Rien ou presque dans le droit ne prédispose à son interrogation. Tout ou presque chez les juristes les expose à l’interrogation. Cela ne préjuge en rien de ce qui arrive vraiment.
Lorsque fin 2012 je fais paraître « Qu’est-ce qu’un grand juriste ? Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine », j’entends faire, peut-être surtout pour moi-même d’abord, le bilan des enseignements que j’ai reçus, celui de ceux que j’ai moi-même dispensés ensuite et des conditions dans lesquelles tout cela s’est opéré. Le juriste dont il s’agit dans le titre de l’ouvrage est surtout l’universitaire qui enseigne le droit à la faculté (et je sais combien de juristes non universitaires ont pu en être fort déçus, je les comprends), et qui a la responsabilité de former presque tous les juristes destinés à officier en France, ou ailleurs parfois. Je suis dépitée c’est le moins que l’on puisse dire. Je fais des constats hélas que bien d’autres avant moi ont faits, dont l’actualité cependant est un peu désespérante. Confrontée récemment à un juge « en action », je vois l’étendue de la réalité de mon constat : la plupart du temps, le juriste ne donne aucun sens au droit qui ne soit tiré du droit lui-même. Le droit ne connaît pas des sujets, contrairement à une idée couramment répandue ; il ne connaît que des objets, c’est-à-dire des personnes interchangeables. Le droit qui ne prend sens que dans la réalité de ce qu’il règle, reste cependant, par ses acteurs, étranger à ce qu’il doit régler. Par quel tour de passe-passe le droit s’est-il plié à cette logique d’ignorance des sujets ? Ni le mythe de l’égalité numérique des humains, ni celui de l’intérêt général transcendant chaque individu n’en donne une explication vaillante. Seuls les acteurs du droit le pourraient… s’ils le pouvaient.
L.F. septembre 2015