Ce qui était présenté il y a un peu plus d’un an comme un « Selmayr gate » a pris depuis beaucoup de plomb dans l’aile. De « gate » il n’y a pas vraiment eu puisque, nommé en février 2018 secrétaire général de la Commission Européenne dans des conditions qui apparurent quasiment d’emblée irrégulières, Martin Selmayr est toujours à ce poste le plus élevé de la fonction publique européenne et le restera sans aucun doute au moins jusqu’à la nomination d’un nouveau président de la Commission Européenne après les élections. Des collègues s’en sont émus dans un article paru au début du mois d’avril dans le journal Libération[1], dont le journaliste Jean Quatremer continue depuis plus d’un an à expliquer l’affaire et ses suites[2]. Pour qui l’a suivie depuis ses débuts, il se faisait sentir dès l’origine qu’il y avait là quelque chose de tout à fait emblématique de la tonalité sociale contemporaine : une hyper transparence institutionnelle mêlée de fausses affirmations ensuite retirées, les fils de l’entre soi – et d’ailleurs un suicide quelques mois après les débuts de l’affaire, une agitation bavarde des acteurs qui pourraient faire cesser l’affaire mais qui ne le font pas, devant des spectateurs citoyens et individus qui, dans l’ensemble, y sont complètement indifférents. Sans doute parce que, pour l’essentiel, ils ne connaissent pas vraiment l’affaire.
Les détails pourtant sont « accessibles » à tout le monde ou presque qui dispose d’une connexion : en dépit des dénégations, des vaines tentatives de cacher les choses, tout est dit, dévoilé, analysé, jusqu’à donc ce sombre suicide au mois de décembre d’une directrice juridique de la Commission, Laura Pignataro, dont on comprend qu’elle a aidé la médiatrice du Parlement européen à constituer son dossier « à charge » dans cette affaire, et qui avait été pourtant spécifiquement chargée de défendre l’affaire au nom de la commission.
Ce dossier ressemble à tant d’autres aujourd’hui : nous « savons » tout, ou au moins avons accès à presque tout. Mais ce phénomène d’hyper-savoir, inédit, conduit paradoxalement à maintenir plus qu’avant les situations en l’état. Car tirer les conséquences de cet hyper-savoir paraît vertigineux. Toute affaire de ce type aurait auparavant conduit – et peut conduire encore dans certains pays – à des démissions en chaîne, parce que ce savoir n’était pas encore « hyper » et restait occasionnel, laissant sans doute croire à un bon fonctionnement global des choses.
Aujourd’hui, le dévoilement d’une « affaire » ne provoque qu’une résistance plus forte de ceux qu’elle concerne, et, comme presque tout le temps désormais, sauf morale ou éthique individuelle, « ça passe » : ici un prétendant à la Cour suprême des Etats-Unis accusé d’agressions sexuelles répétées, là un secrétaire général de la Commission Européenne et son président pris en flagrant délit de fraude à la réglementation, là des proches collaborateurs du Président de la République française dévoilés a minima pour des faits de parjure mais aussi de conflits d’intérêts, ici encore un politique ayant fait l’objet d’une condamnation pénale dans une affaire politique et nommé au Conseil constitutionnel, par une autorité qui elle-même baigne dans des multiples affaires et « controverses », selon le vocabulaire des auteurs de la page Wikipédia qui lui est consacrée, etc.. Ces exemples pour n’en prendre que quelques uns. « Ça passe », encore. La transparence, mantra de l’organisation institutionnelle contemporaine, ne préserve pas tant du danger de corruption et de malversations que du fait d’y croire vraiment. Rien n’est vraiment grave si c’est « public ». Au passage, on note que puisque presque tout est « public », les pires théories dites du complot se développent. Des journalistes font des enquêtes approfondies, dévoilent des réalités qui vont souvent au-delà de ce que l’on imagine d’ « acceptable » dans le fonctionnement politico-économique de nos institutions. Des livres ou billets paraissent qui décortiquent avec minutie les affaires, les personnalités, les pratiques[3], mais qui sonnent comme autant de coups d’épée dans l’eau.
Cet hyper-savoir est aussi une hyper-exposition, une faculté de juger à ciel ouvert : le tout forme une société plutôt dénonciatrice, mais qui choisit l’ampleur et les conséquences de ses dénonciations, en fonction d’une morale plus ou moins bien comprise et maîtrisée. Le discours est devenu plus important que les pratiques, mais autant d’importance est accordée par leurs auteurs aux pratiques pour lesquelles le prétexte du discours est particulièrement opérant.
