Cet entretien s’inscrit dans le cadre d’un séjour à l’Institut d’Etudes Avancées de l’Université de Poznan en novembre 2023 autour de mon ouvrage La constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Amsterdam, 2023. Il sera publié en Pologne à l’automne 2024.
Le 28 novembre 2023, dans le cadre de l’Institut d’Études Avancées de Poznan, s’est déroulée une session du Séminaire « Comment nommer le Monde dans lequel nous vivons ? », intitulée « L’autoritarisme : usages et abus politiques contre les approches analytiques ». Les organisatrices, mesdames les Professeurs Małgorzata Jacyno et Anna Musiała avaient l’honneur d’accueillir à Poznan, madame la Professeure Lauréline Fontaine, autrice de l’ouvrage « La Constitution maltraitée ».
Biographie :
Madame Lauréline Fontaine est professeure de droit public et constitutionnel à l’université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3.
Elle est Autrice du blog www.ledroitdelafontaine.fr, où elle mène une réflexion sur le rôle et les évolutions du droit dans l’espace social. En 2023, elle fait paraître « La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel » aux éditions Amsterdam. En 2021, elle a coordonné l’ouvrage « Capitalisme, Libéralisme et constitutionnalisme » aux éditions Mare et Martin. Elle prépare un ouvrage de droit constitutionnel comparé des États européens.
Le contrôle de la constitutionnalité des normes de droit rencontre des problèmes communs en France et en Pologne. Une constitution maltraitée par les juges constitutionnels eux-mêmes – cesse d’être un projet de société, faisant évoluer les démocraties libérales vers des États autoritaires. Par son analyse de la condition juridique du Conseil constitutionnel en France, madame Lauréline Fontaine, constitutionnaliste française, s’interroge sur les exigences qui pèsent sur ses membres, garants de l’État de droit. Parallèlement aux questions formulées par celle-ci à l’égard de ceux qu’on appelle les « Sages » de la Rue Montpensier, on peut tout autant s’interroger sur le niveau d’indépendance, d’intégrité et d’identité des Juges polonais du Tribunal constitutionnel, et ce depuis sa création, et réfléchir à leur contribution à l’équilibre entre société et différents groupes d’intérêts et à la réalisation du principe constitutionnel de justice, dont le droit du travail est la meilleure illustration. Notamment, le problème de la « pauvreté intellectuelle » des juges constitutionnels, ainsi que l’a avoué un ancien conseiller français, peut-il être également partagé par les « Sages » polonais? Et, au regard du fait que nombre de juges constitutionnels en Pologne sont issus de la doctrine juridique, que dire alors de son approche « critique » ?
Nous avons tenté de répondre à ces questions lors de ce premier séminaire avec la professeure Lauréline Fontaine, autrice du livre La Constitution maltraitée, préfacé par le professeur Alain Supiot, Madame La Professeure Małgorzata Jacyno, sociologue de l’université de Varsovie et le public venu en nombre.
Quelques mots sur l’introduction faite par madame Lauréline Fontaine
La mission des organes de contrôle de constitutionnalité, comme le Conseil constitutionnel en France ou le Tribunal constitutionnel en Pologne, est avant tout de s’assurer du respect des normes et valeurs inscrites dans le texte constitutionnel par les organes constitués eux-mêmes. Pour ce faire, ils doivent donc offrir une forme de résistance, être capable de s’opposer aux « politiques » en charge de l’exercice du pouvoir politique. Mais s’opposer ainsi aux politiques suppose d’avoir une « légitimité » propre. La construction historique des principes de l’Etat de droit a fait émerger plusieurs qualités nécessaires à la légitimité de celui qui juge en droit : la capacité à juger dans les conditions de l’impartialité et de l’indépendance sont des caractéristiques fondamentales de la magistrature, une capacité qui doit résulter tout à la fois d’une disposition d’esprit et d’une pratique de celle-ci, tout au long de la carrière.
