par
Lauréline Fontaine
Les propos qui suivent sont l’expression d’une authentique interrogation sur ce qui se passe, peut-être plus qu’une recherche en tous points académique qui aurait seulement vocation à reproduire des schémas de pensée déjà éprouvés. De quelque façon qu’on les lise, il m’appartient de dire que ces propos ne formulent pas une éthique de la responsabilité, mais élaborent une forme d’interrogation sur les vouloirs et désirs sociaux qui, ainsi, se joueraient aussi dans le droit contemporain. Et si l’agencement du propos n’est pas nécessairement d’un abord facile à tous ou d’emblée, il ne se veut pas intellectuel ou intellectualisant : c’est seulement parce que je crois que quel que soit ce qu’on dit, à qui on le dit et pourquoi on le dit, on peut ou non vouloir faire l’économie de la réalité, qui rendrait les choses si simples, si « satisfaisantes ». Les propos qui suivent restent néanmoins très incomplets en ce qu’ils tentent de dire « un peu » seulement de la réalité perçue.
Droit et démocratie au temps du Covid 19 c’est une conférence filmée et le texte qui l’accompagne
La conférence a été prononcée le 6 novembre 2021 dans le cadre des Rencontres Dioises organisées par Christian Le Corvic.
Le texte de la conférence est ci-dessous et en fichier joint à télécharger
Droit et démocratie au temps du Covid 19
« Droit et démocratie au temps du Covid 19 » : voilà bien des termes au sens évocateur très puissant, et singulièrement s’agissant du terme de démocratie à la bannière duquel presque tout le monde semble vouloir se rallier, sans toutefois que tous et chacun y mettent la même chose. A propos du droit, s’il concerne tous, il semble être vécu par tous différemment, qui n’envisagent ni ce qu’il est, ni son rôle de la même manière. Le parcours s’annonce donc difficile.
Je ne prendrai en tout cas pas les termes de droit et démocratie comme des idéaux à poursuivre, mais, seulement en tant qu’ils désignent quelque chose qui se produit aujourd’hui. Nous disons communément que, dans notre société, « il y a du droit », et nous disons, même pour en signifier toutes les insuffisances, que « nous sommes des démocraties ». Droit et démocratie sont donc des termes à saisir à partir de ce qui se passe effectivement dans notre société, en prenant comme point de départ que, a minima, le droit correspond à un ensemble de règles qui structurent la collectivité humaine par des obligations, et que la démocratie implique que l’ensemble des membres du corps social sont concernés et investis par et dans la décision publique, que ce soit par l’élection ou par autre chose.
De ce point de départ je ne vous propose ni une utopie – le récit d’une société imaginaire et idéale – ni une dystopie – ce terme à la mode qui désigne le contraire de l’utopie en littérature – mais le récit d’une société bien réelle, où les termes de droit et de démocratie ne sont pas seulement des notions vagues, évolutives en fonction de qui les utilise, où ces termes ne sont pas des notions élaborées ou discutées par des intellectuels, mais recouvrent ou masquent des réalités sur lesquelles il faut être clair si on veut vraiment en discuter.
C’est ainsi qu’en mettant en liens ces termes de droit et de démocratie, en tant qu’ils sont les credo de notre organisation contemporaine, on peut je crois être renseigné sur la marche réelle des choses, sur la marche du monde et des hommes. On peut avancer sur l’intelligibilité du monde, pour ceux au moins que ça intéresse.
La mise en lien est le cœur de mon propos, alors que souvent, au contraire, on réfléchit le droit et la démocratie non seulement de manière idéalisée, mais aussi séparée. Ne serait-ce qu’académiquement, les penseurs du politique ne sont pas les mêmes que les penseurs du droit. Or, je crois que cette manière de faire empêche de comprendre vraiment ce qui se passe : on peut savoir une chose et une autre, sans jamais les mettre en lien et sans jamais faire apparaître ce qui demeure ainsi invisible. Les liens ne nous sont en effet jamais donnés, puisque, en tant que liens, ils ne sont pas des choses matérielles et peuvent rester très largement inaperçus. Le travail d’analyse consiste à les identifier et à les rendre visibles.
