Cet entretien a été publié le 8 septembre 2022 sur le site des Surligneurs, avec le titre suivant « Vérité, politique et démocratie. Petits arrangements » : Un entretien avec Lauréline Fontaine : https://www.lessurligneurs.eu/verite-politique-et-democratie-petits-arrangements-un-entretien-avec-laureline-fontaine/
Il succède à un premier texte qui n’était pas sous la forme d’un entretien et qui avait été publié déjà sur ce site. J’ai fait évoluer le contenu à partir de la nouvelle forme qu’il prenait, celle d’un entretien.
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Lauréline Fontaine est professeure de droit public à l’Université Sorbonne-Nouvelle. Autrice notamment de Qu’est-ce qu’un grand juriste ? (Lextenso éditions, 2012), elle interroge depuis plusieurs années le statut du droit et des juristes du point de vue des conditions de la connaissance.
Dans son entretien pour Les Surligneurs, elle critique l’attitude qui consiste à dire qu’il existe une vérité incontestable, et surtout à propos du droit. Une critique qui vise notamment le travail des fact-checkeurs, qu’ils soient chercheurs ou non. Une critique que Les Surligneurs pouvaient accueillir, conformément aux valeurs de l’université et des chartes déontologiques qu’ils ont signées.
À la demande des Surligneurs, l’autrice tient à préciser qu’elle exprime ici une opinion sur la question de la vérité et de son statut dans la société contemporaine, au regard notamment des normes juridiques et pratiques autour du droit induites par la notion de vérité. Ce travail en quelque sorte épistémologique s’inscrit dans la ligne d’un travail autour des conditions de la connaissance en général et du droit en particulier. Animatrice depuis plus d’une dizaine d’années, un séminaire intitulé “Épistémologie des sciences humaines” dans le Master d’Études Européennes de la Sorbonne Nouvelle, la notion de vérité et de vérité scientifique y trouve une place particulière.
Vincent Couronne : Nous vivons une période particulièrement troublée, avec une guerre qui bouleverse l’Europe alors que le monde sort d’une pandémie qui a ébranlé des économies et parfois même des démocraties. Ces crises ont d’ailleurs été le carburant de la désinformation. Quelle place occupe l’incertitude dans nos sociétés démocratiques ?
Lauréline Fontaine : L’incertitude c’est « l’ennemi à abattre ». Cela est issu du cheminement historique du capitalisme. Dans une société de droit construite depuis la sortie du Moyen-Âge autour de la protection du commerce et des échanges, la vérité a progressivement acquis le statut d’une nécessité sociale : elle exclut par elle-même l’incertitude et produit la confiance nécessaire au maintien et au développement des échanges. On en trouve constamment le témoignage aujourd’hui, comme quand le délégué général du Conseil National des Centres Commerciaux déclare récemment à l’Agence France Presse que « l’incertitude est l’ennemi de la confiance et de la consommation ».
L’incertitude n’exclut pas tout à fait le « mensonge ». Si, par le « vrai », on entend provoquer l’adhésion – puisqu’il devient presqu’impossible de remettre en cause ce qui est ainsi affirmé – il s’agit surtout qu’il participe de réduire l’espace de l’incertitude. Le « vrai » n’est donc pas tout à fait la véritable boussole, ce sont les conditions de sa production qui la constituent surtout, dans une société qui s’affiche comme centrée autour de l’accord de tous, ou au moins du plus grand nombre : c’est le sens d’une démocratie fondée sur l’élection plutôt que sur le sort. Ce qui compte c’est de s’accorder, pas de dire la vérité. Le plus grand nombre peut ainsi très bien se satisfaire d’un mensonge – c’est-à-dire une non correspondance avec une réalité – qui prend alors les allures d’une vérité « sociale ». Il est d’ailleurs difficile de l’établir car cela suppose d’une part de pouvoir définir sans discussion la vérité, ce qui n’est pas possible, et de soulever des lièvres sur lesquels on s’est précisément mis d’accord, implicitement, pour qu’ils rassemblent.
