Après les limites, il y a le pire
Le mauvais goût
Méthodiquement, des chercheurs, en sciences sociales notamment, démontent des clichés et des idées reçues ou décrivent des processus à l’œuvre et invisibles à l’œil nu. On pourrait penser qu’ils font ainsi œuvre de salut public. Mais non. Leurs travaux n’y changent rien, sinon peut-être à pouvoir dire plus tard qu’on ne pouvait pas dire qu’on ne savait pas. Parfois même, des événements rendent visibles ce que tout le monde est censé savoir, mais, là encore, le plus souvent, c’est comme si, aussitôt après, on ne savait pas. Ça pourrait être un autre sujet, mais c’est le même sujet : au 1er tour des élections régionales en France le 6 décembre 2015, le résultat des deux adversaires « Les Républicains » de la famille Le Pen (Marion, véritable prénom de Marine, et Marion, véritable prénom de la fille de la sœur de Marion[1]), a parfaitement illustré que le discours et les méthodes « décomplexés » ne font que renforcer le pire. Xavier Bertrand et Christian Estrosi, adversaires « décomplexés » des Le Pen, ont ainsi complètement échoué : plus de 40 % chaque fois pour la liste frontiste. Chasser sur les terres frontistes, ça n’est pas seulement de mauvais goût, c’est de surcroît inefficace et renforce le phénomène que l’on prétend combattre. Dans le même temps, le Président de la République et le Gouvernement sont « vent debout » contre le terrorisme, en prolongeant tant et plus un état d’urgence pendant lequel partout des actions « hors la loi » sont le fait d’agents publics : « hors la loi » est une expression que j’emploie volontairement, alors qu’au moment où j’écris cette brève, le Conseil d’Etat français vient de valider l’assignation à résidence de 7 militants écologistes étrangers aux actes de terrorisme[2]. La décision s’impose certes comme étant l’état de l’application du droit au moment où elle est rendue, mais la motivation de la décision introduit une brèche dans un principe pourtant fondement de beaucoup de décisions de justice antérieures, à savoir le fait de devoir distinguer entre les situations et les personnes dans l’application du droit, qui explique que les interdictions générales et absolues soient toujours suspectes d’illégalité ; le conseil d‘Etat considère ainsi que les dispositions de l’article 6 de la loi sur l’état d’urgence, « de par leur lettre même, n’établissent pas de lien entre la nature du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à ce que soit déclaré l’état d’urgence et la nature de la menace pour la sécurité et l’ordre publics susceptible de justifier une mesure d’assignation à résidence [je précise que la mesure en question est précisément prise sur le fondement de la loi sur l’état d’urgence qui n’a elle-même de raison d’être que les actes terroristes commis le 13 novembre] ; que, par suite, elles ne font pas obstacle à ce que le ministre de l’intérieur, tant que l’état d’urgence demeure en vigueur, puisse décider l’assignation à résidence de toute personne [je souligne] résidant dans la zone couverte par l’état d’urgence, dès lors que des raisons sérieuses donnent à penser que le comportement de cette personne constitue, compte tenu du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, une menace pour la sécurité et l’ordre publics ; ». La cause est entendue : il n’y a plus de limites. Et toujours dans le même temps, sont notamment laissées à l’abandon les dizaines de personnes qui se trouvaient dans l’immeuble de Saint-Denis « chargé » par les forces de police et militaires le 18 novembre, mais dont il faut préciser qu’elles étaient déjà auparavant « abandonnées » à leur sort (logements insalubres, précarité sociale), expliquant sans doute qu’après s’être fait tiré dessus pendant l’assaut, l’un des occupants de l’immeuble se vit notifié un arrêté d’expulsion 48 h après. Ça n’est pas simplement une application du droit de mauvais goût, c’est un abandon des limites. Cette surenchère du pire conduira, on peut en être assuré, au pire. L’Etat « voyou », c’est-à-dire « décomplexé », c’est celui qui manipule le droit au rythme de son action : cela produira son effet, vers le pire sans doute. Presque tout le monde le sait, le dit même, sans que cela ne s’arrête, la cause sans doute à la décomplexion qui a gagné du terrain. La décomplexion est à l’œuvre, à notre corps défendant, souvent, et elle est plus ou moins adroitement masquée par les idées du type « il y a forcément des dommages collatéraux », ou encore, « il y a tout de même des choses dont on peut parler »… et bientôt faire donc… oui, et toujours en pire, peut-être. Le secteur du travail a déjà été touché par la décomplexion, qui a commencé par la fléxisécurité : et on le voit, il y a de moins en moins de limites, qui propose de supprimer le salaire minimum, ou qui propose d’instaurer une durée légale du travail à 48h… On peut dire maintenant que la décomplexion a touché le secteur tout entier des libertés individuelles. Tout cela est assez cohérent avec la « montée » du Front national finalement. Passées les limites, il y a le pire. Le principe se décline à l’infini : « Or évidemment la peine de mort (…) opère un grand mal pour les mœurs publiques, et n’a aucune efficacité pour arrêter le crime. C’est un remède violent, qui, sans guérir la maladie, altère et énerve les organes du corps politique » (Le Pelletier de Saint-Fargeau, Présentation du rapport sur le projet de code pénal, Assemblée nationale, 23 mai 1791).
L.F. – 13 décembre 2015 – 14h00
Et aussi à 20h…
… Heure à laquelle il y eut les résultats du second tour des élections régionales : cette fois, contrairement aux scrutins précédents, beaucoup ne se sont pas réjouis, qui savent certainement qu’à jouer à la roulette russe, on n’en sort jamais complètement indemne.
[1] Voy. Jean-Thibaut Fouletier, L’UMPS de JMLP, en ligne : http://www.tybolt.fr/index.php/ecrits/70-l-umps-de-jmlp
[2] http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Assignations-a-residence-prononcees-a-l-occasion-de-la-COP-21-dans-le-cadre-de-l-etat-d-urgence