La disparition
5 petits mots et puis s’en vont…
Dans La lettre volée, nouvelle écrite par Edgar Poe, tout le monde cherche une lettre compromettante, et donc censée être cachée, qui se trouve en réalité sous le nez de tous. Récemment, j’ai trouvé la lettre volée… dans la lettre. Quelques explications. Le 17 décembre dernier, il était 13h30 légèrement dépassées, et, alors que les étudiants présents devant moi s’apprêtaient à composer leur copie de fin de semestre en « droits fondamentaux », je décidai de leur parler un peu des décisions que le Conseil d‘Etat avait rendues le 11 décembre sur la question de la légalité des assignations à résidence de militants écologistes. Quelques mots, puis, la lecture du considérant 14 de la décision que j’avais repéré comme étant le plus important. Et c’est alors que la lettre apparaît, que je n’avais pas vue à lecture précédente : une sorte de révélation en forme de découverte, qui me fait alors improviser quelques instants sur cette question, l’intuition que je tenais là quelque chose (oui les professeurs improvisent parfois, notamment lorsqu’ils conçoivent leur cours comme un prolongement de leur terrain de recherche). Tout était dans la lettre : les dispositions de l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence, en effet, « de par leur lettre même », dit le Conseil d‘Etat, n’imposaient pas qu’il y ait un rapport entre l’objet de la proclamation de l’état d’urgence et les motifs des décisions qui sont prises sur le fondement de cet état d’urgence. « De par leur lettre même », où comment voler l’esprit. Ce que j’ai dit aux étudiants ce jour-là, en découvrant le pot aux roses, c’est que cette formule était loin d’être anodine, qu’elle déterminait presqu’entièrement la suite et le sens de la décision, et que, ainsi, elle était apparue comme le seul procédé de justification pour le Conseil d’Etat pour décider ce qu’il a décidé, à savoir que le gouvernement pouvait tout à fait assigner à résidence des militants écologistes dans le cadre de l’état d’urgence. S’il avait dû recourir aussi à l’esprit de la loi, que l’on associe le plus souvent à la lettre de la loi pour en déterminer le sens, sans doute se serait-il rappeler des principes qui sous-tendent le droit et aurait-il eu plus de difficultés à valider la pratique gouvernementale en ces temps d’état d’urgence.
Bien sûr je ne pouvais pas m’en tenir à cette forme d’intuition, et il fallait que j’aille faire quelques recherches : le juge avait-il déjà auparavant eu recours à ce procédé ? Il est vraiment difficile de se déterminer, car l’emploi de l’expression est insuffisant à déterminer la manière dont il procède effectivement. Disons donc, que, pour prendre la question dans l’autre sens, il n’est jamais anodin qu’une expression apparaisse dans le vocabulaire du juge. Elle traduit une démarche particulière, un esprit particulier justement, un environnement singulier. S’agissant de la Cour de cassation, je n’ai trouvé aucune décision en ce sens : lorsque la lettre est avancée, c’est toujours pour justifier que le juge va se référer à son esprit aussi (ce que ne fait d’ailleurs jamais le Conseil d‘Etat de manière explicite). S’agissant de la jurisprudence du juge administratif, j’ai trouvé l’apparition de l’expression « de par leur lettre même », ou plutôt de son équivalent, « il résulte de la lettre même », en 2011, c’est-à-dire très récemment[1]. L’expression exacte, « de par leur lettre même », fait vraiment son apparition dans les 7 décisions du 11 décembre 2015. Ça n’est certainement pas anodin. Pour être précise, j’ai trouvé, avant les décisions du 11 décembre dernier, 11 décisions rendues par le Conseil d‘Etat, la plupart inédites au Recueil des arrêts du Conseil d‘Etat, recourant à la formule selon laquelle « il « résulte de la lettre même » des dispositions qu’il s’agit d’appliquer au litige concerné. La formule est indifféremment employée dans des cas de rejet et d’annulation[2]. Mais, il est intéressant de noter que c’est toujours pour identifier l’objet des dispositions en question que la formule est employée. Or, dans le cas des décisions du 11 décembre, c’est au contraire pour dissoudre l’objet des dispositions de la loi de 1955 : « de par leur lettre même » introduit de toute évidence une restriction très importante par rapport à la formule utilisée précédemment, en ce qu’elle indique que le juge n’ira pas regarder plus loin. Il s’en tiendra là. Le « de par leur lettre même », cela signifie donc que le législateur aurait dû