La vertu souvent attribuée au droit d’être un « rempart » a quelque chose d’étonnant, et ce pour deux raisons. D’abord parce que l’idée qu’il en soit un tendrait plutôt à conforter celle qu’il est difficilement accessible, ce qui relève pour beaucoup d’une évidence. Ensuite parce que partout les remparts relèvent de l’histoire et sont la plupart du temps en ruines. Sans le savoir, c’est peut-être pour ça que l’expression perdure, et elle a fait florès ces derniers temps, en forme d’invocation désespérée devant les assauts des autorités politiques contre l’état du droit, mais toujours dans le but affiché de gérer la crise sanitaire. Elle fait florès aussi à propos des pratiques de certains pays européens – au premier rang desquels la Hongrie et la Pologne – qui mettraient à mal l’Etat de droit comme rempart des libertés. Or de remparts il n’y a peut-être que des ruines.
Je demeure ainsi interdite devant l’absence de réactivité de mes interlocuteurs après que j’ai affirmé en direct sur Public sénat il n’y pas très longtemps qu’on ne pouvait vraiment dire qu’il existait des barrières juridiques aux différents et profondes modifications du droit intervenues dans le cadre de la crise sanitaire, puisque presque toutes se sont produites sans obstacles. Ce à quoi un sénateur présent conclua rapidement, comme pour passer à autre chose, que « bien sûr qu’il n’y a pas de barrières juridiques » ! Sommes-nous tous idiots pour l’avoir cru un instant ? D’ailleurs l’actuel maire de Nice ne déclare-t-il pas dans un grand quotidien d’information que l’état de droit peut clairement être un obstacle à des mesures nécessaires ?
On peut penser que ce qui se passe est « exceptionnel » et donc circonscrit aux mesures les plus générales, le droit continuant par ailleurs de s’appliquer en tant que limite à l’action, dans la plupart des actes de la vie civile, administrative et commerciale. C’est peut-être vrai, mais beaucoup de justiciables déjà savent que le vent du droit peut mal tourner en fonction des juges qui auront à statuer. Et l’ambiance générale n’est plutôt pas favorable à une continuité de l’application du droit. Hélas, les méthodes de justification des juges confrontés aux différentes mesures destinées à lutter contre la crise sanitaire, pourraient devenir une assez mauvaise habitude, qui ferait du droit une véritable girouette et non plus la boussole à partir de laquelle agir.
Que disent les juges en ce moment ? Eh bien d’abord que les « circonstances exceptionnelles » qui peuvent se constater – enfin en réalité qui sont affirmées comme telles par le juge – permettent au gouvernement de ne pas respecter la constitution (décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2020). Ensuite que, puisqu’il s’agit de lutter contre le risque de propagation d’un virus, ainsi que l’invoque le gouvernement pour défendre la loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, les pouvoirs donnés au Premier ministre et au ministre de la santé de décider seul(s) de fermer les établissements recevant du public ou d’interdire tout rassemblement, sont bien constitutionnels (décision du Conseil constitutionnel du 9 juillet 2020, not. considérants 21 et 24). Dans cette dernière décision, le constat de l’argument donné par le gouvernement vaut démonstration de sa pertinence, et mieux même, de sa constitutionnalité. Une mise en forme de la décision sous l’apparence de l’absence d’alternative qui rappelle une idéologie très répandue ces dernières années.
Quoique plus prompte à analyser l’ensemble des éléments de « contexte », le Conseil d’Etat embrasse aussi cette philosophie, en indiquant en référé que la situation de la pandémie « impose aux pouvoirs publics de prendre les mesures adaptées pour contenir la propagation d’une épidémie qui, à ce jour, a causé plus de 30 000 décès en France en dépit de mesures rigoureuses d’interdiction de la plupart des déplacements durant deux mois, en évitant d’avoir à adopter de nouveau des mesures ayant un coût économique et social élevé », permettant ainsi aux préfets de décider du port du masque dans l’espace public (Ordonnance du 6 septembre 2020).
Une forme d’indiscutabilité qui met de côté la réflexion sur les conditions d’une prise de décision légitime dans une société donnée. Ce qui est présenté comme une justification de la décision n’est non seulement pas séparé de sa légalité (il suffit de dire pour que ce soit vrai), mais tend aussi à occulter une problématique héritée de l’époque moderne, celle de la légitimité de celui qui décide.
La ligne suivie est particulièrement dangereuse, qui conduit à valider des actions sur la seule base du motif invoqué par ses auteurs ou énoncé dans des règles générales. Le contraire du droit.
