Ce billet est publié dans le Club de Mediapart le dimanche 28 janvier 2024
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Il n’y a pas de gouvernement des juges en France, et encore moins de la part du Conseil constitutionnel. Celui-ci au contraire reste rivé à l’exercice du pouvoir, et singulièrement du pouvoir exécutif, dont il valide presque tous les caprices. Au passage, il contribue, par presque chacune de ses décisions, à l’effondrement idéologique de notre communauté politique. Mais ce n’est pas en dénonçant le principe de la justice constitutionnelle que notre République s’en portera mieux, c’est en montrant au contraire que l’organisation de celle-ci en France n’est en tous points pas à la hauteur de cette mission.
Il a toujours en effet existé un courant contestataire du principe même de la justice constitutionnelle : il s’agit, au nom d’une certaine compréhension de la démocratie, d’exclure que la volonté populaire qu’incarneraient les représentants élus, puisse faire l’objet d’un quelconque contrôle ou d’une quelconque censure par des juges, dont la légitimité démocratique n’est pas avérée. Cette critique ne concerne pas spécifiquement le Conseil constitutionnel, mais elle s’exprime particulièrement lorsque celui-ci rend des décisions qui censurent une loi adoptée par le Parlement. Tel est le cas avec la décision rendue le jeudi 25 janvier 2024 sur la loi dite Immigration (décision n°2023-863 DC), qui serait, pour la classe politique à l’origine des dispositions censurées, l’incarnation du gouvernement des juges.
Si est avancé comme un trophée le fait que les sondages montreraient que la majorité des français étaient favorables à ces dispositions, on peut dire que le Conseil constitutionnel a été incroyablement lâche, confronté à la mission qu’il avait. Quitte à censurer plus du tiers des dispositions du texte examiné, il aurait pu essayer de le faire avec la dignité que lui confère sa mission et la symbolique tellement positive que véhicule l’idée même de constitution. Mais il n’a pas dit un mot, ou presque, sur le fait que nombre des dispositions censurées balayaient d’un revers de main les principes du respect de la dignité de toute personne humaine et la solidarité nécessaire à la survie d’une communauté humaine. En ne s’engageant pas, une nouvelle fois, sur ce terrain, le Conseil constitutionnel nous éloigne encore un peu plus de la possibilité de faire corps autour de ce qui, justement, fait une communauté politique. Qui plus est, sa décision, bien difficile à lire tant elle ne semble pas destinée à être comprise du plus grand nombre d’entre nous, est une construction maladroite où ce qui est avancé n’est jamais bien justifié en droit.
La lâcheté et l’indigence de la décision du Conseil constitutionnel ne sont pas celles de la justice constitutionnelle. Elles sont bien celles de l’institution qui est censée la rendre. On en connaît beaucoup des raisons : absence d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs contrôlés, et singulièrement du pouvoir exécutif (Président et gouvernement), non-respect du principe d’impartialité, non-respect des règles du procès équitable, absence de transparence et de règles déontologiques, indifférence à la réflexion autour du projet constitutionnel, dont le résultat est une élaboration et une rédaction indigentes des décisions qu’il rend[1].
La critique du Conseil constitutionnel peut donc avoir un fondement qui ne relève pas de la critique du gouvernement des juges : il s’agit au contraire de croire dans la pertinence d’une justice constitutionnelle, au nom d’une part de la nécessité reconnue d’assigner des limites à l’exercice du pouvoir, et d’autre part de la reconnaissance et de la protection de droits élémentaires pour l’ensemble des membres du groupe humain, impliquant notamment l’assurance de mécanismes adéquats de solidarité. Le juge constitutionnel ne fait pas de politique, car son rôle consiste à dire ce que la politique peut faire et ne pas faire, au nom de la Constitution. De ce point de vue, il n’y a pas à se réjouir de la décision du 25 janvier 2024. Mais il faut l’expliquer.
Cela n’a pas bien commencé. Le 8 janvier dernier, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, avant la décision qui allait être rendue, a symboliquement « sermonné » le président de la République pour avoir fait délibérément adopter par le Parlement des dispositions contraires à la Constitution, un sermon dont nombre de médias se sont faits l’écho : cette intervention publique est, alors que l’affaire est pendante, contraire au principe de l’impartialité objective nécessaire à l’administration de la justice dont les acteurs ne doivent alors pas s’exposer dans l’espace public pour parler de l’affaire sur laquelle ils ont à se pencher. C’est d’autant plus problématique que, en plus, le président du Conseil n’est théoriquement pas le seul à rendre la décision, puisque c’est le collège des neuf membres qui la rend. Mais on a l’habitude que le président du Conseil constitutionnel soigne sa communication personnelle, sur le dos de l’administration de la justice ; il l’a fait à plusieurs reprises, comme par exemple lorsqu’il avait, en janvier 2023, indiqué qu’il y avait des « cavaliers » (encore) sociaux dans le projet déposé par le gouvernement réformant le système des retraites.
