L’analyse juridique de (x)
R. Encinas de Munagorri – S. Hennette-Vauchez – C.-M. Herrera – O. Leclerc[1]
Regard (un peu) critique sur des thèses critiques
L’ouvrage proposé par les 4 auteurs est le premier fruit du séminaire qui les a conduit à inviter des juristes pour parler librement à partir de ce thème de « l’analyse juridique de (x) ». Il s’agit, dans cet ouvrage, pour chacun des auteurs, de dire et de mettre aussitôt en œuvre ce qu’ils entendent par cette formulation. Deux d’entre eux qui présentaient l’ouvrage à des doctorants dans le cadre de la Semaine Doctorale Intensive organisée à Sciences-Po au mois de juin dernier, m’ont invité à venir en discuter. Je reproduis ici quelques unes des remarques que la lecture de l’ouvrage m’a inspirées, certaines ayant été effectivement prononcées lors de cette discussion, d’autres non.
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Une accumulation d’expériences humaines m’a conduite à considérer que, du discours à sa pratique, il existe une distance que chacun parcourt différemment. Si bien que, avec les mêmes mots, on peut entendre des choses bien différentes, tout en disant parfois et somme toute la même chose.
J’ai donc rapidement décidé de ne pas m’arrêter au texte de l’introduction qui, à beaucoup d’égards est presque « parfait ». Il a, notamment, l’art de déjouer les questions simples et impulsives qui se posent à tout juriste à sa lecture : ainsi, ce texte devine implicitement les questions et propose presque toujours un argument ou une réponse quelques lignes plus loin. En ce sens, ce texte est admirablement « verrouillé ». Je ne m’y arrête pas car j’en dirais des choses convenues, je serais presque toujours d’accord, et nous ne serions toujours pas plus avancés sur ce que ses auteurs entendent effectivement par ce discours, sinon pour dire qu’ils ont l’art de provoquer la discussion, en dépit de ce qu’ils paraissent quand même avoir voulu souvent la déjouer.
A l’issue de la lecture des 4 chapitres donc, rédigés par chacun des 4 auteurs, 3 questions principales ont surgi : La question du choix de « x », l’économie de l’interrogation sur le droit, la spécificité de l’analyse juridique, auxquelles les 4 auteurs semblent répondre assez différemment. Cette communauté d’ambition incarnée par le titre du séminaire et de l’ouvrage traduit sans aucune doute plus une insatisfaction commune quant aux pratiques existantes des juristes contemporains, qu’une entente sur les pratiques à mettre en œuvre.
- La question du choix de « x »
Par « x », les auteurs semblent entendre, dans l’introduction, n’importe quel objet, et peut-être surtout un objet inhabituellement saisi de manière juridique, que l’analyse juridique viendrait éclairer d’un jour nouveau, à destination des autres sciences qui ne recourent presque pas à cette analyse pour comprendre leur objet. Il s’agit ainsi très clairement de valoriser l’analyse juridique comme outil de compréhension d’un objet.
Mais rapidement la question se pose de savoir si « x » peut se trouver et se rechercher en dehors du droit et/ou sans le droit a priori ? Si les objets « x » choisis sont, d’une manière ou d’une autre, juridiques, cela implique que tous les juristes font continuellement et déjà de l’analyse juridique de x. Il reste que les auteurs ne disent presque rien de l’espace intellectuel dans lequel cette analyse devrait se déployer.
Si l’on s’arrête sur le choix de chacun des 4 auteurs, on constate qu’il obéit – et les auteurs ne disent pas le contraire – à des logiques qui me semblent assez différentes et dont je ne suis pas certaine qu’elles se rejoignent toujours, ce qui précisément illustre très bien que les mots du long et soigné discours introductif sont susceptibles de recouvrir des choses bien différentes qu’il est nécessaire d’identifier. Grosso modo, mon regard m’a conduit à relever que : Olivier Leclerc s’intéresse à l’usage d’une catégorie juridique, la preuve, dans un espace social non juridique, une académie scientifique ; Carlos Miguel Herrera analyse un concept, non juridique en France encore, l’Etat social, mais juridique ailleurs, en Allemagne par exemple, à l’aide d’une catégorie juridique elle-même discutée et aléatoire, celle de droits sociaux ; Rafael Encinas de Munagorri analyse en quelque sorte un concept en soi, celui de Handicap, détaché de toute coloration juridique initiale, et la rétroaction de cette analyse sur la question du droit mettant en jeu le concept… par ailleurs donc déjà juridique ; et Stéphanie Hennette-Vauchez enfin, analyse un concept, celui de genre, à partir du constat a priori que le droit lui-même participe de ce concept…
Les 4 exemples partent tous d’une démarche assez différente mais qui retrouve toujours et d’emblée le droit dans la définition de « x », à tel point que le credo annoncé, celui de l’analyse juridique d’une objet non juridique, paraît en partie mort-né.
