Cet entretien a été publié le 21 juillet 2024 sur le site du Media Elucid :
Plutôt que se livrer à l’exercice de l’interprétation de la Constitution ou de déplorer l’instabilité inédite de la Vème République, l’essentiel est de se questionner sur la finalité de nos institutions. Lauréline Fontaine, professeur de droit public, qui a écrit notamment Lire les constitutions (2019, L’Harmattan) et La Constitution maltraitée : anatomie du Conseil constitutionnel (2023, Amsterdam), invite à penser des institutions fidèles à ce que la collectivité souhaite comme société et dans lesquelles les titulaires de l’exercice du pouvoir restent attachés à l’éthique de la fonction gouvernante
Élucid – Les élections législatives ont abouti pour le moment et peut-être durablement à une situation de blocage. Quel(s) dénouement(s), à vos yeux de constitutionnaliste, serai(en)t conforme à la lettre et à l’esprit de la Vème République ?
Lauréline Fontaine – Je voudrais d’abord préciser qu’être constitutionnaliste aujourd’hui, c’est souvent être sommé de répondre à des questions d’« expert » à propos de faits et de normes dont la réalité montre chaque jour qu’ils ne répondent à aucune autre logique que la contingence, l’idéologie ou les intérêts des acteurs. Les constitutionnalistes eux-mêmes défendent parfois certains intérêts, et ont des méthodologies, des croyances ou des intentions qui conditionnent leurs analyses. Les batailles d’interprétation créent ainsi le sentiment que tout peut être dit ou pensé à propos des questions constitutionnelles. Le véritable climat de concurrence à propos du texte constitutionnel est aujourd’hui remarquable : les acteurs politiques entendent tous le mettre de « leur côté », en recourant aux possibilités qu’il donnerait (article 49-3 à propos de l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte, article 47-1 à propos de la procédure d’adoption d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale, article 44-3 à propos de la procédure dite du « vote bloqué », article 12 sur la dissolution de l’assemblée nationale, article 7 sur le nombre de mandats présidentiels, article 16 sur les pouvoirs dits « exceptionnels » du chef de l’Etat, etc.), et les experts valident ou invalident, dans un brouhaha général, ces interprétations ou ces recours au texte. Le nombre de saisines du Conseil constitutionnel à propos de la dissolution de l’Assemblée Nationale par le chef de l’Etat au mois de juin (26 au total) est la manifestation d’une compétition généralisée à propos du sens du texte constitutionnel, à la fois dans la lettre et dans son esprit. Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs pu, sans difficulté, imposer sa propre interprétation du texte, en faisant notamment courir le délai de 20 jours indiqué à l’article 12 à partir du jour de la signature du décret de dissolution, et non à partir de sa publication au journal officiel. Il n’y a donc pas de vérité constitutionnelle à opposer, seulement la possibilité pour les différents acteurs d’imposer ou non leur action.
La lettre et l’esprit du texte ne sont pas des valeurs refuges contre ce qu’on considèrerait être des excès de pouvoir : les uns et les autres sont les sujets de querelles d’interprétation sans fin. Formuler un jugement sur l’actualité politique en vertu de la lettre et/ou de l’esprit de notre texte constitutionnel, c’est immanquablement participer à cette grande foire à l’interprétation, et donc ne lui donner aucune valeur.
« Être titulaire d’un mandat en vertu de la constitution ce n’est, par exemple, pas être titulaire du mandat donné par un client à son avocat pour trouver toutes les solutions de droit qui se présenteront comme susceptibles de satisfaire ses intérêts. Être titulaire d’un mandat en vertu de la constitution détermine une éthique, qui ne se confond pas avec une autre. »
Élucid – Comment se référer à la Constitution d’une façon qui évite le travers que vous venez de décrire ?
Lauréline Fontaine – Faire ce constat ne fait pas obstacle au fait d’observer et d’analyser ce qui se passe – ou ne se passe pas – à partir du texte constitutionnel, ce qui est déjà beaucoup, parce que cela peut modérer notre aspiration à faire du texte constitutionnel un « rempart », quand de toute évidence il ne l’est pas. Ce que j’appelle l’éthique de la fonction gouvernante n’est pas une capacité à comprendre le texte dans la vérité de sa lettre ou de son esprit, mais celle d’une décence dans l’exercice d’un pouvoir qui, dans notre imaginaire démocratique, est conçu pour être limité et orienté vers le bénéfice du plus grand nombre. Être titulaire d’un mandat en vertu de la constitution ce n’est, par exemple, pas être titulaire du mandat donné par un client à son avocat pour trouver toutes les solutions de droit qui se présenteront comme susceptibles de satisfaire ses intérêts. Être titulaire d’un mandat en vertu de la constitution détermine une éthique, qui ne se confond pas avec une autre.