C’est en suivant cette ligne qu’une ordonnance récente de la Cour d’appel de Paris valide une saisie de matériel (ordinateur portable et téléphone portable) effectuées dans le cadre de l’article 229-5 du code de sécurité intérieure, alors que, strictement, l’intervention qui l’avait permise n’avait pas pu permettre de révéler « l’existence de documents ou données relatifs à la menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics que constitue le comportement de la personne concernée », seul motif légal pour la saisie. Le juge procède toutefois selon un raisonnement circulaire édifiant : il convient, dit-il, « de se détacher d’une lecture littérale de l’article et de replacer cette intervention dans son contexte. Ainsi que le rappelle d’ailleurs l’article, les gendarmes interviennent ‘aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme’. (…) que bien que la visite au domicile de (…) se soit déroulée sans incident selon le procès-verbal, il semble justifié que les gendarmes n’aient pas souhaité procéder à des extractions et copies de données informatiques sur place qui auraient pu durer plusieurs heures, en présence d’(…) eu égard à sa personnalité » (ordonnance du 3 novembre 2020)[1]. Autrement dit, le seul fait d’intervenir sert de justification à la saisie, comme certainement il servirait de justification à l’intervention lui-même.
La « trouvaille » judiciaire selon laquelle il convient « de se détacher d’une lecture littérale de l’article et de replacer cette intervention dans son contexte » n’est pas une anomalie : cela fait longtemps que le juge s’accorde ici ou là des libertés pour interpréter les textes dont il doit faire application. J’avais il y a quelques années mis en avant le drôle de raisonnement du Conseil d’Etat lui ayant permis de valider les assignations à résidence de militants écologistes sur le fondement de l’état d’urgence qui ne les concernait pourtant pas : cette fois il ne s’agissait pas de se « détacher d’une lecture littérale » du texte comme vient de le proposer la Cour d’appel de Paris, mais au contraire de s’en tenir à une lecture strictement littérale, puisque « de par leur lettre même », les dispositions de l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence, « n’imposaient pas qu’il y ait un rapport entre l’objet de la proclamation de l’état d’urgence et les motifs des décisions qui sont prises sur le fondement de cet état d’urgence » (voyez La disparition).
La mise en perspective de ces deux « raisonnements » illustre ce qui a toujours été : la malléabilité de l’argumentation juridique au service de la solution à laquelle on souhaite parvenir. Alors que j’ai achevé ces lignes, la décision 2020-808 DC a été prononcée par le Conseil constitutionnel le 13 novembre, nous offrant une dernière version de son interprétation de la Constitution : « La Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence sanitaire »… oui c’est vrai… mais elle n’exclut pas non plus l’arrivée des extra-terrestres sur notre planète , et bien d’autres choses encore, sur la base desquelles le législateur a donc tout loisir de décider. Il ne décide plus sur la base de ce que dit la Constitution mais sur la base de ce qu’elle ne dit pas. Merveille argumentative, quoiqu’il est vrai ancienne dans l’histoire du droit, qui a cependant aujourd’hui pour effet d’apprécier la légalité de l’action de l’Etat sur la base de normes qui n’existent pas.
La mise en perspective de ces deux « raisonnements » illustre ce qui a toujours été : la malléabilité de l’argumentation juridique au service de la solution à laquelle on souhaite parvenir. Alors que j’ai achevé ces lignes, la décision 2020-808 DC a été prononcée par le Conseil constitutionnel le 13 novembre, nous offrant une dernière version de son interprétation de la Constitution : « La Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence sanitaire »[2]… oui c’est vrai… mais elle n’exclut pas non plus l’arrivée des extra-terrestres sur notre planète , et bien d’autres choses encore, sur la base desquelles le législateur a donc tout loisir de décider. Il ne décide plus sur la base de ce que dit la Constitution mais sur la base de ce qu’elle ne dit pas. Merveille argumentative, quoiqu’il est vrai ancienne dans l’histoire du droit, qui a cependant aujourd’hui pour effet d’apprécier la légalité de l’action de l’Etat sur la base de normes qui n’existent pas.
Si le droit est devenu « un rempart » comme on le prétend depuis quelques courtes décennies, son appréhension récente modifie le schéma intellectuel sur lequel il repose. Et si on parle et on réfléchit depuis longtemps à la question de l’obéissance au droit, il s’agirait plutôt aujourd’hui que le droit obéisse aux circonstances, ou, au moins, à leur mise en scène. Les arguments des juges et des politiques sont des mises en scène qui permettent de justifier les décisions. Aujourd’hui, le droit se trouverait ainsi toujours justifié par les « circonstances ». On est loin des espoirs portés par l’idée d’Etat de droit ou de droits universels de l’homme.
J’ai bien peur hélas que ce sujet n’intéresse pas plus qu’un autre, au sens où, aussitôt connu, il est rangé parmi les anecdotes de l’histoire, comme s’il ne lui donnait pas son véritable sens.
L.F., novembre 2020
[1] Texte anonymisé de l’ordonnance qui m’a été transmis par l’un des avocats de cette affaire, Vincent Souty.
[2] Voyez déjà la décision DC 2020-800 du 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, paragraphe 17.