Ce constat est relayé par une autre question et une interrogation à ce sujet :
- La question de l’économie d’une interrogation sur la /les fonction/s du droit dans l’espace humainement constitué
Il manque peut-être dans cet ouvrage l’ « aveu » d’une certaine vision anthropologique où le droit est traversé par un ensemble de considérations sociales et humaines qui en fait l’un des points d’entrée de lecture du monde et qui fait des juristes les détenteurs d’un savoir potentiellement heuristique sur le monde. Carlos-Miguel Herrera d’ailleurs ne dit pas autre chose quand il dit que c’est, en tant que tel, comme concept juridique, qu’il nous livre une portion du social ou de l’économique.
C’est avant tout par ce que le droit dit – et comment il le dit – qu’il détermine ce qui est regardé à travers lui. Du même coup, il est assez difficile de séparer l’analyse juridique des objets qui ne seraient pas juridiques et l’analyse des objets « juridiques » en question ne serait proprement heuristiques que si elle parvenait à s’extirper de ce qui en fait sa juridicité, ce qui est rendu difficile quand l’analyse est elle-même juridique, juridique parce que, on est bien forcé d’en convenir, coloré par les objets qui en partie la constituent : un raisonnement sans doute de type aporétique mais dont la portée apparaît en quelque sorte d’évidence. La question est alors de savoir pourquoi vouloir plus que cela et par quelle légitimité ?
Est-ce qu’une certaine mutation de l’analyse juridique elle-même ne serait pas une meilleure voie que celle que son transport hors des champs du droit qui, effectivement – cela est souligné dans l’ouvrage en forme de défense, se heurte rapidement à cette idée de pan juridisme ?
Est-ce qu’il ne faudrait pas se demander si les objets juridiques eux-mêmes, en eux-mêmes, par une autre manière de les analyser, c’est-à-dire en les mettant en lien avec d’autres pratiques sociales et/ou normatives, nous apprennent quelque chose du monde ? Cela conduit à la 3ème question.
- La spécificité de l’analyse juridique
Se pose la question de ce que la direction préconisée par les auteurs entend éclairer. La perspective de l’intelligibilité du monde est évidemment celle de toute discipline académique. L’ouvrage souligne la spécificité du langage du droit mais, surtout, semble s’appuyer sur la spécificité du droit à la fois comme devoir-être et comme pratique du devoir-être. Si je comprends alors que les « experts » de ce devoir-être et de cette pratique connaissent du monde quelque chose que les autres ne connaissent pas, je ne suis pas certaine qu’on puisse mener une analyse des objets extra-juridiques qui ne serait pas simplement « à la marge » de l’analyse juridique des objets juridiques, en ne lui apportant pas nécessairement beaucoup plus que ce qu’elle peut livrer elle-même comme élément d’intelligibilité du monde.
On peut se risquer à considérer qu’il y a peut-être plusieurs manières d’envisager le droit, cumulativement car c’est la condition heuristique[2] :
– il y aurait le droit tel qu’il se présente officiellement et traditionnellement, qui conduit en général les professeurs à introduire au droit les nouveaux étudiants par la présentation des institutions politiques, judiciaires et administratives de l’Etat, et la présentation des premières théories sur le droit des personnes et des actes juridiques.
– Il y a aussi le droit tel qu’il s’applique, ou ne s’applique pas d’ailleurs A ce stade, les juristes sont déjà assez souvent plus « en retrait », soit en laissant la question aux sociologues, soit en accrochant le regard aux décisions de justice, alpha et oméga de l’application du droit, ce qui, au regard du quotidien des hommes pourtant investis pas le droit, paraît pour le moins un peu « décalé ».
– Il y a enfin le droit envisagé de manière plus anthropologique, le droit comme référence réelle de l’action humaine : il s’agit de repérer sur quoi les hommes règlent effectivement leur conduite, c’est-à-dire ce qui pour eux, fait droit, dès lorsqu’ils donnent à ce principe une valeur pour l’organisation sociale[3]. Etrangement, ce droit-là est négligé, dévalorisé… et cela nous permet donc de ne pas voir ce qui se passe. Par exemple, il me semble que l’on ne peut plus introduire au droit aujourd’hui sans dire que, de toute évidence, l’époque est à la mutation, et que les phénomènes dits de dérégulation, de déterritorialisation du droit, et d’alignement des normes sur le principe du marché sont acquis en tant que réalité, au même titre que les institutions judiciaires officielles qui, d‘ailleurs, accompagnent ce phénomène, car ce sont toujours des hommes qui sont à la barre et ils sont empreints du grain de leur temps.