En suivant l’éthique de la fonction gouvernante, il importe peu que le texte constitutionnel nous autorise ou non à faire ceci ou cela. Importe seulement comment et pourquoi on le fait. Il apparaît aujourd’hui que, au-delà des possibilités ou limites dérivées du texte constitutionnel – même s’il est peu contestable que ces possibilités sont trop importantes s’agissant du chef de l’Etat sous la Vème République -, les titulaires de fonctions politiques n’ont pas endossé l’éthique démocratique qui paraît y être associée. La question se pose alors de savoir comment faire pour que notre système politique puisse générer des hommes et des femmes qui auraient endossé son éthique.
Élucid – Certains évoquent la possibilité d’un « gouvernement technique ». Que dit la Constitution de ce cas de figure et quelles limites pose-t-elle ?
Lauréline Fontaine – Il n’y a absolument rien dans le texte constitutionnel qui soit en rapport avec la qualité des hommes et des femmes appelés à gouverner ou à exercer des mandats politiques, juridictionnels ou administratifs. Beaucoup de nominations sont ainsi à la discrétion – certains diront à l’arbitraire – du chef de l’Etat et du gouvernement. Le texte indique par exemple à son article 8 que « Le Président de la République nomme le Premier ministre » et que, sur la proposition de ce dernier, « il nomme les autres membres du gouvernement », sans aucune autre précision ou exigence particulières. Quant aux « moyens » dont disposerait ce gouvernement technique, il est assez difficile de se prononcer parce que cela dépendra, encore et toujours, de la compréhension des ressources et des limites par les différents acteurs. J’entends par exemple beaucoup dire que le gouvernement pourrait gouverner par décret. En soi ça ne veut pas dire grand-chose : un gouvernement a toujours la possibilité de prendre des décrets, mais la question est de savoir ce qu’il met dedans. S’il s’agit d’expédier les affaires courantes il n’y a pas de difficulté particulière. Mais s’il entend prendre des mesures qui relèvent normalement de la loi, c’est-à-dire du Parlement, le texte constitutionnel en soi n’y pourra rien. Ce sont alors les autres acteurs qui entrent en jeu : le Parlement d’abord, en adoptant une motion de censure qui obligerait le gouvernement à démissionner, sauf à engager une lutte politique qui écarterait définitivement le texte constitutionnel. Il faudra donc qu’il y ait suffisamment de parlementaires (au moins la majorité absolue des suffrages des parlementaires exprimés en faveur de la motion) pour s’entendre sur le texte d’une motion. Or, on en parle peu souvent, le contenu du texte de la motion est fréquemment la cause du non-ralliement de telle ou telle force politique qui, en théorie, est pourtant d’accord pour renverser le gouvernement, mais ne veut pas s’allier à une autre qui avance des motifs avec lesquels elle est en désaccord. Un autre acteur qui pourrait intervenir est le juge administratif, c’est-à-dire le Conseil d’Etat, s’il est saisi par des personnes ou groupes de personnes auxquels la qualité pour agir serait reconnue. Il pourrait être conduit à invalider le ou les décrets en question, au motif qu’ils seraient contraires à la répartition opérée par la constitution entre le pouvoir législatif (celui du Parlement pour l’essentiel) et le pouvoir réglementaire (celui du gouvernement et du Président). Mais il n’y a, là encore, aucun automatisme. Le Conseil d’Etat pourrait par exemple invoquer des circonstances particulières (le parlement ne s’entend ni sur l’adoption des lois ni sur la démission du gouvernement, créant une situation de blocage normatif), pour justifier la validation des décrets. On comprend pourquoi l’éthique de la fonction gouvernante est essentielle. Elle est liée à la compréhension que nous avons en général de notre système politique, de sa raison d’être et de ses finalités. Mais elle n’est pas susceptible d’être provoquée par des règles spécifiques, qui obligeraient à nommer tel candidat à partir de telle ou telle qualité.
Élucid – Mais, le gouvernement technique n’est pas une première en Europe. De quoi dérive-t-il et de quoi relève-t-il ?