rappeler qu’il doit toujours y avoir un rapport entre la situation à laquelle on applique le droit, et, sinon l’objet de celui-ci, au moins sa finalité[3]. Le législateur ne le rappelant pas, le juge peut donc en conclure que les dispositions de la loi de 1955 « n’établissent pas de lien entre la nature du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à ce que soit déclaré l’état d’urgence et la nature de la menace pour la sécurité et l’ordre publics susceptible de justifier une mesure d’assignation à résidence ». Cela signifie donc, en suivant le juge – à la lettre – que l’état d’urgence, dès lors qu’il est déclaré, se substitue au droit en général pour toute question – quelle qu’elle soit – intéressant la sécurité et l’ordre publics. Le juge avait pourtant jusqu’ici affirmé le principe du rapport entre l’objet d’une décision, sa finalité et son fondement juridique. Il pouvait même être amené à constater un détournement de pouvoir, ou de procédure, lorsque l’administration utilise un pouvoir à d’autres fins que celles pour lesquelles elle a reçu ce pouvoir : voyez notamment le célèbre arrêt d’assemblée du Conseil d‘Etat, Société Frampar, 24 juin 1960. Dans les conclusions qu’il avait proposées au Conseil d‘Etat pour régler cette affaire de saisie de journaux à Alger, le commissaire du Gouvernement Heumann avait indiqué que l’effort du juge administratif « doit tendre à faire prévaloir la réalité sur les apparences, à restituer aux actes leur nature véritable », et ajouté « que la censure du détournement de procédure est un élément indispensable de moralité administrative et de vérité juridique ». Il me semble que ces idées peuvent être appliquées à la situation visée par les arrêts du 11 décembre 2015. Certes la tenue d’une grande conférence mondiale sur le Climat aux alentours de Paris augurait de fortes contestations, et ce comme presque toutes les conférences de ce type partout dans le monde depuis quelques années. Toutefois, quelques souvenirs permettent de dire que là où, à l’étranger, des manifestations ont été interdites et ou des personnes ont été assignées à résidence, ce ne fut jamais sur le fondement d’un état juridique d’exception – ce qu’est l’état d’urgence, un état d’exception – et ce fut parfois dénoncé comme le signe d’Etats peu coutumiers des procédures démocratiques. Il se trouve que, en France, comme dans beaucoup d’autres pays, l’état d’urgence n’est pas une méthode ordinaire de police : il est un dispositif exceptionnel qui répond à une situation exceptionnelle. Ce dispositif n’est pas mis en vigueur par hasard, mais bien, comme l’indique l’article 1er de la loi du 3 avril 1955, « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Il est donc parfaitement clair que la loi de 1955 a un objet tout à fait spécifique, qui va au-delà de la simple sauvegarde de l’ordre public : pour cela, les méthodes de police ordinaires existent, qui peuvent, du point de vue surtout de la liberté d’aller et venir, présenter l’avantage non seulement d’être plus modérées, mais aussi de ne pas confier presque tous les pouvoirs aux seules autorités de police, en associant par exemple le juge à la procédure. Dans ses arrêts du 11 décembre 2015, le Conseil d’Etat valide pourtant l’idée que, dès lors qu’il s’agit de sauvegarder l’ordre public, dans les semaines suivant les faits ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence (et quand bien même ces faits ont été instantanés et non continus), les mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence sont valides, même si le lien avec l’origine et l’objet de l’état d’urgence est ténu (le Conseil en voit un tout de même dans la suite du considérant 14), voire inexistant, ce qui est la réalité. Si la circulation des militants écologistes assignés à résidence était sans aucun doute problématique au regard de leurs intentions, et si cela intervenait dans un contexte de forte mobilisation des effectifs de police, rendant ainsi la mission de police particulièrement délicate, il ne faudrait pas en conclure que la particulière difficulté autorise l’administration à recourir à des procédures exceptionnelles : ça n’est pas ainsi que se conçoit juridiquement et philosophiquement ce qu’on dénomme aujourd’hui l’Etat de droit. Lorsqu’une manifestation présente un risque de trouble à l’ordre public, le juge demande souvent à l’administration de mobiliser des moyens plutôt que d’interdire la manifestation. Dans le cas présent, les manifestations étaient de toutes les façons interdites.