Si donc je veux parler de droit et de démocratie « ensemble », je dois mettre en lien les différents phénomènes et réalités auxquels ces deux termes renvoient : ce sont les hommes qui sont concernés, seuls ou en groupe, avec leur constitution physique, leur psychologie, leur mode de vie, leur sexualité, etc., autant de choses qu’il ne faut pas mettre à part de la compréhension de deux phénomènes qui semblent impliquer tous les hommes, le droit et la démocratie. Ce sont aussi les obligations auxquelles le droit renvoie – tout type d’obligations, de la déclaration de naissance à l’interdiction du meurtre en passant par les obligations d’hygiène en entreprise – et donc, c’est aussi, le sentiment de ces obligations par les hommes, mais aussi les conditions et les origines de ces obligations. C’est aussi une manière de comprendre le « tous » constitué par l’idée de peuple présente dans le terme de démocratie, le rapport de tous à l’un et de l’un à tous, etc. Ces éléments, dont on pourrait faire presque une liste infinie, forment un assemblage dont l’observation ne peut relever que d’un certain volontarisme, car d’habitude plutôt pensés séparément.
L’interrogation sur « Droit et démocratie au temps du Covid 19 » devient ainsi : dans quel rapport se trouvent le droit, la démocratie, et les hommes qu’ils concernent, et que dire de leurs rapports au temps du Covid 19 ?
Les lignes qui suivent évoquent beaucoup de choses de manière rapide, en souhaitant pour le lecteur que, le moment venu, tout « retombe » à peu près à sa place et alimente ses propres interrogations sur le monde, au moins le sien propre.
Du droit à la démocratie, il n’y a, pour notre époque, pas si loin.
La plupart du temps, le droit est pensé comme une extériorité par rapport à nous, quelque chose qui nous concerne en ce qu’il constitue autant d’obligations dans notre vie, mais qui ne nous concerne pas en tant que nous ne le faisons pas. Formellement, c’est vrai, le droit est fait par des autorités que nous ne sommes pas : le Parlement, le Gouvernement, le juge, l’administration, etc. Le droit serait l’expression d’un pouvoir auquel nous sommes pour l’essentiel étranger. Pour autant, cette manière de penser le droit comme une extériorité fait l’impasse sur beaucoup de phénomènes :
– d’abord, quand le droit nous arrange, quand il paraît correspondre à nos intérêts et à nos aspirations, nous nous en faisons souvent ses meilleurs agents. Ainsi évidemment quand nous profitons des avantages qu’il fait naître, qu’il s’agisse d’une prestation particulière ou d’obtenir justice contre un autre.
– Ensuite, quand le droit ne nous arrange pas, et que même, il paraît s’appliquer à nous durement, ça ne signifie pour autant pas que nous soyons étrangers à ce qu’il est, car, faut-il le rappeler, personne n’a dit que nous ne faisons toujours dans notre vie que nous faire du bien ; souvent même, à notre corps défendant, nous nous infligeons des traitements ou des obligations auxquels personne, ni le droit, ne nous oblige, seulement le sentiment que nous y sommes obligés. En étant un peu attentif, il y a beaucoup de choses que nous faisons auxquelles nous ne sommes pas « obligés » mais que nous n’interrogeons pas toujours. Ces choses d’ailleurs ne sont pas toujours les mêmes pour tout le monde : faire trois repas par jour, faire le ménage au complet quand on a de la visite, voir ses parents même quand on n’y prend pas toujours du plaisir, etc. A l’inverse, quand nous savons que quelque chose nous fait du bien, on peut avoir tendance à éviter de le faire : faire une marche à pied, ne pas trop boire, faire l’amour, etc. Ces obligations qui n’en sont pas vraiment, et ces manières de passer au travers de ce qui nous ferait du bien, dont la liste est propre à chacun, font très souvent notre quotidien, et ces quotidiens assemblés font en partie société.
En bref, il y a un lien, qu’il s’agit de repérer dans un enchevêtrement de postures et de ressentis, entre le droit, les obligations, l’individuel et le collectif, et donc la démocratie, qui ne sont pas du tout séparables, même théoriquement, même intellectuellement. Le droit et le pouvoir relèvent de ce que nous faisons et aussi de ce que nous nous faisons, étant bien compris qu’il ne s’agit pas toujours que de nous faire du bien.