Or, je le note souvent, et c’est assez clair dans le texte de Stéphanie Hennette-Vauchez[4], l’affirmation est faite de la nécessité de démontrer la réalité du monde, sans démontrer qu’il est nécessaire de démontrer, aporie classique, et qui devrait autoriser d’elle-même qu’on puisse accepter que tout ne se démontre pas. Il me semble justement que pour un monde vivable – ce qui n’est pas moins une hypothèse de départ acceptable que toute autre chose, tout ne doive pas se démontrer. Et malheureusement, ce qui entend ainsi résister à la démonstration scientifique, en ce sens dogmatique, est taxée par Stéphanie Hennette de « s’opposant à toute interrogation critique en présentant les atours de la naturalité ». Cette affirmation a de quoi surprendre si on constate que cela fait précisément quelques siècles que la question de la nature humaine et de ses attributs sont presque partout et constamment discutés, discussions auxquelles l’auteur participe ! Parce que précisément, les dogmes se discutent, contrairement aux évidences scientifiques, et c’est même leur qualité de dogmes. C’est assez étrange si on y pense de considérer que le statut d’indémontrable entraînerait l’indiscutable : parce qu’il semblerait que ce soit tout le contraire. La spéculation contradictoire n’a jamais empêché de provoquer pour chacun ou pour un groupe une clé d’intelligibilité du monde : on peut comprendre le monde, ou au moins le penser, ce qui est déjà bien suffisant, sans avoir à le démontrer. Il ne ressort pas que l’analyse juridique soit nécessairement hors de ce champ d’intelligibilité, sans qu’il soit, et très loin de là même, une clé exclusive de compréhension.
Bref, il me semble de nouveau ici que l’on ne puisse faire l’économie d’une vision a priori du droit, et donc pas loin d’être dogmatique, pour aboutir à une analyse heuristique et toujours en discussion. S’il peut apparaître théoriquement utile d’analyser juridiquement « x » qui ne serait pas lui-même juridique (ce qui semble quand même un peu improbable à la lecture de l’ouvrage), je crois en revanche qu’il manque de faire une histoire juridique de l’homme[5], c’est-à-dire une histoire du droit qui en dirait explicitement quelque chose sur la manière qu’a l’homme de se penser et de se regrouper, sans avoir à le démontrer, car c’est un peu comme si on demandait à des naturalistes de démontrer la nature.
Ma collègue discutante Tatiana Sachs soutient que, pour les auteurs, ce n’est pas l’analyse qui est juridique mais bien (x). En ce sens en effet, l’ambition se déplace et change aussi d’outils par une très grande diversification, puisque partant d’une analyse juridique de (x), on aboutirait à une analyse de (a) à (z) du juridique, qui nécessiterait de sortir de la « zone de confort des juristes », techniciens et théoriciens étant à l’identique concernés par cette approche du droit par le seul prisme du droit. A suivre assurément.
L.F. juin- oct. 2017
[1] R. Encinas de Munagorri, S. Hennette-Vauchez, C.-M. Herrera, O. Leclerc, L’analyse juridique de (x) : le droit parmi les sciences sociales, éd. Kimé, 2016.
[2] Je reprends ici la distinction faite dans « Analyser le droit, une question sociale ? », http://www.ledroitdelafontaine.fr/analyser-le-droit-une-question-sociale/, avec l’insertion d’une ou deux précisions.
[3] Cela explique que l’on puisse considérer le droit comme n’étant pas la seule activité normative exerçant une fonction de régulation sociale.
[4] Je n’avais pas discuté cette question lors de la séance du 21 juin 2017, Stéphanie Hennette-Vauchez n’étant pas présente : il est sans doute plus loisible à un auteur de répondre à un texte écrit disponible plutôt qu’à une critique orale d’une autre portée à l’égard des présents et non reproductible comme tel.
[5] Les analyses juridiques sont peu intégrées aux grandes entreprises menées par les sciences humaines et sociales visant à « raconter » l’homme (mais voy. par ex. « Lhomme et le droit » dans J. Poirier, Histoire des mœurs, Gallimard, vol. II, 1991).