Lauréline Fontaine – L’évocation, voire l’invocation, d’un « gouvernement technique » pendant cette période, c’est-à-dire d’un gouvernement d’hommes et de femmes qui ne font pas habituellement profession de faire de la politique, est la conséquence de plusieurs considérations, dont toutes ne vont pas dans la même direction, et dont les effets ne sont pas si avérés. En effet, s’il paraît d’un côté qu’il s’agirait d’éviter le chaos des institutions en rompant le lien « politicien » entre l’exercice du pouvoir et ses titulaires – une proposition qui, formulée ainsi, se présente comme la plus raisonnable –, il paraît aussi d’un autre qu’il s’agirait d’exercer le pouvoir en suivant une ligne, économique notamment, qui est précisément celle générant beaucoup d’incompréhensions, et surtout d’inégalités humaines et sociales qui sont très certainement à la source de la situation politique que nous vivons. Être « technique » aujourd’hui, c’est faire ce que des règles ou des procédés paraissent nous imposer de faire, en écartant les considérations humaines : c’est la définition même de la technocratie. Ce gouvernement « technique » est une tentation partout, et il ne dit pas toujours son nom. Lorsqu’un ancien président de la Banque centrale européenne s’associe au Président en exercice de cette même institution, pour exiger d’un premier ministre d’un pays membre qu’il mène telle ou telle réforme pour satisfaire telle ou telle exigence, on a déjà affaire à cette tentation (voir la lettre de Jean-Claude Trichet et Mario Draghi adressée au Premier ministre italien en août 2011, dont le texte a été dévoilé par le quotidien italien El Corriere della Sera le 29 septembre 2011). Lorsque l’âge légal de la retraite est proposé pour financer l’organisme de la Sécurité sociale, la loi est déjà technique, qui se passe de considérations humaines. Il n’est donc pas certain que ce type de gouvernement, dont les conséquences humaines et politiques sont celles que nous constatons aujourd’hui, soit la solution la plus judicieuse. Que la constitution l’autorise ou ne l’autorise pas, il faut se poser la question de savoir pourquoi on fait une constitution : pour régler seulement la technologie de l’exercice du pouvoir, ou pour faire advenir un certain type de société, en passant notamment par la technologie du pouvoir.
« Si nous avions eu un scrutin à l’anglaise, à un seul tour, rien ne nous dit que le RN aurait eu la majorité absolue, pour trois raisons : d’abord parce que les électeurs français ont voté en sachant qu’il y aurait deux tours. D’ailleurs, le deuxième tour a déjoué les pronostics faits à partir du premier. Ensuite parce que les effets d’un scrutin s’apprécient non seulement sur la durée, mais aussi en fonction des circonstances et cultures politiques d’un lieu donné à un moment donné. Et enfin parce que le vote des électeurs est aussi déterminé par le contexte institutionnel et ce qu’ils savent des institutions. »
Élucid – Dans un scrutin à l’anglaise à un seul tour, le Rassemblement national aurait la majorité absolue. Qu’est-ce que cela dit de nos institutions ? Le mode de scrutin devrait-il évoluer selon vous vers la proportionnelle, vers un modèle qui permettrait des coalitions à l’allemande ?
Lauréline Fontaine – Vous posez là précisément cette question du lien entre nos aspirations politico-sociétales et la technologie du pouvoir. Que voulons-nous faire avec nos institutions ? Mais aussi, que pouvons-nous faire avec ? Car c’est une chose connue et pourtant si souvent négligée que, en matière institutionnelle et juridique, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Si nous avions eu un scrutin à l’anglaise, à un seul tour, rien ne nous dit que le RN aurait eu la majorité absolue, pour trois raisons : d’abord parce que les électeurs français ont voté en sachant qu’il y aurait deux tours. D’ailleurs, le deuxième tour a déjoué les pronostics faits à partir du premier. Ensuite parce que les effets d’un scrutin s’apprécient non seulement sur la durée, mais aussi en fonction des circonstances et cultures politiques d’un lieu donné à un moment donné. Et enfin parce que le vote des électeurs est aussi déterminé par le contexte institutionnel et ce qu’ils savent des institutions. Ni le Royaume-Uni ni l’Allemagne n’ont de président élu au suffrage universel qui centralise l’essentiel de la fonction exécutive, et les moyens dont dispose le gouvernement pour « maîtriser » la procédure législative dans ces deux pays ne sont pas aussi importants que ceux dont il dispose en France. Se référer à une technique institutionnelle seule n’a donc aucune valeur pour imaginer un autre système politique. On ne peut le penser que de manière systémique et au-delà des seules règles et institutions, puisque la culture, pas seulement politique, compte aussi. Imaginer un système à la proportionnelle et des gouvernements de coalition n’a pas trop de sens tant que notre régime et notre actualité politique restent centrés autour de l’élection et des prérogatives présidentielles.