Remettant à plus tard la question de la violence et de l’usage de la violence comme facteur d’acceptation d’une règle – qui alimente l’idée d’une extériorité du droit – je peux ici constater par exemple que ce que nous formulons comme un réflexe dans notre quotidien, c’est-à-dire des sentiments qui se présentent à nous comme spontanés, comme du bon sens même parfois, trouvent très souvent une expression, une transcription dans le droit, sans que nous fassions toujours le lien qu’il y a entre les deux.
Par exemple, nous avons eu tendance, sans doute par l’effet de ce que la figure de Dieu s’est affaiblie dans ce qui nous fait tenir et agir, à imputer des événements négatifs à une autorité, a priori extérieure à nous, et à en réclamer une responsabilité, monnayable ou non. Ainsi, puisque d’un enfant qui tombe dans une cour d’école il pourrait se déduire que l’établissement scolaire est responsable, la règle est désormais dans nombre d’établissement, et singulièrement à Paris, que les enfants ne sont plus autorisés à jouer dans la cour un jour de pluie, parce que le sol est glissant. L’un emporte l’autre, sans pourtant que nous le prenions en compte.
Au nom de la responsabilité induite par notre faculté à imputer un dommage à ce qui nous paraît extérieur, donc immaîtrisable, nous avons réussi à réduire légalement l’un de nos espaces de vie, et la cour d’école par temps de pluie n’est pas le seul : la notion d’espace ne doit d’ailleurs pas seulement être comprise au plan de la matérialité extérieure mais comme recouvrant aussi notre capacité à penser de manière diverse et étendue. Les exemples pourraient donc être cumulés, qui ne sont pas que des exemples puisqu’ils font, bout à bout, notre quotidien. Or, nous ne faisons pas – ou ne voulons pas c’est selon – le lien entre notre pensée réflexe et une règle de droit qui surgit quelque temps plus tard.
On peut peut-être, à partir de ce constat, commencer à comprendre que le droit ne fait pas que naître dans la tête de quelques technocrates qui imposeraient leur vision particulière, hors de toute considération humaine (c’est la définition que donne le dictionnaire Larousse d’un « technocrate », celui qui fait primer les aspects techniques sur les considérations humaines). Nous-mêmes avons des pensées séparées sur les choses et nous ne faisons pas – ou ne voulons pas – faire les liens, qui nous obligeraient à comprendre les choses humainement, c’est-à-dire en tenant compte de ce qui meut véritablement les hommes. Si nous voulons un responsable, nous ne prétendons pas, en même temps, vouloir, et ce faisant, réduire un espace de vie. Et pourtant, c’est ce qui arrive, par l’effet de ce que nous demandons, et qui suppose la réponse la plus acceptable possible pour la collectivité : si on mettait en prison tous les directeurs d’école dans lesquelles un enfant se blessent, on comprend que ça n’irait pas ; si on constituait un fonds d’indemnisation, ça ne suffirait pas non plus à apaiser les familles, du moins pas toutes, et ça amputerait d’autant le budget des écoles, etc.. Donc, la réponse la plus acceptable possible pour la collectivité est donnée : elle ne l’est pas par la fatalité d’un destin, par la volonté d’une autorité extérieure et inhumaine, mais comme souvent l’un des seuls effets possibles de nos demandes. Ainsi se constituent des réductions de nos espaces de vie.
Il est donc plus rare que nous ne le pensons que nous ne nous retrouvions pas en réalité, un peu au moins, dans le droit qui concerne notre communauté sociale, même si nous ne l’avouons pas toujours. Nous ne pouvons d’ailleurs nous l’avouer car, en pensant le droit comme une extériorité, nous voulons aussi le penser comme une entité relativement hermétique à nos imperfections. Ça nous rassurerait presque. Le droit est souvent présenté comme un ensemble cohérent – alors qu’il ne l’est pas – voire comme une objectivité. On prétend ainsi faire avec le droit, qui est un produit de la volonté humaine, ce que l’homme ne fait pas déjà de lui-même. Cette quête infinie, de faire mieux avec le droit ce que l’homme ne pourrait faire seul, illusoire, n’est pas le sujet aujourd’hui, mais on peut garder à l’esprit qu’elle aboutit par exemple, et logiquement, à chercher dans la science et la technologie la source de nos décisions : il s’agit par-là de rechercher une rationalité parfaite, une absence d’erreur, ce qui est une croyance qui, quand on y réfléchit bien, n’est pas du tout rationnelle.