Puisque nous vivons une époque où les régimes démocratiques sont conduits à restreindre de plus en plus fréquemment l’exercice des droits et libertés individuelles, le rôle des juges constitutionnels devient, dans ce contexte, un symbole particulier, voire un synonyme de la défense de cette même démocratie. Dans son ouvrage, l’autrice de La Constitution maltraitée fait le constat des insuffisances graves qui affectent l’exercice de la justice constitutionnelle en France, en partant d’une grille de lecture tirée des théories et des expériences ayant conduit à l’établissement des démocraties constitutionnelles au cours du XXè siècle.
La genèse de l’actuelle construction polonaise de la justice constitutionnelle remonte aux années 1990 lorsque, avec l’aide, mais aussi sous la pression de la doctrine occidentale, dont la doctrine française, il fut tenté de créer un modèle idéal de justice constitutionnelle. La professeure Fontaine s’interroge pourtant sur la crédibilité de la France dans la construction de cet idéal-type compte tenu de sa propre difficulté intrinsèque à tenir un cadre-modèle de justice constitutionnelle.
Autant en France qu’en Pologne, la justification de l’existence d’un organe de contrôle de constitutionnalité est la même. Dans l’État de droit, la Constitution et les organes qui la protègent remplissent une fonction de frein à la loi abusive. Au nom de la nécessaire inter-limitation du pouvoir, chère à Montesquieu, qui pourtant ne faisait initialement pas du pouvoir judiciaire une véritable « puissance », il est essentiel que le pouvoir judiciaire ne représente pas les mêmes intérêts que l’exécutif et le législatif. Le juge constitutionnel ne peut donc que contrebalancer les pouvoir du gouvernement et du parlement, et non, à proprement parler, « collaborer » avec lui. C’est à cette condition que les éléments et valeurs contenus dans le pacte constitutionnel peuvent survivre à des majorités politiques contingentes et volatiles qui voudraient s’en affranchir. Les conditions dans lesquelles la justice constitutionnelle est rendue affectent nécessairement les évolutions du droit.
En France, la faiblesse actuelle de la justice constitutionnelle est le résultat de pratiques anciennes dont le point commun est la difficulté à penser et à donner vie à l’indépendance judiciaire. Mise en place au début des années 1990 en Pologne et pensée de manière « modèle », la justice constitutionnelle a néanmoins connu une rapide détérioration, principalement du fait du système de sélection des juges constitutionnels. Les conditions d’une « bonne » justice constitutionnelle sont un sujet majeur de l’Etat de droit : si elles sont particulièrement discutées sur la scène publique polonaise, elles l’ont malheureusement beaucoup moins été jusqu’à présent en France.
Lauréline Fontaine à ce sujet pointe particulièrement le problème de la partialité et de la dépendance des juges, des influences auxquelles ils sont soumis et les conséquences que l’on peut identifier des deux premiers problèmes.
Le problème de la partialité et de l’indépendance des juges du Conseil constitutionnel : le Parlement et le Gouvernement sont contrôlés par le Conseil constitutionnel. Il ne devrait donc pas représenter les mêmes intérêts. Les neuf membres actuels du Conseil constitutionnel ont rempli les fonctions politiques suivantes : deux sont d’anciens premiers ministres français, deux furent ministres et deux autres sont des anciens parlementaires. Toutes âgées de plus 60 ans, ces personnalités ont fait « carrière » dans la vie politique, un métier privilégié à toute autre. Leur indépendance d’esprit vis-à-vis de la chose politiques leur manque donc nécessairement, et ils ne peuvent l’acquérir du jour au lendemain lorsqu’ils sont appelés à devenir des « juges ». Faire de la politique ce n’est pas la même chose ni ne répond aux mêmes contraintes que juger et dire ce que le politique peut faire et ne peut pas faire. La professeure Fontaine souligne qu’il est impossible de se prononcer de manière impartiale sur des lois dont on a soi-même suivi le processus législatif en tant que politique (cela serait différent s’ils avaient été externes au processus). Ce problème est aggravé par le fait que les autres personnalités nommées qui ne sont pas des politiques ont toutes été « au service » des politiques (un ancien directeur de cabinet du Président du Sénat, une ancienne directrice du cabinet du ministre de la justice, une ancienne secrétaire générale d’Assemblée nationale). Si la disposition d’esprit manque pour caractériser une situation d’indépendance, le problème est aussi que ceux qui participent ou ont participé à l’élaboration de la loi qui est jugée par le Conseil constitutionnel sont parfois devenus les juges, ou alors sont d’anciens collègues des juges, ce qui affecte nécessairement les conditions objectives de l’impartialité.