Ce qui compte ce n’est donc pas tant de savoir ce qu’est le vrai ou la vérité, ce à quoi s’essaient les philosophes depuis toujours, mais de comprendre ce que son invocation produit ou est destinée à produire, et quels sont les enjeux de la diction et de la production et des conditions de production – d’un discours considéré comme « vrai ». Historiquement, on est ainsi passé d’une structure politique qui exigeait souvent des sujets qu’ils disent, d’une manière ou d’une autre la vérité (par l’aveu ou sous la torture), à un système institutionnel – comprise la société civile – qui entend s’appuyer sur une vérité objective dont il entend minimalement maîtriser la production, comme l’illustre l’édiction de règles sur les fausses nouvelles ou la définition institutionnelle de l’intégrité scientifique.
Il n’est pas certain que l’apparent souci perpétuel de vérité que l’on tend à constater aujourd’hui partout dans l’espace social – qu’illustrent par exemple les opérations multiples de fact-checking consistant à dévoiler le caractère « vrai » ou « faux » des affirmations et discours de personnalités publiques – et qui en ferait un élément essentiel de la démocratie, participe effectivement du bien-être social. Ce souci de la vérité participe plus d’une forme de consensus – qui se fissure néanmoins de partout – que de bien-être.
Vincent Couronne : Les Surligneurs considèrent qu’il existe une vérité juridique. En tout cas, qu’il est possible d’identifier une affirmation qui, du point de vue du droit, est considéré comme vrai ou faux. Cela ne fonctionne bien sûr que lorsqu’il n’y a pas d’interprétation possible. La loi dit y et non x. Mais cela suppose qu’on envisage le droit comme étant le droit qui s’impose aux individus et aux institutions, le droit positif, et non le droit naturel. Qu’est-pensez-vous ?
Lauréline Fontaine : il est bien délicat de parler de « vérité juridique » car cela suppose qu’il existe une réalité juridique connaissable objectivement. Par exemple, je ne pense pas que la réalité juridique soit réductible à la somme d’énoncés formels que l’on a identifiés comme juridiques. C’en sont des manifestations, mais ils ne constituent pas le droit, qui est fait de relations multiples, qui produit des orientations et des perceptions sociales complexes. Je peux dire avec certitude que l’article 143 du code civil français dispose que « Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe », mais alors l’activité de fact-checking est limitée à la stricte vérification de l’exactitude de cet énoncé, et pas plus. Au-delà, il y a place pour la discussion et la confrontation d’idées, dans un espace ouvert par le droit lui-même. Or, très souvent, pour ne pas dire quasiment tout le temps, je vois que le fact-checking consiste à valider ou non des idées, voire des idéologies, et à fermer l’espace des possibles. Ce qui se passe c’est que l’activité est une pourvoyeuse morale de vérité et que, même si ce qui est dit n’est pas systématiquement présenté comme la vérité, le message général est celui-là. Par exemple, je vois dernièrement sur une réponse de fact-checking à la question du RGPD comme refuge pour les américaines utilisatrices d’application du suivi menstruel dans le cadre de la criminalisation de l’avortement dans plusieurs Etats américains, qu’est mis l’accent sur le fait, que, selon l’article 1er du RGPD, « toute personne à droit à la protection des données à caractère personnel la concernant ». C’est formellement juste. Toutefois, cela emporte chez le lecteur ou l’auditeur une perception du RGPD qui à moi ne me semble pas juste du tout, et même profondément erronée, car l’article 1er dont est tiré cet énoncé formel fait bien plus que dire cela : si on est attentif, tant à l’ensemble de l’énoncé qu’aux conditions de sa rédaction et à celles de son application, on peut aisément conclure que le but du RGPD n’est pas de protéger les données personnelles mais de fonder en droit leur utilisation par les exploitants de sites internet, ce qui n’est quand même pas du tout la même chose. Formellement, la vérité est dite par la reproduction de l’énoncé en question, mais quel est l’effet de cette vérité si elle va à rebours du sens véritable de l’énoncé ? Pris un par un, les éléments de fait ne constituent en rien une vérité sur la base desquels on peut « raisonnablement raisonner », et c’est pour cela que le fact-checking me semble d’une perversion inouïe.
Pas étonnant d’ailleurs que beaucoup se sentent enclins à discuter ce qui est faussement présenté comme la vérité, et hélas pas avec les meilleurs outils. Cela vient de ce que la soi-disante vérité est le support d’un système de fermeture intellectuelle par l’idéalisation d’une opinion, souvent promue par les institutions elles-mêmes et à laquelle on veut bien croire ou non. La croyance – ce que sont beaucoup de réponses, même nuancées, de fact-checking – c’est la liberté de chacun, mais ce n’est pas la vérité. Au lieu de produire un débat d’opinion et d’idées, il ne s’agit que d’en fermer la possibilité, indépendamment de savoir si, en effet, beaucoup dans l’espace public passent le plus clair de leur temps à produire des discours véhiculant des faits erronés.