Dans ce mouvement en tous cas, se conforte l’illusion de la séparation du droit, du collectif et de l’individuel, sans apercevoir que notre mode de vie accompagne si souvent le mouvement du droit et du collectif, et inversement. Individu, collectivité et droit ne peuvent se comprendre que comme enchevêtrés, et qui plus est, ce qui ajoute une difficulté, comme un vécu spécifique à chaque individu.
Je peux déplorer ou me plaindre de l’ubérisation du travail, ce phénomène qui consiste à précariser des travailleurs sans leur apporter aucune garantie sociale, et commander un taxi Uber parce que je veux sortir jusqu’à 3h du matin et qu’à cette heure-là il n’y a plus de métro, ou commander un repas qu’un chauffeur-livreur précarisé me livrera parce que j’ai eu la flemme de faire des courses. Je peux habiter à la campagne au nom d’un retrait volontaire de ce monde capitaliste et commander mes livres sur Amazon parce qu’il vend souvent moins cher, livre rapidement, et qu’il n’y a pas de librairie à moins de 30 kilomètres. Je peux déplorer la pollution des villes et utiliser ma voiture pour un oui pour un non, parce qu’il pleut, parce que je dois transporter des choses, parce que je n’ai pas le temps de faire autrement ou simplement parce que je trouve ça plus commode. Je peux me plaindre des effets délétères du capitalisme et louer un logement dont je suis propriétaire suffisamment cher pour que je puisse plus tard tirer profit de la revente de mon bien, parce qu’il s’agit, pour chacun, de se faire sa place au soleil.
En bref, pour différents motifs, légitimes ou non, il y a toujours moyen de participer au fonctionnement d’une société – et pas seulement en le subissant – dont nous déplorons pourtant très souvent le fonctionnement et les effets.
Et dans ce fonctionnement et ces effets, il y a le droit : si Uber peut ainsi précariser les gens c’est qu’il trouve appui dans le droit, et que le droit lui-même trouve appui dans le social. J’ai déjà dit que je parlerai plus tard de la violence, mais je peux déjà préciser ici que les lois permettant la précarisation n’ont pas été prises par la violence physique : elles s’imposent sans la violence physique, même si leurs effets sont très violents : Uber et consorts – les entreprises dites de plateformes – trouvent certes des travailleurs qui ne disposent d’aucun droit véritable, mais, surtout, trouvent des utilisateurs en masse.
En ce sens, le droit, même de manière non visible (le droit est très souvent invisible alors qu’il est là partout) se trouve très souvent validé socialement, et serait presque en l’état démocratique : s’il est l’affaire de tous – personne n’échappe au droit – il est effectivement agi par tous. Pour la période contemporaine, et dans un pays comme la France, il n’y aurait donc pas loin du droit à la démocratie.
La démocratie en période de pandémie : les modes de justification de la décision publique fondés sur le « fonds commun »
La période qui commence avec l’émergence de la pandémie semble marquer encore plus ce caractère du droit comme étant l’affaire de tous, d’autant que, cette fois, il apparaît beaucoup plus visible : même si toutes les mesures ne sont pas toujours connues, ni dans leur principe ni dans leur exactitude, le droit en période de pandémie a été plus visible et plus discuté qu’à l’accoutumé.