Élucid – La Vème République est présentée comme une République assurant la stabilité institutionnelle par contraste avec une IVème République placée sous la domination des partis. Comment expliquez-vous qu’elle ne tienne plus cette fonction et cela constitue-t-il à vos yeux l’un des indices (avec, par exemple, le recours massif au 49-3) de la saturation de la Vème République ?
Lauréline Fontaine – Je crois qu’il y a un biais terrible dans cette présentation. Il me semble que la question la plus importante n’est pas celle de la stabilité ou de l’instabilité des institutions, ni celle de la place ou de la force des partis politiques. Nous avons ainsi tendance à sacraliser les bienfaits de la constitution de 1958 pour cette seule raison, indépendamment de ce qu’elles ont effectivement fait à notre société. Les propositions de changement de régime ou de constitutions sont la plupart du temps balayées par les principaux acteurs du pouvoir et par les experts, grâce à ce motif de la stabilité des institutions. L’argument est tellement balisé qu’il serait toujours la chose à discuter si l’on prétend réformer les institutions. Mais, derrière cette forme de consensus, on ne voit pas souvent les intérêts qui s’y nichent. Quel intérêt aurait un président à changer les institutions alors qu’elle lui offre presque tous les pouvoirs ? Quel intérêt aurait le personnel politique qui se raccroche à la bannière présidentielle pour maintenir ses positions ? Quel intérêt pour les institutions dont le fonctionnement dépend de ce système, à l’instar du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’Etat ? Quel intérêt même pour les constitutionnalistes qui se font les experts de la bonne parole constitutionnelle ?
On ne pense pas assez les finalités de nos régimes politiques : qu’attendons-nous vraiment de nos institutions du point de vue de l’existence et de l’organisation du groupe humain que nous constituons ? C’est tout de même une question essentielle, la raison d’être même de ce qui fait que nous acceptons les institutions politiques. Mais, étrangement, une fois instituées, nous ne les pensons plus sous ce prisme. Je force le trait en disant que peu importe la stabilité ou non de nos institutions, si les effets produits sont « bons » ou « souhaitables » pour le groupe, et de manière pérenne bien entendu. Car un moyen qui produit de bons effets à un moment donné, peut en produire de mauvais à un autre. Il est donc vrai qu’on tend à considérer que la stabilité des institutions est un bon moyen de gouvernement, mais c’est une question que l’on doit pouvoir remettre en cause de manière permanente. Ce qui me semble aujourd’hui générer le plus de difficultés, est que le fonctionnement du système politique est complètement dépendant des caprices d’un président autour de qui tout est centré, avec la complicité passive de l’ensemble du personnel politique : celui qui se range sous la bannière présidentielle, celui qui s’assure simplement de sa place au Parlement, et celui qui espère pouvoir obtenir la présidence. Nos institutions et le personnel politique, ce n’est pas un scoop de le dire, se sont, dans leur fonctionnement, déconnecté des finalités que remplit un régime politique dans notre système culturel, indépendamment des personnalités qui ici ou là ont une conception de leur mandat plus conforme à l’éthique de leur fonction gouvernante. La stabilité a surtout produit ces dernières années un pouvoir imbu de lui-même, appelé à user de toutes les ressources que lui offriraient le texte constitutionnel, déterminé par la technique et plutôt insensible au sort des membres du corps politique. Je ne vois pas très bien, de ces différents points de vue, l’avantage qu’il y aurait à vanter les institutions de la Vè République.
« Les cartes sont très brouillées, en raison de ce que, comme la présente situation politique le démontre, le paysage politique est fragmenté, de ce qu’il existe une compétition généralisée à propos de la lettre et de l’esprit des textes et des institutions, et de ce que la satisfaction économique et sociale des membres de la population est elle-même très diverse, les faisant aspirer à des solutions et finalités hétérogènes. Si crise il y a, il me semble que c’est surtout à propos de ce qu’on peut attendre de nos institutions. Pour penser les institutions, il convient de se mettre au clair par rapport à cela. »
Élucid – L’expression de « crise de régime » est abondement citée. Qu’appelle-t-on précisément ainsi et cela vous semble-t-il pertinent d’utiliser ces mots pour caractériser la situation actuelle ?