Vincent Couronne : Est-ce que la science, aussi, produit de la vérité qui nécessite de partir d’un postulat construit ?
Hyper-valorisée au titre de la vérité, la « science » se révèle aussi comme un ensemble de règles et d’accords sur ce qui la constitue. Comme la société politique, elle est affaire de communauté et donc d’accords, explicites ou implicites, sur ce qui « tient ensemble ». Dans le film documentaire de Franck Cuvelier et Pascal Vasselin en 2020, intitulé La fabrique de l’ignorance, un professeur de médecine avoue qu’en étant un peu « doué », il est possible d’établir un « bon protocole scientifique » à propos de n’importe quoi et en fait pour tout résultat souhaité : il s’agit de pouvoir donner à n’importe quel type de résultats d’expérience le statut de « scientifiques », graal de la connaissance d’aujourd’hui puisque dès lors acceptés comme « vrais » par la communauté scientifique. Dans le même film documentaire, est relatée cette histoire de deux chercheurs ayant mis en lumière que la nocivité du bisphénol A est inversement proportionnelle à sa présence dans un organisme : or, les membres de la communauté scientifique d’alors s’étant formés à partir du principe exactement contraire – à savoir que plus le taux de présence d’une substance est grand, plus sa nocivité se déploie – et soutenus en ce sens par les industries recourant au produit indique le documentaire, n’ont pas été en mesure de valider ces résultats d’expérience. L’information produite par les deux chercheurs, « vraie » peut-être, s’opposait alors à une autre vérité, contraire à celle avec laquelle avaient grandi l’ensemble des chercheurs de ladite communauté scientifique. La fabrication de la vérité – et de l’ignorance aussi, ainsi que le souligne le titre du documentaire – correspond à une manière de vouloir voir le monde qui a vocation à délimiter le champ de l’action et du possible, plus peut-être qu’à le rendre réellement intelligible.
S’agissant des sciences humaines et sociales, c’est plus flagrant encore, car l’idée de correspondance des affirmations à une réalité matérielle observable est plus malléable. Je dis peut-être la vérité si je rapporte qu’à ce croisement de routes, je constate à 11h05 la présence simultanée de deux voitures rouges, d’une voiture blanche et d’une voiture grise. Je dis peut-être aussi la vérité si j’indique que lorsque deux voitures rouges, une voiture blanche et une voiture grise se retrouvent à un croisement de routes à un même moment, il se produit un accident. Si cela arrive une fois, je dis la vérité, mais si ça n’arrive pas 9 autres fois, les chercheurs « aménagent » l’énoncé en précisant que lorsque deux voitures rouges, une voiture blanche et une voiture grise se retrouvent à un croisement de routes à un même moment, il se produit un accident une fois sur dix. On produit toujours une affirmation factuellement juste, mais sans avoir la moindre idée de sa portée sociale réelle. Qu’est-ce qui est impliqué par ces différents constats, et surtout, pourquoi fait-on ces constats, car on ne décide presque jamais pour rien de s’intéresser à un phénomène plutôt qu’à un autre ? Dire quelque chose de juste factuellement c’est déjà avoir une opinion sur ce qu’on veut en faire.
Produire une information c’est ouvrir à ses usages. En ce sens, la vérité des faits n’est pas nécessairement un bienfait, et c’est peut-être pour cela qu’on livre tant de batailles inutiles. Rétorquer la réalité des chiffres à un discours qui mettrait l’accent sur l’origine ethnique des délinquants, ne comprend pas que ce n’est pas ça qui compte dans le discours produit, de la même manière que ceux qui rétorquent par les faits ne leur accorde pas non plus la moindre importance contrairement à ce qui se donne à voir : autrement, ils ne rétorqueraient pas ainsi. C’est vision du monde contre vision du monde : ce qui compte c’est ce à quoi on attache de l’importance et non ce qui est réel ou non. Peu importe aux personnes non vaccinées contre le Covid de savoir si leur chance de « mauvais » Covid était plus importante, et peu importe aux personnes vaccinées contre le Covid de savoir que ça ne les empêchait visiblement pas de l’attraper : aucun d’eux n’est amoureux des faits, tous croient à une manière d’organiser le social, certains étant plus nombreux que d’autres.
