membre de se déplacer librement sur son territoire avec l’ensemble de son personnel ou à ce que cet État membre soumette le déplacement du personnel en question à des conditions plus restrictives. En effet, le fait d’imposer de telles conditions au prestataire de services d’un autre État membre soumet celui-ci à une discrimination par rapport à ses concurrents établis dans l’État d’accueil, qui peuvent recourir librement à leur propre personnel, et affecte au surplus sa capacité de fournir la prestation » (§56 de l’arrêt Laval).
L’entretien d’une concurrence mortifère entre autorités constitutionnelles institutionnelles. La concurrence en question est abondamment commentée par les juristes sous l’appellation générique et apparemment neutre de « rapports de systèmes » : en effet, puisqu’il existe plusieurs ordres juridiques, nationaux, internationaux et supranationaux, et qu’il est impossible qu’ils vivent isolés les uns des autres, la question de leurs liens et de la nature de leurs liens se pose nécessairement. L’expression doctrinale de « rapports de système » vise ainsi à rendre compte, de la manière la plus complète possible, de l’ensemble des solutions données à des cas de conflits potentiels ou avérés entre les différents ordres juridiques. Or, puisque ces différents ordres juridiques existent, il existe chaque fois des autorités constitutionnelles identifiées qui, chacune dans son ordre, défend sa qualité d’autorité suprême et de « gardienne du temple » juridique. Mais toutes le défendent surtout contre les autres autorités prétendant au même titre, chacune dans son ordre. Cela poserait sans doute peu de difficultés si les différents ordres juridiques ne se croisaient jamais. Mais c’est l’inverse qui se produit puisque les uns et les autres se retrouvent constamment en devoir de se prononcer sur les mêmes questions. Les « rapports de système » sont ainsi, comme il se doit, des rapports de concurrence. Des premières décisions des Cours constitutionnelles nationales à l’égard des autorités européennes (depuis la jurisprudence allemande dite So Lange de 1974) à la dernière décision par laquelle la Cour suprême irlandaise remet en cause le droit polonais (jugement préliminaire du 12 mars 2018 saisissant la Cour de Justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle sur les incidences des réformes de la justice en Pologne sur la conformité d’un mandat d’arrêt européen émis par cet État), en passant par l’inénarrable arrêt Kadi[10] et le non moins inénarrable avis 2/13 de la Cour de Justice de l’Union Européenne[11], chaque autorité semble s’affirmer contre les autres. Et pendant ce temps, ce sont bien les mêmes « nouvelles autorités » et règles constitutionnelles qui font leur pain blanc de cette guerre fratricide.
Travailler sur le droit constitutionnel contemporain en Europe ne peut plus donc se faire à partir des structures institutionnelles classiques qui conduisent à envisager le parlement, le gouvernement, leurs relations et leurs pouvoirs. Au moins, doit-on repérer dans leurs discours et leurs actions ce qui fait qu’un changement s’opère, qui permet ainsi de voir apparaître des interrogations telles que «When did companies become people? »[12].
Alors que les théories politiques au fondement du constitutionnalisme font du peuple à la fois le titulaire originaire du pouvoir constituant et le destinataire naturel des droits constitutionnels, l’émergence de nouveaux titulaires de droits constitutionnels – les entreprises surtout – aboutit à ce que, dans le même temps, ceux-ci acquièrent en conséquence (ou comme une cause c’est à voir), une part du pouvoir constituant, rendant parfois presque secondaires les questions institutionnelles « traditionnelles ».
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La recherche d’une rationalité de ce processus par lequel de nouvelles autorités constitutionnelles ont été investies ces dernières décennies semble à la fois évidente et délicate à illustrer. Je ne donnerai ici que deux pistes à explorer : un certain retour de la loi du plus fort, et une croyance – peut-être irréfléchie mais qui transpire de tous les éléments du processus – dans la vertu des « normes » économiques, financières, techniques et technologiques[13]. Ces manières de se représenter le monde et les liens sociaux agissent sur la reconfiguration de l’espace constitutionnel. Il est possible que celui-ci trouve désormais à se déployer pleinement[14], débarrassé de ses ornements populaires. Il serait inconsidéré de penser que cette reconfiguration est le seul produit d’États qui n’entreraient pas ou plus dans le « modèle » européen, à l’instar de la Turquie, de la Pologne ou de la Hongrie. C’est la réalité de ce modèle qui doit être mieux comprise.
Lauréline Fontaine, juin 2018
[1] Ce texte est une version remaniée et francisée de la présentation faite à l’Université d’Amsterdam le 1er juin 2018 intitulée Understanding Constitutional Issues in Europe through Trust and Deference Mechanisms. Je remercie Guerric Cipriani pour sa prompte et minutieuse relecture.
[2] Kavakci c. Turquie, 5 avril 2007.
[3] Gde. Ch., 10 novembre 2005.
[4] Gde. Ch., 3 novembre 2009.
[5] Ce que je ne pouvais pas dire, Robert Lafont, 2016, p. 257.
[6] Voy. pour un propos en français Dieter Grimm, « Quand le juge dissout l’électeur », article paru dans Le Monde diplomatique de juillet 2017.
[7] Voy. à ce sujet l’ouvrage important de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme, éd. Agone, 2015.
[8] CJCE 11 décembre 2007, aff. C-438/05.
[9] CJCE 18 décembre 2007, aff. C-341/05.
[10] CJCE, aff. C-402/05 P et C-415/05 P du 3 septembre 2008.
[11] avis du 18 décembre 2014.
[12] Nina Totenberg sur le site de la National Public Radio en 2014.
[13] Voy. mon texte « Effectivité et Droit de l’Union Européenne sous le regard d’une analyse sociétale », in D. Ritleng et A. Bouveresse, L’effectivité du droit de l’Union Européenne, LGDJ, 2018, pp.11-32 et aussi http://www.ledroitdelafontaine.fr/effectivite-et-droit-de-lunion-europeenne/.
[14] Voy. l’ouvrage encore discuté aujourd’hui de Charles Beard, An Economic Interpretation of the Constitution of the United States, 1913