La collusion des juges et des politiques peut expliquer la validation de l’effritement caractérisé des droits sociaux par la justice constitutionnelle. Les règles relatives au travail participent pleinement des conditions de la vie dans une société moderne. Toute modification de ces règles affecte la vision sociétale d’un groupe humain. Or, depuis 30 ans, les droits sociaux en France se dégradent, par l’effet des lois adoptées et des ordonnances prises par le pouvoir exécutif. La justice constitutionnelle a continué d’être rendue, et celle-ci n’a pas limité ce sabordage progressif des droits sociaux. Faut-il donc penser que la garantie des droits sociaux ne relève pas des valeurs et principes contenus dans la Constitution française, ou doit-on comprendre que la lecture de la Constitution par le Conseil constitutionnel repose sur une vision de la société qui ne comprend pas les droits sociaux ?
La professeure Fontaine souligne que l’article 1er de la Constitution française indique que la France est une République « sociale », et que des dispositions de valeur constitutionnelle reconnaissent le droit au travail, la liberté de choisir son travail et la définition de ses moyens et conditions. La défense des droits sociaux trouve donc un fondement clair dans la Constitution française. Le Conseil constitutionnel n’a jamais cependant statué au nom d’une République « sociale », et n’a pas non plus reconnu ce qui se trouve pourtant au fondement de biens des dispositifs sociaux adoptés après la seconde Guerre Mondiale, à savoir le principe de solidarité. A l’inverse, le Conseil a reconnu la valeur constitutionnelle de principes qui ne sont pas formulés dans les textes de valeur constitutionnelle, et souvent pour valider la restriction des droits sociaux – et notamment de ceux s’appuyant sur le principe de solidarité – à savoir la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre (qui seraient incluses dans l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 indiquant que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »).
A cet égard, le Conseil constitutionnel ne fournit aucune véritable motivation des choix qu’il fait, aussi bien dans le choix des fondements constitutionnels que sur l’interprétation qu’il convient d’en faire. Souvent même, et on peut constater une forme d’abandon de son rôle de contrôleur au profit du législateur à qui il laisse décider du contenu d’un principe à valeur constitutionnelle. Telle est bien la fonction de la notion d’ « intérêt général », qui a toujours une valeur constitutionnelle et justifie des restrictions apportées à l’exercice de différents droits et libertés, mais dont il laisse toujours au législateur la charge de déterminer de quel intérêt il s’agit, sans exercer son contrôle.
Sans contrôle et sans motivation, les fondements de notre société et de notre « vivre-ensemble » changent sans même qu’on s’en aperçoive réellement. La disparition progressive du principe de solidarité qui, jamais reconnu comme ayant valeur constitutionnelle mais traversant nombre de dispositifs sociaux jusque dans les années 1980, ne se voit donc pas, alors qu’elle est l’effet tout à la fois des réformes successives et de l’absence de contrôle du Conseil constitutionnel. Pour illustrer la dégradation des droits sociaux en France, la professeure Fontaine cite la récente modification de la législation sur le plein emploi (Décision n° 2023-858 DC du 14 décembre 2023, Loi pour le plein emploi). Les autorités françaises conditionnent la délivrance de prestations d’assurance-chômage au fait qu’un individu doive accepter, dans certaines circonstances, l’offre d’emploi qui lui est faite. Il convient de souligner que cette conditionnalité concerne aussi les prestations de solidarité assurant un minimum financier nécessaire à la survie, auparavant seulement liée à la situation de la personne. La professeure Fontaine attire ici l’attention sur le changement de mentalité qui s’est opéré dans l’esprit des Français, c’est-à-dire le passage du principe fondamental de solidarité à des prestations sur une base contractuelle. En regardant la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la « logique » de ce glissement est telle qu’on n’est pas conduit à s’interroger sur sa pertinence, et c’est bien cela qui est imputable au Conseil constitutionnel : en rien il ne joue un rôle de contre-pouvoir ou d’alerte. Il est seulement une annexe du pouvoir politique, ce qui n’est pas conforme à l’idée même de « justice » constitutionnelle, quand bien même celle-ci a nécessairement des effets sur le pouvoir politique puisqu’il s’agit de faire en sorte qu’il respecte les limites qui justifient son institution.
