Voir aussi publié le même jour : La vie des hommes in-femmes (variation littéraire)
La loi d’orientation des mobilités adoptée le 19 novembre 2019 franchit un pas particulièrement décisif en matière d’accords volontaires puisque concernant le domaine hautement sensible des « relations de travail », et plus précisément les relations des entreprises dites de « plateforme (à l’image des sociétés Uber ou Deliveroo) avec leurs « travailleurs », c’est-à-dire les chauffeurs et les livreurs.
Devant l’évidence de la relation de subordination et sur recours de certains de ces « travailleurs », sous-payés et soumis à un régime de concurrence, la Cour de cassation et la Cour d’appel de Paris avaient qualifié la relation les unissant aux entreprises de plateforme de « contrat de travail » car caractérisée par ce lien de subordination (arrêt Take eat easy de novembre 2018 et arrêt Uber de la Cour d’appel de Paris de janvier 2019). Pour les travailleurs concernés, la requalification est susceptible de leur apporter le bénéfice d’une protection sociale plus importante, tandis que pour les entreprises elles constituent des charges supplémentaires sur l’exclusion desquelles elles ont construit leur modèle économique. Il était donc vital pour elles d’obtenir que ces péripéties judiciaires ne puissent plus se reproduire en France.
C’est chose faite avec la loi d’orientations des Mobilités qui introduit un mécanisme original permettant de verrouiller la possibilité qu’à l’avenir le juge puisse rendre la même décision.
Dans un premier temps, la loi donne la possibilité à une entreprise de plateforme, par une charte « déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale », de déterminer non seulement ses propres droits et obligations, mais aussi « ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». L’usage du terme « travailleur » est fondamental puisqu’il se caractérise par son opposition au statut de « salarié » : contrairement à lui, le « travailleur effectue un travail sans être subordonné à celui qui sollicite ce travail ». Puis, dans un second temps, la loi prévoit que les chartes fixant les droits et obligations des travailleurs élaborées par les entreprises de plateforme, lorsqu’elles sont homologuées par l’autorité administrative, ne peuvent plus conduire à « caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et le travailleur ».
Autrement dit, le nouveau dispositif législatif passe par la notion positive, voire méliorative, de « charte » pour en faire, via l’homologation, un ensemble de règles qui auront valeur de loi pour la relation de travail, ou, plus exactement, pour une relation qui précisément n’aura pas à répondre aux conditions légales de la relation de travail, parce que, selon la loi, elle ne peut conduire à identifier, par une forme de déduction logique inédite, un quelconque lien de subordination.
Certes la loi d’orientation des mobilités énumère, en forme de contrepartie, les « garanties » nécessaires à l’homologation (selon la loi, la charte vise « notamment » – sic – « à améliorer les conditions de travail » ou par exemple à « prévenir les risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés). Mais, contrairement à l’état actuel du droit, ce n’est pas au juge que revient le dernier mot grâce à son travail de requalification.
La loi exclut ici la qualification de lien de subordination, et donc de contrat de travail, non pas sur la base du contenu de la charte et de la réalité de la relation contractuelle mais sur la base de la procédure qui est suivie : l’élaboration d’une charte et l’homologation donnée par l’autorité administrative, dont on ne sait pas encore laquelle elle est puisque c’est un décret d’application qui la définira. Le Conseil constitutionnel saisi de ce dispositif a déclaré sa conformité à la Constitution le 20 décembre 2019, en écartant notamment l’application du principe constitutionnel selon lequel « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » (préambule de la Constitution de 1946), parce que, c’est un comble, les travailleurs visés par le principe constitutionnel ne sont pas les chauffeurs et les livreurs de ces entreprises dans la mesure où, justement… ils ne sont pas liés à l’entreprise par un contrat de travail, selon des modalités que la loi organise.
Raisonnement d’une perversité sans nom et qui donne concrètement à la loi la possibilité d’écarter l’application de la Constitution. Le discours du droit produit ces hommes infâmes, astreints à travailler comme des chiens, et dont il ne saurait ainsi se préoccuper du sort.
Raffinement supplémentaire du législateur, le contrôle juridictionnel de l’homologation est organisé de manière relativement inédite. Il ne pouvait évidemment pas exclure le possible recours au juge qui est dans le droit contemporain un droit fondamental des personnes. Le Tribunal de grande instance peut donc être saisi de la légalité de l’homologation administrative, mais, il est prévu que s’il ne se prononce pas dans un délai de 4 mois, le contentieux est automatiquement porté devant la Cour d’appel. Ce mécanisme qui permet purement et simplement de se passer de la parole du juge de 1ère instance n’a pas vraiment d’équivalent dans le contentieux judiciaire. Il existe dans quelques cas de contentieux portés devant la juridiction administrative (par exemple en matière électorale, de demande d’asile et, depuis 2013, en matière de rupture conventionnelle collective du travail – déjà la matière sociale). Si ce dispositif paraît avoir pour effet concret d’inciter le juge à statuer plus vite, non seulement cela se fait nécessairement, à moyens constants, voire descendants, au détriment d’autres contentieux, mais, cela favorise surtout, le cas échéant, l’évitement et la minoration de la parole de ce juge de première instance. Lorsque l’on constate que les tribunaux de première instance sont aujourd’hui les plus enclins à formuler des vues alternatives et critiques sur les dispositifs et réformes juridiques adoptées ces dernières années, et que par ailleurs ceux-ci mettent en moyenne 7 mois à juger des affaires dont ils sont saisis, les intentions poursuivies par les rédacteurs de la loi sont assez limpides.
Une sanctuarisation partielle de la parole des entreprises de plateforme est ainsi organisée qui leur est très clairement favorable et très notoirement défavorable à leurs « travailleurs », dans un silence quasi généralisé : cette question n’a fait l’objet d’aucun développement dans les motifs présentés par le gouvernement, ni n’a vraiment été traitée dans les rapports parlementaires et dans les discussions parlementaires. Seule la saisine, non publiée, du Conseil constitutionnel par un groupe de députés avait mis l’accent sur cette question.
Il s’agit donc de priver un juge de sa parole dans l’indifférence générale, à propos d’un pouvoir étendu de la parole des structures commerciales prospères. Le même jour que le Conseil constitutionnel à propos de la loi d’orientation des mobilités, le tribunal correctionnel de Paris, juge de 1ère instance, a rendu le 20 décembre 2019 un jugement reconnaissant le harcèlement moral institutionnel et systémique dont les salariés de France Télécom avaient été victimes à une époque. Emblématique et suscitant les regards, ce type d’affaires masquent hélas encore l’engrenage jamais vraiment arrêté de la capacité entrepreneuriale à produire des paroles mortifères ayant vocation à faire le droit, avec la bénédiction du législateur.
J’ai publié une tribune fin décembre 2019 sur le site de Les Echos à ce sujet, le seul journal ayant accepté sa publication, un peu en catimini : les hommes infâmes n’intéressent personne.