L’intervention publique de Laurent Fabius sur la loi dite immigration est néanmoins restée au stade d’une pure opération de communication : rien qui soit en rapport avec ce sermon dans la décision rendue. Deux options pourtant se présentaient, qui se concevaient parfaitement bien au regard des principes constitutionnels et des règles relatives à l’administration de la justice. D’abord le fait que la saisine du Conseil par le Président de la République était « blanche », c’est-à-dire, n’invoquait aucun grief particulier (§2). En vertu de sa propre jurisprudence et en vertu des principes du droit processuel, le Conseil aurait pu/dû déclarer cette saisine irrecevable. C’est comme si un justiciable saisissait un juge civil de l’illégalité d’un contrat sans soulever aucune question relative à son illégalité. Dans cette hypothèse, la saisine-requête est tout simplement irrecevable. Déclarer la saisine du Président de la République irrecevable aurait au moins eu le mérite de remette les pendules à l’heure et de manifester la distance à la fois fonctionnelle et déontologique entre les deux institutions.
La deuxième option était le recours au principe de sincérité des débats législatifs : inviter les parlementaires de la majorité à voter un texte dont l’inconstitutionnalité est plus que présagée, est une dévaluation supplémentaire du vote parlementaire qui aurait pu mériter la censure. Dans cette affaire, il faut y ajouter la dissociation assumée – par le ministre de l’intérieur notamment – entre l’exercice de l’activité politique et le droit, quand, dans nos Etats modernes, les garanties de nos droits et libertés viennent justement de ce qu’il existe des limites juridiques à l’exercice de l’activité politique. Mais il n’y eut pas même un mot sur ce point dans la décision du 25 janvier 2024. Le Conseil constitutionnel, a donc, sans sourciller, invalidé les dispositions que la majorité présidentielle lui demandait de censurer.
A cet égard, les dispositions censurées ont beaucoup retenu l’attention : de ceux qui s’en désolent, et de ceux qui s’en réjouissent. Mais peu a été dit sur celles qui ne l’ont pas été, alors qu’elles en disent tout autant, voire parfois plus, que les premières. On a en effet tendance à oublier que le texte proposé par le ministre de l’intérieur en mars 2023, ressort quasi-intact du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel. Par exemple, la contractualisation de l’immigration (le contrat d’engagement du respect des valeurs républicaines) : validée. La suppression de l’aide sociale à l’enfance pour les jeunes majeurs faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire : validée. La suppression de presque tous les motifs excluant que soit prononcée une Obligation de quitter le territoire français, comme le fait que l’étranger réside régulièrement en France depuis 20 ans ou qu’il soit le parent d’un enfant mineur résidant en France : validée. Etc. La République française n’a plus de compassion.
Le Conseil a certes censuré ce qui pouvait être considéré comme pire encore. Et il n’y a pas à en rougir, un certain soulagement peut s’exprimer à la seule évocation du fait que la plupart des dispositions opérant une restriction importante des conditions d’accueil et de séjour des étrangers en France adoptées par le Parlement en décembre dernier, sur la base d’une lecture non solidariste de notre communauté politique, ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Mais il ne l’a fait ni au nom d’une lecture solidariste et humaniste de la République française, ni par exemple sur le fondement du principe d’égalité. Aucune des valeurs auxquelles il pourrait être rassurant de s’attacher pour faire communauté n’a été rappelée, explicitée, argumentée. A la place, une lecture désolante d’un système politique dont les composantes démocratiques tendent à être gommées par le Conseil constitutionnel. Tout cela n’a été, nous dit-il, qu’une question de procédure. Trente-deux fois.
Et c’est à cet endroit que le Conseil constitutionnel a ouvert en grand les portes de la critique du gouvernement des juges, comme s’il ne tenait vraiment pas à la mission qu’il exerce.
