La vie des hommes infâmes
(variation référendaire)
Le quotidien britannique The Guardian a titré le 12 novembre dernier « Uber bought itself a law », Uber s’est acheté une loi, en référence au référendum organisé en Californie le 3 novembre, le même jour que l’élection présidentielle, et dont le résultat a été favorable aux entreprises de plateforme qui l’avaient initié. 58% de réponses favorables à la désormais célèbre « Prop. 22 », la proposition 22, qui exempte les entreprises de plateforme de se soumettre à la loi adoptée en Californie en 2018 les obligeant à considérer leurs « travailleurs » comme des salariés. Plus de 200 millions de dollars ont été dépensés par ces entreprises pour faire campagne, un record aux Etats-Unis et sans aucun doute dans le monde. Ne voulant pas se soumettre à la loi nouvelle, Uber et d’autres entreprises avaient été assignés par les tribunaux et ont finalement été condamnés le 22 octobre 2020. Mais le succès du référendum assure l’avenir du modèle économique que ces entreprises ont choisi, en étant ni soumis à l’obligation de salaire minimum, ni au versement de charges sociales ou à la garantie des congés payés de leurs donc non-salariés.
Une aubaine pour elles, et une mécanique qui se mondialise sans véritable obstacle. La loi française dite d’Orientation des Mobilités adoptée en novembre 2019 avait aussi levé l’obstacle, quoique avec plus de finesse et surtout plus d’invisibilité : comme je l’indiquais dans mon papier consacré à la sanctuarisation des entreprises et du statut de ces « hommes infâmes », astreints à travailler comme des chiens, il s’est trouvé peu de personnes pour s’en émouvoir.
L’ingéniosité perverse du modèle consiste à placer les travailleurs en concurrence plutôt que les entreprises pour lesquels ils travaillent : tandis que je pointais cette évidence et que le journal Le Monde d’alors refusait évidemment mon papier, il titre près d’un an plus tard, le 7 novembre 2020, « Deliveroo, Uber Eats : concurrence exacerbée entre livreurs ». En voilà bien une découverte. A ce sujet, les travailleurs californiens eux-mêmes se sont disputés sur la proposition 22, certains la trouvant bonne pour eux, un argument que n’avaient pas manqué d’appuyer Uber à travers les messages de masse envoyés à ses utilisateurs via son application, leur promettant aussi un temps d’attente plus long et un coût plus important en cas d’échec du referendum.
Nantis de leur succès, Uber and co sont déterminés à poursuivre leur croisade juridique, afin de se garantir partout une place hors du droit du travail, et surtout quand il est destiné à être pourvoyeur de justice sociale. Qu’ils y aspirent n’est pas une surprise ; qu’ils y parviennent dit beaucoup de l’état actuel de notre droit et du rapport qu’il entretient avec le « bien-vivre ensemble », c’est-à-dire un rapport de plus en plus ténu.
L. F., novembre 2020