Question de la Professeure Jacyno : Dans la tradition française, l’État en tant qu’objet de théorie, de réflexion et d’interprétation, occupe une position très importante. Dans les sciences sociales polonaises, malgré la disparition de la Pologne de la carte politique au XVIIIe siècle, la souveraineté de l’ État ne fait pas l’objet d’une exploration intense. Comment vous voyez l’avenir de l’Etat? La méfiance à l’égard de l’État est très repandue dans les pays de l’UE et on parle d’un fake state. L’État est une invention nouvelle qui date de deux ou trois siècles, alors quel est, selon vous, son avenir ?
Réponse de la Professeure Fontaine : Il n’est pas très évident de répondre à une question aussi « large » que celle-ci. La question de la « souveraineté » des Etats est beaucoup discutée aujourd’hui, dans la mesure où l’on s’aperçoit bien que la force d’un Etat ne tient pas à sa qualité même d’Etat, mais à beaucoup d’autres choses, et notamment à sa puissance économique, ou, encore parfois – mais rarement – à sa capacité à mobiliser politiquement une Nation, à l’instar de la Russie de Poutine. Parfois, un Etat a cette double capacité, économique et politique, comme peut-être les Etats-Unis ou l’Inde. On voit d’ailleurs qu’il s’agit-là de grands Etats territoriaux, auxquels l’Union Européenne participe également. Devant ces formes d’ « Empires », qu’ils soient économiques, politiques ou les deux, on s’inquiète de la faiblesse de tous les autres, subordonnés aux premiers et aux forces économiques plus puissantes que les Etats eux-mêmes, à l’instar d’entreprises multinationales ou transnationales. On a beaucoup dit, avec la pandémie, qu’il y avait un retour de l’Etat en forme de providence. Je ne suis pas tout à fait certaine de ce « retour ». L’Etat n’est jamais tout à fait parti : au contraire, ses prérogatives ont été valorisées par le marché, à la mesure de ce qu’il lui était favorable et en imposait les normes à tous.
Dans cette perspective, l’avenir de ces Etats est en quelque sorte subordonné à leur capacité à assurer la prospérité des acteurs économiques les plus puissants sur le marché, avec la pression des Etats ou organisations « fortes » portant les mêmes demandes. Ils doivent prendre les « bonnes » décisions. Il y a donc une inter-relation entre les Etats « faibles », les Etats « forts » et d’autres entités, économiques principalement, sur un mode quasi-égalitaire. C’est d’ailleurs bien ainsi que des responsables politiques envisagent aujourd’hui l’Etat : investi à l’automne 2024, le nouveau président argentin Javier Milei a réduit l’Etat à quelques fonctions régaliennes traditionnelles (la sécurité intérieure et extérieure, la justice), ou émergées plus récemment (la santé), à l’économie bien sûr, dans une version très néolibérale puisque s’y adjoint un ministère du « capital humain », une fausse idée humaniste par laquelle il s’agit de justifier intellectuellement la marchandisation de l’homme. Le président français, Emmanuel Macron, précédent auteur d’une série d’ordonnances participant au détricotage de l’Etat social, à peine élu en 2017, a de son côté qualifié la France de « Start up nation », validant ainsi la vision néolibérale de l’Etat.