La lecture de la loi de 1955 par le juge administratif, « de par leur lettre même », est l’une de ces froideurs qui alimente et alimentera les paroles sur l’inhumanité du droit. Les articles 5 et 6 donnent en effet des pouvoirs spécifiques au préfet et au ministre de l’intérieur, sans condition apparente. Le juridisme a quelque chose d’imparable qui en montre précisément les limites. Mais l’homme, et souvent le juge, ont presque toujours eu la bonne idée de ne pas réduire le droit aux mots qu’il utilise. A lire la décision et à la prendre précisément à la lettre, ce sont 5 petits mots qui font disparaître les principes sur lesquels l’édifice du contrôle du juge sur les pouvoirs de police (administrative) reposaient jusqu’ici. Une disparition donc, par la lettre.
Lorsqu’il y a plus de vingt ans, je soumettais quelques pages de La disparition de Georges Perec à des amis, ceux-ci ne voyaient en général pas du tout ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire que tout y était écrit sans que soit jamais utilisée la lettre la plus importante de la langue française : le e. S’il n’y a pas d’accord général des juristes sur le sens des décisions du Conseil d’Etat rendues le 11 décembre, il n’est pas certain que ce soit toujours pour les mêmes raisons : j’ai bien crainte que la disparition, formelle et donc réelle, des principes que j’invoque ici ne soit pas plus aperçue que celle du e. De quoi les juristes entendent-ils s’accommoder en feignant de ne pas voir la disparition du e… , d’eux-mêmes, « de par leur lettre même »?
L.F. 10 janvier 2015
[1] Cette recherche a été effectuée dans les bases de données qui existent actuellement en droit français et accessibles à tous, qui fait remonter la recherche au tout début des années 1960, à la fois pour la Cour de cassation et pour le Conseil d‘Etat. Je ne saurais donc dire si l’expression « de par leur lettre même » ou, « il résulte de la lettre même » avait déjà été utilisée avant comme énoncé d’une méthode d’interprétation. La remontée jusqu’au début des années 1960 m’a paru ici suffisante pour en tirer les conclusions que j’avance.
[2] Voy. CE 30 septembre 2015, req. n° 373355, inédit au Recueil Lebon ; CE 29 avril 2015, req. n° 366609, inédit au Recueil Lebon ; CE 27 février 2015, req. n° 365028, inédit au Recueil Lebon ; CE 16 juillet 2014, req. n° 365664, Tables du Recueil Lebon, p.XXX ; CE 21 décembre 2012, req. n° 353856, Recueil Lebon p. XXX ; CE 16 avril 2012, req. n° 329298, inédit au Recueil Lebon ; CE 28 juillet 2011, req. n° 326016, inédit au Recueil Lebon ; CE 28 juillet 2011, req. n° 326444, inédit au Recueil Lebon ; CE 28 juillet 2011, req. n° 326445, inédit au Recueil Lebon ; CE 28 juillet 2011, req. n° 327796, inédit au Recueil Lebon ; CE 28 juillet 2011, req. n° 327797, inédit au Recueil Lebon. Tous ces arrêts sont disponibles à partir de la base Ariane disponible sur le site du Conseil d‘Etat.
[3] Voyez sur ce point le très bon commentaire fait par un magistrat administratif anonyme sur Le blog Droit administratif publié le 5 janvier, dont je reproduits ici l’extrait pertinent : « Il s’agit à l’évidence du point où l’argumentation, au-delà de la simple exégèse des termes de l’article 1er de la loi du 3 avril 1955 et de ceux, plus larges, de l’article 6, est la moins satisfaisante. Alors même que le rapporteur public notait que l’exposé des motifs de la loi du 20 novembre 1955 indiquait que la révision de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 permettrait de s’assurer de la personne d’individus soupçonnés de sympathies avec le mouvement terroriste, le Conseil d’Etat valide cependant l’usage extensif de l’assignation à résidence pour prévenir toute menace sérieuse à l’ordre public ».