Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution ?
Paris Sorbonne – 15 octobre 2015
Présentation et Introduction aux actes de la journée d’études
par
Lauréline Fontaine[1]
Ninon Forster[2]
Olivier Peiffert[3]
Tania Racho[4]
Quelles peuvent être les perceptions extra juridiques de la Constitution ? C’est à cette question que la journée d’étude qui s’est tenue le 15 octobre 2015 à l’Université Sorbonne nouvelle – Paris 3 s’est efforcée d’apporter des éléments de réponse.
Cette journée d’étude s’est inscrite dans le contexte plus général du cycle de conférences de l’Association française de droit constitutionnel intitulé « Le droit constitutionnel et les autres sciences », lui-même organisé pour contribuer à l’étude des rapports qui peuvent exister entre le droit constitutionnel et les autres disciplines scientifiques[5]. Le droit constitutionnel lui-même était compris au sens large : il était question aussi bien d’un objet, c’est-à-dire la Constitution en tant qu’ensemble de règles juridiques, que de la discipline scientifique qui étudie cet objet.
Dans le contexte de ce cycle de conférences, la journée d’étude organisée à la Sorbonne Nouvelle présentait certaines spécificités. Prenant l’intitulé du cycle au pied de la lettre, le choix a été fait de ne pas s’arrêter à une seule « autre science », mais de s’intéresser aux rapports entre la Constitution et plusieurs « autres sciences ». En outre, les intervenant étaient tous des chercheurs non juristes, spécialistes de disciplines rarement convoquées pour parler du droit en général, et de la Constitution en particulier. Il s’agissait ainsi de faire le pari d’étudier ces perceptions extra-juridiques de la constitution afin de voir ce qu’elles pourraient apporter à l’étude de cet objet. Par perceptions extra-juridiques, ont entend donc, à ce stade, les perceptions des chercheurs non juristes au sujet de la Constitution.
En tout état de cause, une telle démarche revêtait un caractère expérimental, à tout le moins pour les organisateurs du projet. Cela justifie le besoin de clarifier les raisons pour lesquelles l’étude des perceptions extra-juridiques de la Constitution a été entreprise (1), mais aussi les aspects méthodologiques d’une telle démarche (1).
1) Pourquoi étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution
Le choix d’étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution paraissait justifié au regard de l’état de la recherche relative au droit constitutionnel.
Il faut tout d’abord tenir compte du fait que le projet a été engagé au sein de la communauté universitaire française. Or, l’on peut convenir que les perceptions de la Constitution sont susceptibles de varier d’une collectivité humaine à l’autre[6], en raison de l’« expérience » constitutionnelle de celles-ci. De ce point de vue, la société française a, certes, contribué à la théorisation du phénomène constitutionnel, notamment en consacrant solennellement un rapport direct entre la constitution, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux[7]. Toutefois, son histoire est également marquée par une importante succession des textes constitutionnels, interrompue à ce jour par la Constitution de 1958 qui a tout de même été amendée à 24 reprises[8]. En outre, le contrôle de constitutionnalité des lois, fonction caractéristique de la justice constitutionnelle contemporaine, a émergé tardivement en France. Très schématiquement, il a fallu attendre les années 1970 pour qu’il se développe, tout d’abord sous la forme d’un contrôle a priori des lois, déclenché uniquement par certains organes politiques de l’État, auquel s’est ajouté en 2008 un régime de contrôle a posteriori des lois, ouvert à tout justiciable par renvoi préjudiciel. Dans ce contexte, et même si les décisions du Conseil constitutionnel sont plus médiatisées dans la période récente, le peuple français entretient un rapport relativement distant avec l’objet constitutionnel.
En raison pourtant du développement de la justice constitutionnelle, la recherche française en droit constitutionnel se consacre aujourd’hui largement à l’étude de la jurisprudence, ce qui l’a rapproché notamment de l’activité des spécialistes de droit administratif. Cette évolution s’explique naturellement : l’accroissement des décisions de justice implique une nécessité sans cesse renouvelée d’étudier l’interprétation de la Constitution revêtue de l’autorité de chose jugée. Les constitutionnalistes sont ainsi devenus « arrêtistes ». Mais ils peuvent alors privilégier la stricte analyse du droit positif, sans nécessairement interroger la façon dont l’objet de leur étude peut être considéré, suivant d’autres points de vue, dans son contexte social. Le rapport entre la Constitution et les autres sciences, notamment, est un sujet d’étude peu exploré, a fortiori en comparaison de l’influence qu’ont pu avoir les disciplines extra-juridiques sur l’étude d’autres branches du droit français[9].