De fait, les mesures prises à travers le monde par les différents gouvernements pour gérer la pandémie ont souvent été inédites dans leur ampleur, et comparables soit à des périodes de guerre, soit à des régimes totalitaires et violents (restrictions massives de la liberté d’aller et venir, de se réunir, de travailler, levée du secret médical, géolocalisation généralisée, limitation de la libre disposition de son corps, etc.), et, formellement, les délais de discussion des lois sont réduits au minimum voire tout simplement inexistants. Au total, les autorités exécutives disposent de pouvoirs peu contrôlés, et la justice consiste globalement en une validation de cet état des choses puisque, autrement, le droit dit d’exception ne pourrait se déployer comme il l’a fait.
Mais le sentiment d’une forme d’adhésion généralisée à celui-ci, ou au moins d’une incapacité réelle à le discuter, peut se constater aussi, qui ne ferait pas rupture avec la période précédente. Des manifestations du droit qui ne seraient exceptionnelles qu’en apparence donc. Toutes ces manières – réduction des libertés, affranchissement des procédures traditionnelles de gouvernement, limitation du contrôle du juge – n’ont peut-être pas incarné un mode de gouvernement exceptionnel en raison de la pandémie, et ont peut-être au contraire assurer la continuité d’un mouvement. Si tel est le cas, la gestion de la pandémie agirait seulement comme un projecteur sur un phénomène qui a pris corps depuis plus longtemps, et la parenthèse qu’on dit souhaiter voir se refermer avec la fin de la pandémie n’est pas une parenthèse mais bien un prolongement, même si ses traits les plus visibles vont sans doute s’estomper un peu après. Nous ne devrions ainsi pas parler du « monde d’après », mais d’une certaine marche du monde toujours confirmée et renforcée.
D’abord, on peut constater qu’aussi saillantes que soient les différentes manifestations d’un droit qui serait d’exception, il en est peu finalement pour s’y arrêter. Il y a et il y a eu des protestations bien sûr, mais d’assez faible ampleur si on les rapporte à la société entière. Les intellectuels ne sont pas très présents non plus sur ce front. Et si je dis par exemple, dans une émission en direct sur Public Sénat, que le droit n’est un obstacle pour aucune décision nouvelle (et elles se succèdent à un rythme impressionnant), ou si j’écris que les juges ne jugent pas comme des juges (D’une histoire du droit à l’Histoire sans droit), ça ne fait décidément pas un sujet d’actualité digne d’intérêt. Récemment encore, un « bon » éditeur a aussi conclu que le sujet n’était pas assez vendeur, que « ça n’intéresse pas les gens ».
Si ça n’est pas un sujet, peut-être que c’est parce que ce qui se passe ne rompt pas avec le fonds commun sur lequel nous vivons, et ce fonds est ce qui fait notre démocratie. Contrairement à ce qu’on lit et entend souvent, la démocratie, celle que nous vivons, n’est pas une simple procédure qui permettrait à tous de participer, même de loin, par l’élection, à la décision publique, c’est-à-dire à la fabrication du droit, même si c’est ainsi que nos institutions paraissent l’entendre. On sait bien que l’élection ou l’organisation de référendum ne sont pas suffisants en soi pour garantir une démocratie telle que nous la vivons. Beaucoup de pays dans le monde pourraient ainsi être qualifiés de démocratiques, alors qu’il nous semble qu’ils ne le sont pas vraiment. Car la démocratie que nous vivons repose sur un fonds, celui sur lequel ou à partir duquel on parle d’une même voix : pas la voix exprimée par le suffrage – même s’il y a souvent coïncidence entre les deux – mais celle qui se construit à partir des mêmes mots qui transmettent une vision du monde et des liens sociaux. Il existe ainsi des mots dont l’usage est très largement partagé et qui véhiculent une vision du monde qui a à voir avec ce qui se passe.
En effet, l’observation de ce qui se dit – dans les journaux, à la télévision, dans les publicités (aussi bien les spots audio-visuels que les affichettes dans les commerces), dans nos conversations du quotidien, dans notre littérature, artistique ou scientifique – l’observation donc, laisse peu de doute sur l’existence de ces mots ou principes dits par des mots, qui sont autant d’idées sur le monde qui nous entoure, et sur nos manières de nous voir et de nous mouvoir dans ce monde. La particularité de ces mots et principes dits par des motsest qu’à la fois leur existence et leur évocation sous-entendent et entraînent avec elles une forme d’indiscutabilité de ce qu’ils sont censés désigner, ce qui assure leur très grande diffusion.