Question de la ProfesseureJacyno : Dans l’un des chapitres de votre livre La Constitution maltraitée, vous écrivez que les péripéties politiques polonaises ne violent pas la raison néolibérale. Cette observation me semble particulièrement pertinente. Car en effet, dans le débat public, quel que soit celui qui est au pouvoir, on entend toujours cette formule magique : « la loi a été dépassée par la vie ». C’est le budget et les soi-disant nouvelles technologies qui nous obligent, y compris la loi, à s’adapter. Ces arguments, « la vie a dépassé la loi » et « il faut s’adapter », sont également utilisés à propos des services publics, qui disparaissent de décennie en décennie. Vous écrivez dans votre livre que le néolibéralisme ne conteste pas l’État-providence, mais l’utilise pour maximiser les profits. Je pense que le public polonais ne connaît pas cet argument. Je vous serais très reconnaissante si vous souhaitiez développer ce point.
Réponse de la Professeure Fontaine :
J’ai écrit cela parce que, en accumulant beaucoup plus de défauts que les cours constitutionnelles des démocraties comparables, le Conseil constitutionnel ne délivre néanmoins pas une jurisprudence très différente sur le fond. Même si elles ne sont pas motivées, les décisions du Conseil ne freinent ni beaucoup plus ni beaucoup moins qu’ailleurs la marche néolibérale du monde, à laquelle les politiques de ces démocraties ont été convaincues depuis trente à quarante ans. L’une des raisons en est l’appartenance des juges qui composent ces cours aux mêmes élites que les politiques, qu’ils soient ou non eux-mêmes des politiques. Ce faisant, la justice constitutionnelle est un élément important du néolibéralisme en ce qu’elle lui donne un certificat de constitutionnalité, ce qui est symboliquement très important à partir du moment où cette valeur a été érigée en symbole de l’Etat de droit démocratique. L’un des axes majeurs de la théorie néolibérale formulée à partir de 1938 (à l’issue du fameux colloque « Lippmann » qui s’est tenu à Paris), est l’usage qu’il convient de faire de l’Etat et du droit : il ne s’agit pas, comme pour les libéraux très orthodoxes ou les « ultra » libéraux, d’être « contre » l’Etat ; il s’agit de faire en sorte que l’Etat et son droit soit « pour » un marché libre et concurrentiel, et ne se fasse pas providence. S’il s’agissait de mettre un terme à l’Etat-Providence, il s’agissait en réalité, comme l’a dit Alain Supiot, d’en renverser les bases en mettant l’Etat au service du marché. D’où une présence importante des représentants des acteurs du marché dans les lieux de décision, qu’il s’agisse des instances nationales (Parlement, Gouvernement et même juridictions parfois) ou supra-nationales, et un tropisme particulièrement néolibéral d’instances mondiales, telle que la Banque Mondiale qui a publié longtemps les fameux rapports « Doing Business » consistant à noter les différents Etats en fonction des normes juridiques facilitant ou non la marche des affaires. Si, dans le discours, on peut entendre que l’Etat intervient trop, il s’agit surtout en réalité qu’il n’intervienne pas contre le marché mais qu’il l’organise. Ce discours a particulièrement réussi, que l’on retrouve dans la bouche de la plupart de nos politiques, dont les programmes consistent la plupart du temps à prendre acte de la nécessité d’organiser le marché dont on tirera ensuite les conséquences sociales que l’on peut, à la condition que ça n’entrave pas trop la logique du marché.
Question du Professeur Piechowiak : Vous avez mentionné que le Conseil constitutionnel ne justifie pas réellement ses décisions et, de ce fait, empêche qu’un véritable débat de fond se tienne sur la loi et sur la Constitution. Mais le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas l’obligation de motiver ses décisions ? Quelles exigences formelles sont imposées aux décisions rendues par le Conseil constitutionnel ?