Lauréline Fontaine – Il ne vous étonnera pas que je n’envisage ce mot de « crise » qu’avec réticence. Cela fait quelques décennies que tout est « crise », et pas seulement le système politique. Depuis de très nombreuses années, l’hypothèse de la crise de régime ou des institutions est périodiquement posée. On peut d’abord répondre qu’un régime politique n’est pas forcément en crise parce qu’il ne fonctionne plus de la même manière qu’auparavant. Presque toutes les institutions évoluent en fonction des circonstances, des acteurs et des changements sociaux. On ne pointe pas pour autant l’hypothèse d’une crise. Un régime n’est en crise que s’il ne satisfait pas à ce qu’on attend précisément de lui. 2024 n’est pas 1958. S’agissant de nos institutions, le problème est de savoir avec justesse ce qu’on en attend aujourd’hui, et pas de se référer à une mythique stabilité destinée à régler les problèmes d’alors. De ce point de vue, la société contemporaine est traversée par des analyses et des intentions très diverses. Les cartes sont très brouillées, en raison de ce que, comme la présente situation politique le démontre, le paysage politique est fragmenté, de ce qu’il existe une compétition généralisée à propos de la lettre et de l’esprit des textes et des institutions, et de ce que la satisfaction économique et sociale des membres de la population est elle-même très diverse, les faisant aspirer à des solutions et finalités hétérogènes. Si crise il y a, il me semble que c’est surtout à propos de ce qu’on peut attendre de nos institutions. Pour penser les institutions, il convient de se mettre au clair par rapport à cela. Il serait intéressant que chacun, nous puissions nous réapproprier la chose constitutionnelle, en posant toutes les bonnes questions (qu’en attendons-nous, dans quel cadre culturel et pour quelles raisons). Mais il n’est pas dit que nous nous mettrons facilement d’accord, voire que nous y parvenions, et c’est peut-être cela le problème principal aujourd’hui : si ce problème est sans doute en grande partie venu des institutions et des usages institutionnels, il ne semble pas pouvoir être réglé par ce même biais.
Élucid – Une autre République, qui donnerait plus de poids à la démocratie directe, contribuerait-elle à résoudre l’instabilité institutionnelle ou cette dernière est-elle inhérente aux divisions du pays ? De même, cette autre République pourrait-elle induire un changement de culture politique, plus fondée sur la recherche du consensus, ou est-ce prendre le problème à l’envers ?
Lauréline Fontaine – Il me semble que la réflexion sur d’autres institutions que les nôtres est la plus intéressante aujourd’hui. Elle ne concerne d’ailleurs pas que l’organisation des institutions politiques, elle concerne aussi la capacité des institutions à impulser les règles et la vie des groupes humains. Sur le plan strictement institutionnel, il paraît évident que le contraste entre une forme d’unité présidentielle et la diversité, voire la fragmentation, qui traverse notre corps social, est un problème que la disparition de l’élection présidentielle au suffrage universel et la minimisation des pouvoirs du Président contribueraient à rendre moins problématique. Si figure d’unité il doit y avoir, elle trouverait plus de bien-fondé dans une institution très largement à l’écart de l’exercice direct du pouvoir politique : de ce point de vue, la plupart des présidents en Europe (comme en Allemagne ou en Italie), voire les monarques (comme en Espagne, au Royaume-Uni ou en Suède), même contestés, satisfont à cette fonction d’unité au-delà de la diversité. Mais le fait est que l’organisation institutionnelle de ces différents pays ne permet pas plus de remplir la fonction primitive des régimes politiques de satisfaire le plus grand nombre des membres du corps politique. Tout en étant institutionnellement différents, les « problèmes » des différents régimes politiques, en Europe notamment, mais aussi en Amérique du Nord et du Sud, paraissent être de ne pas satisfaire les aspirations populaires. Sans doute en grande partie parce que tout ne se trouve pas dans l’organisation institutionnelle, et parce que la pensée autour des institutions tend à masquer ou à occulter d’autres problématiques. Evidemment, il n’a échappé à personne que les institutions politiques, partout aujourd’hui dans le monde, se sont maintenues à très bonne distance des différentes puissances économiques, dont elles n’ont d’ailleurs eu de cesse que de préserver ou de renforcer la capacité d’agir. J’en explique les raisons dans un ouvrage à paraître aux éditions Amsterdam l’hiver prochain, sur ce que les constitutions écrites ont apporté (ou pas) au monde. Dans le cadre d’un débat futur sur nos institutions, il me paraît inévitable de tenir compte de cette donnée historique, sans quoi nous passerons toujours à côté de l’essentiel : qu’attendons-nous vraiment, et que pouvons-nous attendre de nos institutions pour la vie de notre groupe humain ?
Propos recueillis par Laurent Ottavi