Ainsi, à titre de comparaison, on peut certainement convenir que les représentations de la Constitution ne sont pas les mêmes en France qu’aux États Unis d’Amérique : l’idée qu’une constitution puisse fonder un dogme quasi religieux, par exemple, alimente plus naturellement la réflexion d’un chercheur américain[10] que celle d’un chercheur français. Il pouvait ainsi sembler original d’interroger les perceptions extra-juridiques de la Constitution (comprise au sens du phénomène constitutionnel en soi, et non de la seule constitution française) au prisme d’un certain rapport à la norme suprême, socialement déterminé.
Bien évidemment, le contexte français, s’il est l’ancrage de la journée d’études, ne justifie pas à lui seul son programme. Alors qu’il s’agissait d’interroger des chercheurs issus d’« autres sciences » au sujet de la Constitution, il a également été tenu compte de l’état plus général de la recherche. En particulier, les contributions de certaines disciplines à l’étude de la Constitution sont déjà bien connues, comme par exemple celles des sciences économiques[11], des sciences du langage[12] ou de la science politique[13] (qui peuvent du reste être mêlées[14]), ou encore de la philosophie[15]. Les intervenants ont donc été plutôt sollicités parmi des spécialistes de disciplines dont le rapport avec la Constitution semblait à première vue au moins plus distant, si ce n’est presque inexistant. En outre, le débat se voulait ouvert aux sciences humaines, mais aussi aux sciences formelles et de la nature.
En d’autres termes, la journée d’étude partait de l’idée que le discours des juristes sur la Constitution peut s’inspirer des apports d’autres sciences, et que d’autres sciences peuvent s’intéresser à la Constitution, en fonction des finalités et des méthodes qui leur sont propres[16]. Dès lors, il s’agissait de savoir s’il pouvait être utile de convoquer des disciplines rarement invitées à s’exprimer au sujet de l’objet Constitution, pour savoir ce qu’elles pourraient avoir à dire (ou ne pas dire) à son sujet.
D’un côté, les sciences formelles et de la nature comprennent une très grande diversité de disciplines, et ne sont que très rarement convoquées pour étudier la Constitution. Il paraissait dans un premier temps intéressant de présenter celles étroitement liées à des progrès techniques susceptibles d’avoir des répercussions sociales importantes, comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les nanotechnologies ou la biologie. La première approche des chercheurs sollicités dans ces disciplines a été d’emblée heuristique : parmi eux, certains ne percevaient pas à l’origine la spécificité des règles constitutionnelles au sein du système juridique. Cette absence même de perception de la Constitution faisait conclure que, dans nombre de cas, la Constitution est banalisée ou confondue avec le droit en général. Dans cette situation, la préparation de la communication a nécessité un accompagnement par des juristes.
D’un autre côté, les chercheurs en sciences humaines et sociales, en raison de leur formation et de leur champ disciplinaire, ont plus souvent une idée précise de ce que peut être la Constitution, et spontanément plus de choses à dire à ce sujet. Dès lors que l’on peut identifier une tradition de regard sur le droit et la constitution au sein de certaines disciplines, on pouvait se demander si ce même regard pouvait être développé dans des disciplines où cette tradition est bien moins importante. C’est pourquoi les intervenants ont été plutôt recherchés parmi des psychanalystes, des anthropologues ou des géographes.
En tout état de cause, les qualités des chercheurs réunis à l’occasion de cette journée d’étude témoignent certainement, en elles-mêmes, de la diversité des points de vue qui ont pu être exprimés et de l’intérêt pour le droit constitutionnel de tenir compte de ces approches spécifiques de la Constitution : Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, Johan Chapoutot, historien, Jean Claude Ameisen, médecin et biologiste, Valérie Robin-Azévedo, anthropologue, Gérard François Dumont, géographe, Bernard Bartenlian, physicien, ainsi que Claude Montacié et Karen Fort, tous deux informaticiens, se sont prêtés de bonne grâce à l’exercice.
