Il n’y a pas de doutes
Faut-il, comme juriste, répondre aux journalistes ?
Voici une question dont j’ai longuement hésité à parler, étant en proie à de multiples doutes à ce sujet. Il y a quelques années, j’ai été contactée pour faire partie du 1er guide des « expertes ». L’idée de départ était d’ « informer » la classe journalistique que, en dépit de ce qu’elle se référait principalement à des hommes pour répondre à des questions d’ « experts », dans tous les domaines (de la médecine aux sciences de l’éducation en passant par le droit, la religion ou la géographie), il y avait aussi des femmes qui semblaient toute aussi compétentes. L’idée serait intéressante si la notion d’expertise avait pris un tout autre sens. Ici hélas, il s’agit le plus souvent de répondre au coup par coup, et toujours de manière urgente, à la question de savoir si telle ou telle disposition de loi, de décret ou d’arrêté municipal, si telle ou telle décision d’un juge est conforme ou non au droit et aux principes du droit, selon une capacité « technique » éprouvée. En bref, il s’agit d’ânonner des dispositions et principes juridiques, ce que pourrait tout aussi bien faire le journaliste lui-même (puisqu’il ne s’agit finalement que d’ « informations »), mais qu’il préfère faire faire à des « experts ».
Ce qui est ennuyeux, c’est que, par là, la plupart des experts sollicités « épuisent » leur capacité de communication dans l’espace médiatique, puisqu’ils ne sont sollicités que pour cela. Ce qui est ennuyeux, du même coup, c’est que, ce faisant, l’« espace » de réflexion, d’interrogation ou même de pédagogie est phagocyté par ce « régime de vérité » exclusif fabriqué par le journaliste, lui-même biberonné à une certaine manière de voir le monde, à une certaine manière de voir les « experts », et enfin à une certaine manière d’envisager le métier de journaliste. C’est tout un univers de représentations, à l’intérieur duquel se trouve le droit, qu’il n’est pas possible d’interroger : comme experts, il n’apparaît pas possible de répondre aux journalistes sans adhérer à leur conception du monde, qui implique que les questions posées aient le statut implicite de « seules qui vaillent la peine d’être posées » parce qu’étant les seules qui relèveraient de l’information. Le fameux « les gens ont le droit de savoir » se décline selon toutes les terminologies, les modes et les tons possible, en fonction de la personne interrogée, mais relève toujours de cette même logique. Au prétexte de l’ « information », considérée d’un seul point de vue, un seul régime de vérité est produit qui exclut hors de la sphère de légitimité toute autre manière d’envisager les choses.
Un épisode récent illustre particulièrement bien cette « représentation enfermante du monde », car il y a certains faits ou certaines paroles, qui ne laissent « aucun doute » comme on dit. J’en fus sur l’instant presque « sidérée », puisque, n’étant pas adepte de l’instrument télévisuel (je n’en ai pas), je fais assez rarement le choix d’en aborder le contenu. Cette prédisposition est sans doute ce qui me fait instantanément voir ou entendre autre chose qu’un public bien nourri de ce média. Là sans doute (expression intéressante car elle entend signifier par l’absence la présence du doute) n’est pas la seule raison de cette écoute particulière, mais cela y contribue.
Voici donc la transcription d’un extrait du 1er débat des primaires de Les Républicains retransmis sur BFM TV (que j’ai opérée moi-même à partir de l’enregistrement). Ce débat était animé par des journalistes. Conformément à une logique qui semble avoir été éprouvée depuis quelques années, il y avait des journalistes « en chef », dont la vocation est de chapeauter l’ensemble, et des journalistes « spécialisés », qui viennent chacun leur tour ponctuer le débat. Les propos que je rapporte ici relèvent de la 2ème catégorie. Situons le moment : c’est une reprise de débat après une pause publicitaire. La parole est immédiatement donnée à la journaliste pour aborder les « questions de sécurité », qui, c’est le moins que l’on puisse dire, « plante le décor ». Apprécions ensemble ce qui est dit :
« – Le 8 octobre dernier, à « Viry-Chatillon », 4 policiers étaient attaqués, 2 ont frôlé la mort, ils étaient dans 2 voitures de police, qui ont été attaquées par une vingtaine de jeunes cagoulés qui leur ont lancé des cocktails molotov et les ont tabassé,
– L’un de vous va gagner cette primaire, et peut-être ensuite la présidentielle, est-ce qu’au pouvoir, vous saurez éviter des « Viry-Chatillon ».
– Nicolas Sarkozy, depuis ce drame, les policiers proposent de revoir la légitime défense, ce que vous vous proposez, c’est une présomption de légitime défense, ça veut dire quoi ?
– On va être concrets, pour que tout le monde puisse comprendre de quoi on parle,
– Aujourd’hui la règle c’est quoi ?
– Les agresseurs avancent vers les policiers, ils n’ont pas le droit de tirer ;
– les agresseurs sortent les cocktails molotov, ils n’ont pas le droit de tirer ;
– les agresseurs allument les cocktails molotov, ils n’ont toujours pas le droit de tirer ;
– les agresseurs lancent les cocktails molotov, ils ont le droit de tirer.
Avec vous Nicolas Sarkozy, les policiers, ils auront le droit de tirer quand ? »
Dans son récit, la journaliste ne fait aucune pause verbale, elle ne laisse aucun espace au doute, elle « enjoint » de répondre, et a créé un univers dont il apparaît particulièrement difficile de sortir : qui « oserait » remettre en cause la révolte provoquée par l’attaque et le tabassage des policiers ? C’est une priorité, une urgence, un impératif. Ce qui s’impose surtout, c’est la possibilité même d’apporter une réponse à la question : dès lors que la question se pose de savoir si, une fois arrivé au pouvoir, « un Viry-Chatillon » peut être évité, c’est sous-entendre à la fois que les précédents n’ont pas été capables de le faire, mais aussi, donc, qu’il doit certainement être possible de l’éviter. Et, si cela donc est possible, c’est qu’il fallait poser la question. La boucle est bouclée et la pertinence de la question est renforcée par le recours à une formule magique : « On va être concrets, pour que tout le monde puisse comprendre de quoi on parle », formule qui signifie, « je suis le bon intermédiaire entre vous, le candidat, et vous, « les gens », en choisissant pour tous, ce qui fera « vraiment sens ». Ainsi, la question et son scenario font système, et déterminent même leurs propres conditions de possibilité pour créer une vérité incontestable. Mis bout à bout, cet ensemble de faits peut autrement être appelé « imposture », en tant qu’il s’agit, comme le propose le Littré, d’une « illusion, en bonne ou en mauvaise part », pour ne pas dire qu’il s’agit, dans un autre sens, d’une « hypocrisie », une « tromperie dans les mœurs, dans la conduite ».
La question demeure ainsi que, dans l’espace médiatique, que dire qui soit intelligible, sans être phagocyté par un univers de représentations qui semble s’imposer à tous ? Il y a presque toujours eu, historiquement, un « régime de vérité » établi. Cela a pu être la parole de l’oracle dans de nombreuses civilisations, les révélations oniriques en Afrique, ou encore l’ordalie en Europe. Dans « Du voile toujours, mais pas de celui-là », je présentais le « voile » comme possible clé de lecture du monde contemporain. Le voile, présent où que l’on regarde, est ce masque (persona, qui a donné par la suite le terme de personne) qui ne permet pas le doute pour celui qui le porte, et qui donne à tous ceux qui ne doutent pas une représentation plutôt homogène des choses. Entre le masque et l’imposture, il y a finalement peu de place pour une réflexion « honnête » sur le monde.