Réponse de la Professeure Fontaine :
Comme toutes les juridictions, le Conseil constitutionnel a l’obligation de motiver ses décisions. Il est aussi acquis de longue date que l’on considère qu’une décision est motivée si, contrairement à ce qui se passe pour la loi ou un acte réglementaire, la décision qui est prise s’appuie sur la formulation d’un « parce que ». Mais peu importe le contenu de ce « parce que ». Il suffit par exemple de dire que la loi est conforme à la Constitution parce qu’elle ne contrarie pas le principe d’égalité pour que la décision soit considérée comme formellement motivée, même si on ne sait pas pourquoi la loi ne contrarie par le principe d’égalité. Au fond, il n’y a donc pas de véritable motivation. C’est ce qui, de mon point de vue, différencie la motivation légale, au sens formel, d’une véritable argumentation/justification/compréhension de la décision qui est rendue. Le théoricien du droit belge et spécialiste de la question de la justice, Chaïm Perelman, considère que la motivation des décisions de justice est ce qui distingue les pays autoritaires de pays libéraux. De ce point de vue, l’explication des décisions du Conseil constitutionnel est tellement famélique et tautologique qu’il est difficile de l’assimiler à une motivation, même si, formellement, elle « existe ». Il s’agit en général pour le Conseil constitutionnel de dire que la loi est ou n’est pas contraire à la Constitution, parce qu’elle dit ce qu’elle dit, sans qu’on sache pourquoi ce qu’elle dit la rend ou ne la rend pas contraire à la Constitution. Parfois même il en dit encore moins, comme lorsqu’il constate, sans s’en être expliqué, qu’une disposition est « dépourvue de portée normative » et qu’ainsi, elle est contraire à la Constitution.
Les défenseurs du Conseil constitutionnel ont fait valoir que celui-ci publiait lui-même des « commentaires » sur ses propres décisions, dans lesquels il fournit une explication qui manque dans les décisions. Outre que ce procédé/aveu est problématique, il faut aussi constater que ces commentaires ne contiennent que des explications « par renvoi » à des décisions précédentes du Conseil constitutionnel, qui souvent n’ont pas fait elles-mêmes l’objet de commentaires et qui ne fournissent pas plus d’explications autres qu’une cohérence formelle de sa jurisprudence. Et de fait, tout cela reste très formel car, sur le fond, le Conseil tend de plus en plus à tordre les principes élémentaires qu’il avait dégagés auparavant.
Ce qui pose le plus problème avec ces pratiques, c’est qu’il nous est impossible d’avoir un vrai débat de fond sur les principes et les valeurs constitutionnelles : le Conseil rend des décisions d’autorité et notre sort constitutionnel est joué sans que nous la sachions et puissions le discuter. Ce n’est pas ce qu’on pourrait attendre d’un véritable Etat de droit.
L’exemple, en 2023, du recours à une procédure particulière (prévue à l’article 47-1 de la Constitution française depuis 1996) pour permettre l’adoption d’une réforme des retraites visant à repousser l’âge légal de départ à la retraite est intéressant, car il manifeste que nous ne pouvons pas en France discuter collectivement des questions constitutionnelles. Cette procédure avait ceci de particulier qu’elle permettait de raccourcir la durée des débats parlementaires, et, surtout, de se passer éventuellement de l’accord du Parlement pour adopter la réforme. Le recours à cette procédure était donc un élément essentiel de la stratégie du Gouvernement. Et, de fait, la réforme a été adoptée sans aucun vote positif de l’Assemblée nationale. Beaucoup de juristes ont estimé que le recours à cette procédure était contraire à la Constitution. Mais le problème est que ça n’a même pas été discuté au Parlement et que, dans l’espace médiatique, il n’y avait aucune place véritable pour expliquer en quoi il y avait là un recours inconstitutionnel à cette procédure. Quelques minutes ne suffisent pas pour expliquer et discuter de cette question qui, la plupart du temps est ramenée à de la simple technique, là où ce sont les conditions d’exercice du pouvoir qui sont en jeu.