2) Comment étudier les perceptions extra-juridiques de la Constitution
Afin de situer un peu plus la démarche de la journée d’études sur un plan méthodologique, on peut procéder en explicitant une acception de l’expression « perceptions extra juridiques de la Constitution ». Quelques idées simples paraissent suffisantes au regard de l’objectif d’organiser un débat ouvert.
Il faut tout d’abord noter que les chercheurs sollicités pouvaient avoir eux-mêmes leur idée de la Constitution qui n’a pas été interrogée avant le colloque, puisque découvrir ce qu’ils entendaient par Constitution faisait partie de la recherche. Ce n’est que pour ceux qui paraissaient ne pas identifier a priori la Constitution, que, notamment, le « document constitutionnel » français leur a été désigné.
En tout état de cause, il était possible de présupposer que la Constitution soit entendue, de façon relativement convenue, du moins dans la doctrine française, comme l’ensemble des règles qui, dans un système juridique, se caractérisent en ce qu’elles déterminent la validité de toutes les autres règles de droit. Sur le plan axiologique, ces règles peuvent être considérées comme un pacte social fondateur, en ce qu’elles expriment les principes et valeurs essentiels qu’une collectivité humaine entend s’imposer. En dernière analyse, le droit constitutionnel peut ainsi être conçu comme un fait social, consistant à organiser la vie politique d’un groupe humain donné au moyen de règles considérées comme fondamentales. Les acteurs habilités de la collectivité définissent et appliquent ces règles, en utilisant à cette fin le vecteur usuel qu’est le langage[17]. Ils créent ainsi un discours, revêtu d’une signification institutionnelle particulière : le discours de la Constitution.
Ensuite, la discipline juridique, lorsqu’elle concerne la Constitution, est elle-même une pratique sociale qui rend compte des discours de la Constitution, repérable à partir des énoncés d’un document, des acteurs visés par ce document et, notamment, du juge constitutionnel. Il existe ainsi un discours sur la Constitution[18].
Ce discours sur le droit, qui est celui de la discipline juridique, comprend plusieurs registres[19]. Il peut être critique lorsqu’il s’agit de parler de la Constitution telle qu’elle devrait ou pourrait être. Ce discours critique appartient à toute la collectivité, et peut être notamment pratiqué par les juristes. Le discours sur le droit peut aussi être explicatif, et il est alors essentiellement construit par des juristes. Il s’agit alors de rendre compte du droit constitutionnel tel qu’il est, dans le cadre d’une démarche qui peut revendiquer un caractère scientifique. Ce discours explicatif lui-même se situe à plusieurs niveaux : il peut consister à décrire le contenu des règles de droit afin d’en tirer, par la systématisation et la schématisation, des observations plus générales. Il peut aussi s’interroger sur la définition du droit lui-même, et sur la méthode appropriée pour en rendre compte.
On s’aperçoit que, s’il peut exister des discours critiques sur la Constitution qui n’émanent pas de juristes, il peut aussi exister des discours explicatifs qui n’émanent pas de juristes : d’autres personnes que les juristes « initiés » peuvent participer au discours sur la Constitution. Il s’agit donc ici de décrypter ce que ces perceptions extra-juridiques de la Constitution apportent à la connaissance de celle-ci.
Octobre 2015- Mars 2016
Lauréline Fontaine, Ninon Forster, Olivier Peiffert, Tania Racho
Voyez les textes mis en ligne :
Actes Partie 1
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La Constitution à l’épreuve du multiculturalisme en Amérique latine. Réflexions d’une anthropologue à partir des cas péruvien et bolivien, par Valérie Robin-Azevedo, Faculté SHS –Sorbonne, Centre d’anthropologie culturelle (CANTHEL), Université Paris V René Descartes :
-
Les effets migratoires des Constitutions. Point de vue d’un géographe, Recteur Gérard – François Dumont, Professeur à l’Université de Paris – Sorbonne Président de la revue Population & Avenir, 191 rue Saint-Jacques 75005 Paris population-demographie.org
Actes Partie 2
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Le désir de Constitution à l’épreuve de la psychanalyse. Freud avec Kelsen, par Paul-Laurent Assoun, Psychanalyste, Université Paris Diderot ;
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Les nanosciences sous le regard (ou pas) de la Constitution française, par Bernard Bartenlian, Chercheur CNRS dans le domaines des nanotechnologies appliquées à la Biologie, centre C2N Orsay.