Un premier exemple peut être donné avec les termes voisins de « confiance », de « bienveillance », ou de « transparence », que personne a priori ne voit d’un très mauvais œil, voire que tout le monde tend à appréhender de manière positive, comme une nécessité. N’a-t-on pas presque tous un allant naturel pour ces mots ou principes évocateurs, à l’instar d’ailleurs de celui de démocratie ? Ce sont ce que j’appelle des termes de ralliement. Et si, dans notre esprit critique, on parvient à voir que parfois leurs usages sont détournés ou simplement stratégiques, on est de toutes les façons conduit à abaisser le niveau de la critique par la présence même de ces mots, car ils évoquent chez le plus grand nombre d’apparents bons sentiments que leur critique heurterait trop violemment, car, en même temps, c’est nous que nous critiquons.
Ce fonds de notre organisation sociale se trouve partagé à presque tous les niveaux de parole et de réflexion, de l’individu à l’association, au commercial, au gouvernement, à l’administration, et, sans surprise, il s’inscrit aussi dans le droit. Depuis quelques années, je peux citer nombre de textes de droit, lois et règlement, dont les intitulés s’appuient sur la « confiance », marquant l’importance sociétale de ce mot car apparu récemment dans le vocabulaire juridique.
Voici un petit inventaire, inauguré par la Loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et relatif aux prestations de cryptologie, loi du 28 janvier 2005 tendant à conforter la confiance et la protection du consommateur, loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie, décret du 28 décembre 2011 relatif au dispositif de « tiers de confiance » prévu à l’article 170 ter du code général des impôts, arrêté du 18 janvier 2012 relatif au référencement de produits de sécurité ou d’offres de prestataires de services de confiance, décret du 27 mars 2015 relatif à la qualification des produits de sécurité et des prestataires de service de confiance pour les besoins de la sécurité nationale, décret du 18 octobre 2016 fixant les conditions dans lesquelles est donnée l’information sur le droit de désigner la personne de confiance mentionnée à l’article L311-5-1 du code de l’action sociale et des familles, loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, ordonnance du 4 octobre 2017 relative à l’identification électronique et aux services de confiance pour les transactions électroniques, loi du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance, loi du 26 juillet 2019 pour un école de la confiance, Loi du 26 avril 2021 visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification. Si on s’arrête, ne serait-ce quelques instants, sur ce dernier intitulé, on ne peut qu’être frappé par son effet attendu, car qui peut vraiment penser que le système de santé s’améliorera grâce à la confiance et à la simplification ?! Il s’agit simplement de solliciter une considération flottante positive. L’ambition semble être la même s’agissant de la justice, dont le projet de loi actuellement en cours d’adoption est ainsi encore dénommé : loi pour la confiance dans l’institution judiciaire.
De quelque côté que l’on soit, l’analyse par la confiance, ou son prétendu inverse, la défiance, se présente comme une forme de garantie de crédibilité et de légitimité de l’analyse. Il n’y a qu’à ouvrir les journaux.
Un autre exemple de « mot » participant du fonds commun de notre société et à propos duquel on peut presque en saisir d’emblée la logique, est celui de « risque », qui semble désormais gouverner nos pratiques. Qui peut dire que ses propres décisions ne sont pas souvent fondées sur l’existence, réelle ou non, fondée ou non, d’un ou de plusieurs risques ? Risques matériels, risques humains, risques financiers, risques juridiques, risques de la sanction, risques de propagation du virus, etc. Le droit a aussi été le parfait réceptacle de ce mot, puisque la notion de risque est venue envahir la sphère publique là où elle était absente auparavant.
S’agissant des intitulés de textes juridiques, la liste est plus encore grande que pour celle de la confiance en ce qu’elle comprend beaucoup de textes techniques, en fonction des risques identifiés : ainsi par exemple ce dernier décret du18 août 2021 relatif à la protection des travailleurs contre les risques dus aux rayonnements ionisants et non ionisants.