Et de fait, la bataille pour produire les conditions de vérité fait rage : elle ne s’impose pas d’elle-même – sauf à considérer ce que les freudiens appellent le « réel », insaisissable et impossible, contre lequel tous nous butons constamment – et tout le monde entend la mettre « de son côté », ce qui doit rendre le chose suspecte.
Vincent Couronne : la « vérité » peut-elle être considéré comme un bien concurrentiel ?
La vérité apparaît comme un trophée que ses concurrents se disputent, une bannière sous laquelle se ranger et qui occasionne des pratiques et des procédures diverses. Le registre de la vérité dans l’espace social ne fait – de fait – pas l’objet d’un monopole, y compris dans la communauté scientifique pourtant particulièrement resserrée autour de certains protocoles destinés à la produire : le registre de la vérité est une pratique très libérale, voire néo-libérale pour utiliser un paradigme d’analyse devenu aujourd’hui courant. Il fait l’objet d’une forme de concurrence permanente, en fonction des moyens dont disposent les uns et les autres pour se l’approprier ou la révéler.
Les institutions contre les organisations privées, les réseaux sociaux contre les deux premiers,
etc. L’époque est à une remise en cause continuelle de ce qui est présenté comme la vérité et au questionnement sur les moyens d’y parvenir. Les canulars scientifiques et les hypothèses de falsifications des données se multiplient, dans un esprit qui consiste soit à discuter de la valeur de la science elle-même, soit à profiter de son nom pour prospérer. On apprend au printemps 2020 que des youtubeurs français sont « incités à dénigrer le vaccin de Pfizer-BioNTech » contre de l’argent, illustrant les batailles qui se jouent au travers des différents vecteurs de communication. Cela fait que ce qui pourrait parfois sembler accepté de tous comme « la » vérité se discute en réalité à grande échelle sur les réseaux sociaux : la vaccination ou l’État de droit c’est pareil. En septembre 2021, le credo de la rentrée médiatique de deux chaînes d’information un peu « à la peine » derrière celles accusées de privilégier le sensationnel, voire la désinformation, était précisément de se doter d’une armée de journalistes « vérificateurs », « observateurs » et « révélateurs » chargés de labelliser l’information donnée pour en garantir la fiabilité.
Si les incroyables véhicules d’information contemporain font apparaître cette problématique, elle n’est ni inédite ni étonnante. On ne doit pas oublier que, depuis l’époque moderne, le doute est consubstantiel à la vérité, l’un et l’autre s’alimentant. Depuis le XVIIè siècle avec Descartes notamment, et jusqu’à Gaston Bachelard, l’ère du doute et du scepticisme a en effet été synonyme de la bonne voie de la recherche de la vérité. Pour trouver le vrai, il faut douter.
De ce fait, pétrie de doutes sur la vérité, du fait des possibilités toujours plus grandes de la rechercher – ce que symbolise la sécularisation, c’est-à-dire la fin des dogmes religieux comme ciment de la communauté – une société, mue notamment par les principaux acteurs du commerce, semble la réclamer encore plus, en en faisant un bien à la plus haute valeur ajoutée que tout le monde se dispute. Dans cette organisation, dont le droit produit par l’Etat a permis le développement, il est logique que la dispute trouve un accueil dans les institutions qui font du lobbying un élément-clé de la production de la vérité, que ce lobbying soit commercial, industriel ou communautaire.
Vincent Couronne : Vous voulez dire que, selon vous, le besoin de vérité est une demande venant d’intérêts commerciaux, contre la démocratie ?
Lauréline Fontaine : C’est en tous les cas en rapport avec le développement des échanges commerciaux et leur facilitation par le droit que notre société a été conduite vers la valorisation de la vérité. Avec la marchandisation généralisée des rapports humains, jusqu’à celle des idées, la valeur de vérité a elle-même acquis la valeur de bien social, au moins dans le prolongement de la tradition occidentale. En conséquence de cette extension sociétale de la valeur de vérité, sa fonction dans la démocratie contemporaine est indiscutable : une décision articulée autour du « vrai », ou au moins ce qui est prétendu ou considéré comme vrai, tend à apparaître plus pertinente qu’une décision issue de la délibération et de l’élection parce qu’elle offre plus de certitude et apparemment moins de remise en cause possible, c’est-à-dire moins de débats autour de la décision. De ce fait, les élections paraissent moins essentielles ; les idées aussi, puisque, en apparence, la vérité n’a pas d’idées.