Question du Professeur Piechowiak : Vous avez mentionné que les membres du Conseil constitutionnel étaient auparavant des hommes politiques actifs, et que l’on peut en conséquence souvent se demander s’ils sont impartiaux quant aux décisions qu’ils rendent. Mais n’existe-t-il pas un mécanisme leur permettant de s’abstenir lorsqu’ils ont des liens avec les textes et les acteurs qu’ils jugent ?
Réponse de la Professeure Fontaine :
Comme dans toute juridiction, les membres du Conseil constitutionnel ont en effet la capacité de se « déporter », lorsqu’ils se trouvent dans une situation objective ou subjective de partialité. Mais la configuration du Conseil constitutionnel est inhabituelle, en raison d’une situation structurelle de partialité vis-à-vis de ce qu’il juge. Le Conseil, composé de personnalités politiques qui ont participé toute leur vie à l’élaboration ou l’application de textes législatifs, doivent se pronocner comme juges sur des textes législatifs, auxquels ils ont participé ou se sont prononcés auparavant comme politiques ou qui sont élaborés par ceux qui étaient leurs anciens collègues. Ce n’est pas anecdotique, c’est une situation permanente de la plupart des membres du Conseil constitutionnel. Cela signifie que, s’ils se déportaient à chaque fois qu’ils le devraient, il n’y aurait plus beaucoup, et même assez de juges pour contrôler la conformité des lois à la Constitution. Aujourd’hui il existe un quorum minimum de six juges (sur neuf) pour juger, sauf à invoquer la force majeure. On a pu constater ces dernières années une augmentation du nombre de cas de déport c’est vrai, mais cela pose problème dès lors qu’il n’y a que neuf juges, et cela emporte que le Conseil soit amené très fréquemment à invoquer la force majeure, ce qui vide la notion même de son sens.
Il faut signaler que cette question de la partialité du Conseil constitutionnel fait enfin l’objet d’une procédure spéciale devant un comité des Nations Unies, le comité d’Aarhus, qui a accepté une affaire concernant une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 1er avril 2022 dont les requérants invoquent la situation de partialité de deux des membres ayant participé à la formation de jugement. Avec deux collègues, Dominique Rousseau et Thomas Perroud, nous avons déposé des observations devant le Comité en octobre dernier, pour dénoncer la situation structurelle de partialité et de dépendance du Conseil constitutionnel. L’affaire est donc en cours.
Question du Professeur Piechowiak : Il a été mentionné que le principe de solidarité, quoique non formulé explicitement en droit français, se trouve être à la base de dispositifs sociaux adoptés depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale, pour dépasser les conséquences d’une pensée contractuelle basée sur un calcul des obligations ou un calcul économique. Dans la Constitution polonaise, le principe de solidarité est formulé dans le préambule. Cependant, en plaidant pour des solutions qui aident les plus faibles à rompre avec le principe des obligations mutuelles ou du calcul des bénéfices et des pertes (un exemple peut être les jugements d’expulsion), le principe de dignité, formulé à l’art. 30 de la Constitution polonaise, est-il également présent dans les arguments sociaux du constitutionnalisme français ?
Réponse de la Professeure Fontaine :
Le principe de dignité existe bien en droit interne français : le juge administratif notamment et le juge constitutionnel ont déjà rendu des décisions s’appuyant sur le principe du respect de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation (décision du Conseil constitutionnel sur la loi bioéthique de 1994, et affaire du « lancer de nains » devant le Conseil d’Etat français en 1995). Mais le principe n’a jamais servi en matière sociale, à l’instar du principe de solidarité. Le Conseil constitutionnel lui a même préféré le principe de « fraternité », conformément à l’un des termes de la devise de la République française, pour censurer un dispositif niant la possibilité d’être solidaire avec des migrants en situation irrégulière (le fameux « délit de solidarité » qui avait été institué auparavant en France). Les outils juridiques en matière sociale sont donc assez faibles comparés à celui des libertés économiques, ou même des libertés publiques.