Le vocabulaire du risque a été l’objet des normes publiques depuis la première Guerre Mondiale (générant à sa suite toutes une série de texte sur les risques liés au conflit armé : risques de bombardement, risques de guerre maritime, risques de stocks, risques monétaires), et a évolué sans discontinuer (accidents du travail, ou risques « vieillesse »). L’idée de prévention des risques ensuite à fait florès, depuis la loi de 1976 sur le développement de la prévention des risques professionnels, puis loi de 1985 sur la protection des travailleurs contre les risques professionnels dus à la pollution de l’air, au bruit et aux vibrations sur les lieux de travail, puis loi de 1991 en vue de favoriser la prévention des risques professionnels), pour justifier enfin des logiques de contrôle (loi de 1991 sur le contrôle et la prévention des risques professionnels causés par les substances et agents cancérogènes).
Aujourd’hui, l’idée de prise en compte du risque est quasi une obligation de toute activité, l’activité juridique comprise. Franck Knight, l’un des fondateurs de l’école de Chicago – cette école de pensée économique dont on considère qu’elle a incarné et approfondi la pensée néolibérale – a très tôt théorisé la politique de gestion des risques dans son ouvrage Risk, Uncertainty and Profit en 1921, qui vise notamment à éclairer les conditions de la concurrence et leur optimisation pour éviter les pertes. Plus tard, le livre visionnaire d’Ulrich Beck, La société du risque, en 1986, évoquait le fait que le risque était devenu la mesure de notre action, mais, ce faisant, il n’a pas du tout infléchi le mouvement qui n’a fait que continuer de progresser, jusqu’à ce que le risque devienne la mesure même du droit.
Depuis le début de la pandémie, on ne compte pas les décisions de justice qui sont motivées à partir de l’idée de risque. Lorsque par exemple le Conseil constitutionnel – cet organe censé s’assurer que les lois adoptées ne sont pas contraires à la Constitution – valide une loi donnant au Premier ministre et au ministre de la santé des pouvoirs de fermeture d’établissements recevant du public et d’interdiction de réunion, il le fait sur le fondement exclusif de la lutte contre le risque de propagation du virus, et sans vérifier le caractère excessif ou disproportionné de ces pouvoirs (décision n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020, loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, cons. 21 et 24). En suivant, la liberté de l’homme n’est donc pas une mesure de l’action, parce que le risque, et même a minima, son évocation seulement, l’a entièrement remplacée dans la pensée du droit qui, je le crois, est déjà beaucoup une pensée du quotidien. L’existence du risque est en effet promue à tous les niveaux et surtout aujourd’hui dans l’espace public, valorisée par des associations, organismes et courants de toute obédience, bref, complètement normalisée dans l’espace social. De fait, nous vivons maintenant tous sous l’empire du risque et ce risque diminue partout nos espaces de vie, physiques et mentaux, sans que de véritables discussions ne s’engagent à ce propos, puisque l’invocation du risque est l’argument imparable pour la décision.
Un dernier exemple de cette même voix que nous semblons tous parler, et qui fait le fonds de notre société politique, mais pas des moindres, est la notion de « nécessité » : qui peut dire qu’il ne se laisse pas assez fréquemment guidé par la nécessité qui s’imposerait à lui ou à elle, et qui lui laisserait ainsi peu de choix ? Le « je ne peux pas faire autrement », appuyé sur l’idée de nécessité, parfois autrement appelé « principe de réalité », résonne assez bien avec le refrain gouvernemental, période de pandémie ou non. C’est une rhétorique des faits, des données qui s’imposeraient et qui emporteraient mécaniquement décision. Le juge, encore une fois, a pris acte de cette façon de penser. Ainsi par exemple d’une ordonnance du Conseil d’Etat en date du 6 septembre 2020 (Port obligatoire du masque à Strasbourg et dans 12 communes du Bas-Rhin) par laquelle il dit que « la situation de pandémie impose aux pouvoirs publics de prendre les mesures adaptées pour contenir la propagation d’une épidémie, qui, à ce jour, a causé plus de 30 000 décès en France (…). » (je souligne). Pas d’autres arguments, seulement celui des faits qui, en tant que tels, c’est-à-dire en tant qu’on les considère établis, s’imposent.