Parlant de Wittgenstein, Jacques Lacan a mis cela en lumière : « à en faire la règle et le fondement du savoir, il n’y a plus rien à dire (je souligne), rien en tout cas qui la concerne comme telle, pour éviter ce roc, ce roc où assurément, l’auteur a ceci de proche de la position de l’analyste, qu’il s’élimine complètement de son discours ». Ce qu’il y a derrière la vérité est effectivement qu’il n’y a pas de sujet parlant puisque, en dehors de sa vérité, la seule qu’il puisse avancer auprès des autres est la vérité dont il n’est nullement un acteur. La vérité se présente comme le critère d’arbitrage et de jugement de la parole des personnes et, à ce titre, elle favorise l’anonymat de ceux qui jugent en son nom et donc l’impossibilité d’avoir prise sur la décision qu’on semblait voir vouer à l’éternelle discussion de l’ensemble des membres du corps social en droit d’y participer.
Le gouvernement de l’urgence et de la nécessité en est pour l’heure l’archétype, où toute décision articulée autour du principe de réalité, à savoir l‘exposé de faits indiscutables, y trouve son fondement le plus sûr et laisse les représentants « décideurs », censés être législateurs, sans marge de choix possible. Pour les institutions politiques, il ne s’agit donc plus seulement de dire le droit, ni de « choisir », parfois difficilement, les modalités du pacte social, il s’agit de dire ou de prétendre dire la vérité pour s’inscrire dans un processus de légitimité. A la condition bien sûr qu’il y ait un accord, au moins tacite, sur une version du monde « vrai ». Le registre grandissant de la vérité dans l’action politique et juridique a donc bien pour effet de transformer la démocratie : ce qui est voulu par le plus grand nombre est de plus en plus couramment proposé comme relevant de l’évidente nécessité. La « vérité » a beau être constamment discutée – c’est une condition pour maintenir un système institutionnel qui de fait favorise les vecteurs commerciaux de la discussion – elle reste statutairement indiscutable dès lors qu’elle a ce statut. C’est ainsi que la campagne de l’été 2021 du ministère des solidarités et de la santé scandait que, « On peut débattre de tout, sauf des chiffres », validant ainsi les décisions prises par une opération quasi logique. Je n’ai en principe pas besoin de le redire : les chiffres ne sont pas une donnée mais une production choisie faisant qu’est décidé de produire un chiffre sur tel objet selon tel ou tel procédé. Au surplus, on décide d’en faire le fondement « évident » de telle ou telle action, alors que là encore rien ne s’impose en soi. Mais la magie des chiffres opère, qui les fait passer pour des données « vraies », c’est-à-dire correspondant à la réalité. Si on y réfléchit, nous sommes totalement absurdes dans notre manière d’associer des faits à des idées : nous pouvons dire qu’il est vrai que le taux de fécondité moyen des femmes est de 2,1 enfants par femme, en passant outre le fait qu’aucune femme au monde n’a jamais enfanté 2,1 fois, même si nous le savons par ailleurs. Il en va ainsi pour presque tout. Quand on sait ce mode de fonctionnement, on est moins surpris devant ce qui se passe.
Vincent Couronne : Que voulez-vous dire ? Cela signifie-t-il que pour vous la vérité a surtout une fonction politique ?
Lauréline Fontaine : Le recours à ce registre a en effet une fonction, une raison même, au sens de matrice intellectuelle, même si celle-ci n’est pas même identifiée par ceux-là mêmes qui la mettent en œuvre. Constater l’accident probable du fait de la rencontre de plusieurs véhicules dans un endroit donné et en fonction de leur couleur n’a rien de neutre. L’invocation du constat a pour but la décision : qui songerait en effet à contester une décision prise sur le fondement de la vérité des faits constatés ? S’agissant de l’hypothèse de l’accident de circulation, la production de l’énoncé vrai (pas seulement l’énoncé mais sa production) pourra impliquer soit d’interdire l’une des couleurs impliquées, soit d’interdire la circulation simultanée des véhicules de ces trois couleurs, soit d’interdire les croisements de route, soit tout ça à la fois. Je ne crois pas que l’on puisse produire des énoncés factuels sans raison et il faut toujours les voir avec suspicion, surtout quand ils sont associés à la notion de « vérité ».