Il a d’abord mis en scène son absence d’argumentation, à laquelle il nous a déjà habitué, et qui, hélas, se trouve encore si souvent cautionnée par une classe d’experts dont on se demande avec quelles lunettes ils lisent des décisions du Conseil constitutionnel, privatisant ainsi un savoir dont le caractère d’intérêt général devrait exiger qu’ils le mettent constamment en débat. Au début de la décision (§12), le Conseil nous expose ainsi ce qu’il dit être sa méthode pour contrôler et exposer ce qui relève de ce qu’on appelle un « cavalier » législatif, c’est-à-dire, en vertu de l’article 45 de la Constitution, un amendement qui ne présente pas de « lien, même indirect avec le texte déposé ou transmis ». Il dit ainsi qu’il « apprécie l’existence de ce lien après avoir décrit le texte initial puis, pour chacune des dispositions déclarées inconstitutionnelles, les raisons pour lesquelles elle doit être regardée comme dépourvue de lien même indirect avec celui-ci. ». Or rien de tel ne ressort de cette longue décision puisque, s’il décrit le texte de loi en recopiant ses énoncés, il n’explicite absolument pas « les raisons pour lesquelles elle doit être regardée comme dépourvue de lien même indirecte avec celui-ci ». A aucun moment. Si bien qu’au regard du texte concerné, celui de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, on peut vite conclure au fait que l’absence d’explication frise la supercherie, et, à tout le moins, suscite, sans qu’il soit possible de l’apaiser, l’incompréhension. Comment en effet comprendre que la disposition qui complète le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile afin de prévoir de nouvelles conditions à remplir par l’étranger marié avec un ressortissant français pour se voir délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » d’une durée d’un an, n’a pas de rapport, même indirect avec le texte de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration (§38) ? Comment le comprendre également pour la disposition qui insère un nouvel article au sein du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui prévoit qu’un visa de long séjour est délivré de plein droit aux ressortissants britanniques propriétaires d’une résidence secondaire en France (§79), ou pour celle qui modifie le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile afin d’aggraver la peine d’amende punissant le fait de contracter un mariage ou de reconnaître un enfant aux seules fins d’obtenir un titre de séjour ou le bénéfice d’une protection contre l’éloignement, ou d’acquérir la nationalité française (§89)? Trente-deux fois une incompréhension, et trente-deux fois une absence d’explication.
Ce n’est donc pas du tout une surprise que les membres de la classe politique à l’origine des décisions censurées crient au gouvernement des juges, tant leur décision est, du point de vue du droit, incompréhensible, et cela, faut-il encore le préciser, indépendamment du fait que l’on puisse, in fine, se satisfaire ou non de ce que, par-là, le Conseil constitutionnel en a conclu à la contrariété de 32 dispositions à la Constitution. En effet, si l’on dit que l’interprétation particulièrement et traditionnellement restrictive par le Conseil constitutionnel du droit d’amendement parlementaire explique la décision du 25 janvier 2024 et les trente-deux cavaliers législatifs qui y sont pointés, alors il faut plus que jamais s’interroger sur la validité de la lecture de la Constitution par le Conseil constitutionnel. En effet, en 2008, lorsque la Constitution a été révisée, elle l’a été aussi sur ce fameux droit d’amendement. Le rapport fait à l’époque au nom de la Commission des lois de l’Assemblée nationale indique bien qu’il s’agissait de créer pour le droit d’amendement un cadre « élargi au-delà du cadre rigide défini par la jurisprudence constitutionnelle relative aux ‘cavaliers législatifs’ », et que, s’il s’agissait de mieux réguler l’exercice du droit d’amendement, il s’agissait aussi de l’affermir. D’où cette formulation ajoutée à l’article 45 de la Constitution disant que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis » (je souligne). Or, on comprend, par l’accumulation des trente-deux censures, qu’est un cavalier, non pas ce qui n’a pas de rapport, même indirect avec le texte, mais ce qui ne correspond pas à la manière dont le gouvernement voulait organiser ou régir une question, ce qui évidemment n’est pas du tout la même chose.
En acceptant que le contrôle de
constitutionnalité soit instrumentalisé par les politiques, en n’ayant aucune
exigence particulière quant à la qualité des décisions qu’il rend, le Conseil
constitutionnel et les observateurs peu critiques affaiblissent de fait l’Etat
de droit. Un recul historique minimal montre que des institutions gravement
défaillantes sont le lit du populisme, de l’autoritarisme et de la violence. Défendre
des institutions défaillantes ce n’est pas préserver l’Etat de droit. Il serait
préférable de ne pas s’en souvenir trop tard.
[1] J’en ai longuement rendu compte dans mon ouvrage La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, éditions Amsterdam, mars 2023, qui a reçu le 27 janvier 2024 un prix éthique de la part de l’Association Anticor.