Dans une résolution adoptée le 13 décembre 2018 (c’est-à-dire déjà bien tardivement), 71% des parlementaires européens demandent la démission de Martin Selmayr. Devant une situation emblématique de la revendication de la toute puissance de la Commission Européenne, de son président et de son secrétaire général, le Parlement n’utilise donc pas l’arme de la motion de censure. On dit qu’il a peur de « montrer » à tout le monde l’état dans lequel se trouvent les institutions européennes, et de provoquer une crise des institutions au plus mauvais moment. Cette attitude est exactement la preuve de ce que, en dépit de ce que l’on est censé tout savoir, beaucoup de choses restent encore dans un cadre feutré. C’est l’inceste que tout le monde présume mais dont on ne tire pas les conséquences pour préserver l’idée d’une certaine moralité. Si le Parlement adoptait maintenant une motion de censure, le mal serait de toutes les façons déjà fait et même, cette motion tardive n’aurait que pour effet symbolique de valider tout ce qui passé avant, parce qu’il n’y a pas eu de motion avant…
Cette posture est traditionnelle, à la fois sociale, familiale et politique, et on ne peut dire exactement si elle contribue à perpétuer ce qu’elle tait au plan des pratiques. Mais aujourd’hui que presque plus rien ne peut être caché et que les conséquences continuent de ne pas être tirées, l’effet est celui d’un profit supplémentaire : l’inceste ne suffit pas, il faut encore pouvoir le dire et ne rien y faire. Les auteurs de la tribune dans le journal Libération ont souligné le parallèle avec l’affaire de l’entrée de Miguel Barroso chez Goldman Sachs et ont eu raison : il y a du plaisir à montrer que l’on se défie de la morale et des règles. Le récent discours d’Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse est à la hauteur de ce plaisir : il déclare vouloir « changer la démocratie en profondeur » pour quelques instant plus tard dire qu’il est nécessaire de renforcer la démocratie représentative, c’est-à-dire l’existant. Mais le plus important est que pas un journaliste sur place ne l’a noté,sur le mode « c’est devenu tellement habituel qu’il n’y aurait rien d’intéressant à le souligner ». Petit plaisir supplémentaire. Frédéric Lordon a brillamment souligné le caractère « destructeur du langage » d’Emmanuel Macron[4]. Mais cette pratique est répandue très largement au-delà de la tête des institutions : chez les journalistes, les institutionnels, les universitaires, les politiques bien sûr. Il suffit d’écouter pour être « au fait ».
Et, dans le même temps, on se plaît à dénoncer l’internet « poubelle », antienne qui a pour avantage de viser des individus internautes qu’on ne connaît pas beaucoup et qui paraissent ne pas vraiment « compter », et qui donc ne se comporteraient pas langagièrement correctement, au contraire de ceux dont on vient de parler. Parce qu’en effet, il y a des manières de dire acceptables, et d’autres qui ne le sont pas, peu importe ce que ces manières permettent en réalité.
Et pendant ce temps aussi, on sait que des individus salariés peu payés s’occupent de ces égouts d’internet partout sur la planète, parce qu’il est nécessaire quand même de cacher les abus de langage, quand les abus de pratiques se répandent sans obstacles. Cette pratique d’égoutiers n’est pas vraiment cachée – en dépit des pressions mises sur ces salariés pour qu’ils ne parlent pas – puisqu’on la sait aussi[5].
Presque plus rien ne se cache, ni la corruption ni la monstruosité, lorsqu’il s’agit de faire les pires choses en déclarant être attachés aux meilleurs principes. La réalité est que peu ont envie de la regarder, qui peuvent simplement d’ailleurs se délecter de la dénoncer sans rien vouloir – et parfois seulement pouvoir – y faire.
Les amateurs de la musique des années 1980 auront peut-être été attirés par le titre de ce papier, jeu de mots à partir du titre du mythique groupe Kool and the Gang (on est bien dans les années 1980 avec un nom pareil !) « Get down on it », dont le refrain dit ainsi :
How you gonna do it if you really don’t want to dance
By standing on the wall?
L.F. mai 2019
[1] Marie-Laure Basilien Gainche, Antoine Vauchez, Sébastien Platon, Guillaume Sacriste, « Affaire Selmayr : les députés européens lancent la campagne », Libération, 7 avril 2019
[2] Voyez son blog « les coulisses de Bruxelles » sur le site du journal Libération.
[3] Voy. à titre d’exemple les billets très fouillés de Paul Cassia sur son blog hébergé par le site Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog
[4] Le 4 avril 2018 à la Bourse du Travail : https://youtu.be/iS83PWIG62c
[5] Morgane Tual avec Martin Untersinger, « Racisme, porno… dans la peau des modérateurs de Facebook », Le Monde, 10 avril 2019.