Ce registre a des conséquences. La vérité n’est pas un fait, elle est un ressort : comme je le disais tout à l’heure, il y a aujourd’hui un usage du registre de la vérité plutôt qu’un attachement à la vérité elle-même. En 2020, la finalisation d’un fichier de données sur les près de 32 millions d’habitants de l’Etat indien d’Assam ayant mobilisé 2500 fonctionnaires pendant cinq ans, était destiné notamment à valider ou invalider la nationalité des habitants : son responsable invoque que sa seule mission est de « dire la vérité sur la nationalité des résidents ». Argument simple mais percutant dans la société contemporaine. La conséquence rapide a été d’exclure 2 millions de résidents de la nationalité, avec la validation de la Cour Suprême. Si l’on considère qu’il y a des « bons » et des « mauvais » usages de la vérité pour échapper à la critique, on doit alors reconnaître que l’enjeu réel n’est donc pas la vérité mais les idées. S’ensuit qu’il est en grande partie infécond de rester attaché à la vérité des faits.
Le problème – car je soutiens que c’en est un – est que, toujours construite, la vérité dans l’univers politique et social est très souvent associée au registre pénal ou à la dénonciation, ce qui n’est pas du tout anodin puisque, par-là, le droit étend d’une manière quasi-infinie le champ de la marginalisation, là où il est censé rassembler le plus grand nombre. Il me semble que les pratiques consistant à « vérifier » ne font qu’encourager cette évolution du droit, quoiqu’elles en soient surtout le symptôme.
Vincent Couronne : Comment la notion vérité a pris place dans le droit français ?
Lauréline Fontaine : Dans sa version initiale de 1803, le Code civil ne contenait pas la notion de vérité, en se référant seulement à des faits « vraisemblables ». La notion apparaît en 1972 seulement, dans l’article 10 disposant que « chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité ». Cette dernière expression est reprise du Code d’instruction criminelle de 1808 qui fonde en partie le pouvoir des procureurs, instructeurs et juges, et reprise ensuite dans le code pénal de 1810. A cette époque la vérité apparaît comme un horizon du droit (également illustré par le serment prêté de dire « toute la vérité, rien que la vérité »), mais elle ne constitue pas en tant que telle une catégorie juridique sous l’empire de laquelle les jugements sont rendus.
La place de la « vérité » dans le droit français a ainsi très sensiblement évolué sur la fin du XXè siècle. La « découverte » ou la « manifestation de la vérité » ont pris une place plus grande dans les textes organisant la procédure civile et pénale, et elle est devenue en 1992 le critère explicite des infractions de « faux » que l’article 441-1 du code pénal définit comme « toute altération frauduleuse de la vérité » entraînant un préjudice. Il n’est pas anecdotique de constater que si le premier code pénal de 1810 plaçait le faux dans le chapitre « crimes et délits contre la paix publique », le nouveau code pénal de 1994, délimite plus spécifiquement le faux et les différentes hypothèses de falsifications sous la catégorie « des atteintes à la confiance publique » (je souligne). Garante des échanges, économiques, politiques et civils, la vérité a ainsi vocation à fonder des limites et des interdictions au nom de la confiance nécessaire et elle est revendiquée par tous.
Ainsi par exemple avec ce qu’on a appelé « l’explosion mémorielle », c’est-à-dire l’émergence massive des discours officiels à propos de la mémoire de certains faits, mémoire devenue injonction à se souvenir, et ayant drainé avec elle des interdictions de paroles. Les lois limitant l’expression libre des opinions, les commissions « vérité-réconciliation » qui ont prospéré dans le monde entier, l’institution internationale d’un « droit à la vérité » pour les victimes de violation de leurs droits fondamentaux, ont été autant de vecteurs de normes juridiques, souvent pénales et ostracisantes.
Vincent Couronne : Je ne peux pas être en accord avec vos positions, puisque la désinformation a pu être utilisée par des politiques comme une arme pour affaiblir voire détruire la démocratie, comme avec Donald Trump aux États-Unis, ou Jair Bolsonaro au Brésil. La lutte contre la désinformation ne permet-elle pas d’aider le citoyen, l’électeur, à y voir plus clair dans le grand marché de l’information ?