[1] Professeure, Droit public, Université de la Sorbonne Nouvelle.
[2] Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche, Droit public, Université Panthéon Sorbonne
[3] Maître de conférences, Droit public, Université de la Sorbonne Nouvelle.
[4] Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche, Droit public, Université de la Sorbonne Nouvelle.
[5] V. http://www.afdc.fr/JE15/JED2015.html
[6] Bien entendu, dès lors que cette collectivité s’est dotée, entend — ou n’entend pas — se doter d’une constitution au sens contemporain du terme, dès lors qu’un débat s’organise autour de cette question.
[7] V. l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
[8] Étant précisé que, au jour de la rédaction de cet article, un nouvel amendement est envisagé.
[9] À titre d’exemple, la sociologie a pu avoir une influence déterminante sur les travaux de certains spécialistes français de droit public (v. not. L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, A. Fontemoing, 1901) ou de droit civil (v. not. J. Carbonnier, Théorie sociologique des sources du droit, Paris, Association corporative des étudiants en droit, 1961) ; v., également, G. Gurvitch, Éléments de sociologie juridique, Paris, Aubier, 1940. Cette influence peut se retrouver, toujours à titre d’exemple, parmi certains auteurs italiens (N. Bobbio, v. not. « Droit et sciences sociales », in N. Bobbio, De la structure à la fonction, trad. D. Soldini, Paris, Dalloz, 2012, pp. 71 à 88) ou américains (R. Pound, « The Scope and Purpose of Sociological Jurisprudence », Harvard Law Review, 1911, n° 24, pp. 591 à 619 ; 1912, n° 25, pp. 140 à 168 ; 1912, n° 26, pp. 489 à 516).
[10] V., à cet égard, S. Levinson, Constitutional Faith, Sanford Princeton, N.J., Princeton University Press, 1988.
[11] On pense au courant du Law and Economics, dont certains développements concernent directement les règles constitutionnelles. V. notamment, N. Mercuro, S. G. Medema, Economics and the Law. From Posner to Post-Modernism, Princeton University Press, 1997, spéc. pp. 87 et s. au sujet de la Public Choice Theory et de sa situation dans l’évolution de l’analyse économique du droit. V., en particulier, le programme du Constitutional Economics : J. M. Buchanan, Explorations into Constitutional Economics, College Station : Texas A&M University Press, 1989.
[12] V., à titre d’exemple, N. MacCormick, Z. Bankowski, « La théorie des actes de langage et la théorie des actes juridiques », in P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986, p. 197.
[13] La science politique partage depuis longtemps déjà certains objets d’étude avec le droit constitutionnel (v., à titre d’exemple, M. Ostrogorski, La démocratie et l’organisation des partis politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1903 et La démocratie et les partis politiques, 2è éd., Paris, Calmann-Lévy, 1912 ; R. Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, W. Klinkhardt, 1911, traduit notamment en français par S. Jankélévitch, Les partis politiques : Essais sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914. Du reste, les rapports entre les deux disciplines sont très étroits, notamment car, historiquement, la science politique s’est détachée du droit constitutionnel pour devenir une discipline autonome (v., à cet égard, P. Raynaud, « Le droit et la science politique », Jus Politicum, 2009, n° 2).
[14] V., à cet égard, le programme de recherche interdisciplinaire initié dans le cadre de la revue Constitutional Political Economy éditée par Springer.
[15] Les rapports entre le droit et la philosophie sont à ce point anciens que l’on peut remonter jusqu’à l’Antiquité : v., à titre d’ex., Aristote, Les politiques, réed. Paris, Flammarion, 2015.
[16] V., en ce sens, L. Fontaine, En dire plus, comme juriste, sur le phénomène constitutionnel, http://www.ledroitdelafontaine.fr
[17] Sur le droit entendu comme un fait social discursif, v. not. N. MacCormick, H.L.A. Hart, Londres, Edward Arnold, 1981, pp. 12 et s.
[18] Sur la distinction entre les deux niveaux de discours, v. not. A. Pintore, « Définition en droit », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, p. 171.
[19] Cette classification est inspirée de Y. Laurans, Recherches sur la catégorie juridique de constitution et son adaptation aux mutations du droit contemporain, Thèse de doctorat, Nancy II, 2009, pp. 43 et s.