Question de Monsieur Iwanowski : Au regard de la politisation de la nomination et des fonctions de juge constitutionnel, comment redonner aux organes qui ont pour charge de veiller à la constitutionnalité des lois les conditions de leur impartialité ? Peut-on écarter le risque de caste, par exemple en procédant à un tirage au sort parmi les juges?
Réponse de la Professeure Fontaine :
Il n’existe sans doute pas de « bonnes » procédures pour éviter complètement le risque de politisation des juges constitutionnels. Les instances politiques ne le souhaitent d’ailleurs pas. Partout dans le monde les procédures de désignation des juges constitutionnels sont politisées. Parfois cependant, une certaine place est laissée au pouvoir judiciaire dans le processus de sélection (cinq juges sur les quinze que comprend la cour constitutionnelle italienne par exemple sont nommés par le pouvoir judiciaire), ce qui peut contribuer à dépolitiser en partie la justice constitutionnelle. Mais, si le processus de désignation importe, il n’est pas seul en cause. Plusieurs autres éléments participent de la problématique : d’abord comme en France, l’origine des juges. S’ils sont tous d’anciens politiques, il ne faut pas compter sur le fait qu’ils pourront ensuite avoir ne attitude de juge. Ne pas pouvoir nommer d’anciens politiques serait sans doute la première règle à adopter. Ensuite, si on décide que les juges constitutionnels seront tous des juristes dont l’expérience comme juriste est suffisante pour leur assurer théoriquement l’esprit d’indépendance nécessaire (ce que font la plupart des pays du monde), il y a la question de la formation des juristes, qui rend cette « classe » très homogène, à la fois à part de la société et souvent en connexion avec les élites économiques et politiques. Plusieurs auteurs, américains notamment, dont Adrien Vermeule, font ce constat. C’est la raison pour laquelle il me semble qu’une plus grande diversité sociologique et professionnelle des juges constitutionnels serait nécessaire. Reste à discuter les conditions de leur nomination. Je ne suis pas certaine que le tirage au sort soit la meilleure solution, mais celle-ci reste à discuter et à réfléchir de manière urgente.
Question de Monsieur Iwanowski : N’y a-t-il pas un problème de manque de légitimité sociale des cours constitutionnelles, et ce, généralement partout ? Le fait qu’ils soient élus par le Parlement ou par l’exécutif (par exemple aux États-Unis) affecte-t-il leur indépendance réelle ? Puisqu’un organe donné choisit un juge, il semble naturel qu’il soit profilé de telle manière qu’il soit le plus efficace possible dans la poursuite, non pas des intérêts de la société, mais des intérêts du groupe qui l’a élu à la Cour constitutionnelle
Réponse de la Professeure Fontaine :
C’est d’autant plus vrai que les autorités de nomination savent très bien qui elles choisissent. Les juges constitutionnels ont beau se sentir libres et indépendants vis-à-vis de leurs autorités de nomination, et ne pas toujours juger dans leur sens, ils sont devenus juges parce qu’ils ont manifesté certaines idées, dont on attend d’eux qu’ils les déploient dans l’espace de la juridiction constitutionnelle. Cela est renforcé par les aspirations individuelles de chacun, qui poussent les uns ou les autres à n’agir qu’en vertu d’une carrière qu’ils construisent pour eux-mêmes. C’est un problème sociologique fondamental contre lequel il est difficile de trouver des lois. C’est pour ces raisons que la logique du tirage au sort est souvent mise en avant, parce qu’elle permet en partie d’échapper à l’obligation de choisir des personnes vertueuses, ce qui peut parfois paraître impossible. Mais il ne faut pas abandonner la possibilité de cultiver l’idée qu’il est possible d’être attaché à l’éthique de sa fonction, que l’on soit politique ou que l’on soit juge, ce qui, en pratique, pourrait donner des résultats assez différents de ceux que l’on connaît aujourd’hui dans nos démocraties.