Lauréline Fontaine : C’est là il me semble une vision trop rapide des choses, qui suppose d’être d’accord sur la notion même de « désinformation ». Ce n’est pas parce que les allégations des deux chefs d’Etat que vous mentionnez sont souvent grossièrement fausses à nos yeux qu’elles sont plus « désinformatives » que d’autres discours. La preuve d’ailleurs est que beaucoup d’entre nous ne les croyons pas. Le fait que d’autres les croient n’est pas une raison suffisante pour les pénaliser. Pendant la crise du Covid, j’ai eu affaire à des personnes très bien informées puisque pendues aux chaines d’information, qui croyaient que lorsqu’il y a avaient 250 000 cas de contamination il y avait donc autant de personnes hospitalisées, augmentant ainsi la psychose de l’engorgement des hôpitaux : aucune fausse information ne leur avait été donnée, mais le climat général produisait chez eux cette information. Pourquoi ? C’est évidemment la question. Sans répondre, on peut au moins dire que cela signifie qu’on considère ces questions avec des outils intellectuels très pauvres, alors que les ressorts du fonctionnement humain sont en cause, qui ne se limitent pas à la question de la correspondance matérielle d’énoncés et de faits. Lorsqu’on s’alarme devant la problématique de l’obésité au Mexique avec l’affaire Nestlé, en juillet 2022, on reproduit « tels quels » dans un quotidien d’information les propos d’une porte-parole de l’entreprise disant que « comme les autres entreprises, nous nous engageons régulièrement et de manière transparente auprès des gouvernements et des autres parties prenantes » : il n’y a aucun commentaire, aucun fact-checking envisagé, et pourtant ces propos, que je me permettrais d’analyser ici comme particulièrement cyniques au regard de ce qui se passe et des actions menées par l’entreprise, ont des conséquences sociétalement extraordinaires, car ils sont le reflet d’une manière de faire et de laisser-faire qui me semble tout aussi dangereuse pour le monde que les propos d’un Trump ou d’un Bolsonaro. On n’a pas non plus des préoccupations du même ordre à propos des fausses informations véhiculées chaque semaine auprès de centaines de milliers de lecteurs par des hebdomadaires « à sensation » qui en font leur miel. Comment établir que cela ne fausse pas le choix de ces électeurs potentiels ? Etrangement, on n’en parle pas.
La notion de vérité n’est donc pas seulement elle-même le produit d’un accord à un moment donné sur ce qui est « vrai » ou pas, elle est aussi mise en avant de manière purement arbitraire, en fonction des « causes » du moment, parfois à la condition peut-être d’ailleurs que celles-ci n’aient pas trop de conséquences. En effet, on peut pénaliser les fausses nouvelles en période électorale, si on sait par exemple – ce qui pour le coup a été montré – que le pourcentage de fausses informations diffusées pendant la campagne Trump/Clinton qui a provoqué cet affolement pour les fausses nouvelles, a été estimé à seulement 0,06 % de l’ensemble des informations diffusées alors, soit un pourcentage extrêmement faible, et sans en plus qu’il ait été effectivement établi qu’il ait contribué à fausser le choix des électeurs. Les éléments considérés dans leur ensemble, on a affaire ici à quelque chose d’assez irrationnel, mais qui semble « évidents » à une grande partie d’entre nous pourtant. Dans le même temps, on ne s’intéresse que peu à la question du statut de ce qui est dit par une grande entreprise dont le type de produits vendus font partie de ceux consommés par une population dont l’obésité augmente constamment, et l’on parle ici de plusieurs millions de personnes.
Pour terminer cet entretien, je vous laisse cette citation de Jacques Lacan en gage: « c’est tentant : sucer le lait de la vérité mais c’est toxique : ça endort, et c’est tout ce qu’on attend de vous. […] vos propos, si vous les voulez subversifs, prenez bien garde qu’ils ne s’engluent pas trop sur le chemin de la vérité. […] que de la vérité on ait tout à apprendre, ce lieu commun voue quiconque à s’y perdre. Chacun en sache un bout, ça suffira, et il fera bien de s’y tenir. Encore le mieux sera-t-il qu’il n’en fasse rien. Il n’y a rien de plus traitre comme instrument […]. ».