Cette manière de décider, selon laquelle les faits imposent la décision, c’est-à-dire le droit, qui fait la part belle à la nécessité, n’est pas nouvelle. On la connaît déjà historiquement, sous différentes versions, la dernière macabrement connue étant celle de la pensée nazie. Il s’agissait de faire en sorte que « le droit sorte des faits » : Ex facto Ius oritur, c’est-à-dire que le droit dérive de ce que sont les choses avant que nous les corrigions. Ainsi la race aryenne étant considérée comme naturellement supérieure par les acteurs de la pensée nazie, il fallait rompre avec un système de droit qui met ses membres à égalité avec les autres, toute règle de droit fruit de la réflexion humaine étant considérée comme une dégénérescence. Le système de droit nazi fait ainsi place à la spontanéité, à l’obéissance à l’ordre du chef, sans que ni derrière l’ordre ni derrière l’obéissance il y ait une véritable réflexion, seulement une matrice unique, la croyance dans les vertus de ce système. Pour discuter l’ordre du chef il faut discuter la croyance, or les croyances, quelles qu’elles soient, sont les choses les moins discutables du monde.
En faisant aujourd’hui de la nécessité la matrice du système juridique – il y a la nécessité économique (nombre d’acteurs de ce système disent que les gouvernements n’ont pas le choix des mesures à prendre, et quand ces acteurs deviennent eux-mêmes le gouvernement, le principe se renforce), la nécessité de la sécurité (l’idée est que pour lutter contre le terrorisme, ce qui est une nécessité, il faut limiter les libertés, et qu’ainsi, il n’y a pas le choix), la nécessité de la santé (pour lutter contre le virus il faut limiter les libertés, il n’y a pas le choix non plus) – on parvient encore plus à rendre les décisions indiscutables : qui peut raisonnablement discuter, dans l’espace public social, de la nécessité de lutter contre le virus, contre le terrorisme ou la crise économique sans s’exposer à une forme de vindicte populaire, plus ou moins forte certes mais très sûre ?
La nécessité sert d’argument tout en ne présentant pas de caractère discutable, c’est-à-dire en ne supposant pas de contre-argument, parce qu’il existe de toute évidence une croyance dans la vertu de la décision fondée sur la nécessité. Dans une organisation sociale fondée sur la compétition entrainée par l’élection – ce que serait a minima une démocratie – et donc sur la discussion que les idées des uns et des autres entraînent, l’indiscutabilité de la nécessité présente un très grand avantage, puisqu’elle tend à réduire à néant toutes les oppositions possibles, qui plus est sans la violence directe.
La croyance spontanée dans le fait que la nécessité emporte décision repose sur des opérations intellectuelles dont le principe consiste au contraire à faire des choix spécifiquement humains. Les connaissances multiséculaires à propos de ces opérations intellectuelles ont eu beau montrer qu’il n’y a pas en tant que telle de nécessité totalitaire (elle ne s’impose pas à nous), cela n’empêche personne de croire à la nécessité et aux décisions qui sont dites fondées sur elle. La force d’attraction d’une forme implicite de consensus, même totalement hors de la réalité, est toujours plus forte que la compréhension intellectuelle de sa non pertinence. Il n’empêche, il n’est pas inutile d’y revenir.
Les faits, en eux-mêmes, n’imposent jamais aucune décision à prendre. C’est leur interprétation et la vision du monde qui nous guident qui déterminent les décisions : ce n’est pas parce qu’il y a une pandémie que nous devons prendre telle ou telle décision et qu’aucune autre n’est possible, c’est parce que nous voulons ou ne voulons pas vivre de telle ou telle manière que la décision s’impose, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est ce que nous voulons pour nous-mêmes qui devrait être discutée, avant que de faire le lien avec des faits. Mais, le plus souvent, nous faisons l’impasse sur cette discussion.
Ensuite, on comprend que ce sont les faits tels qu’ils sont présentés qui peuvent être discutés. Mais voilà, ils sont rarement discutés, comme si c’était grossier de le faire. Or, la plupart des faits ne s’imposent à nous que dès lors que nous les disons : les faits sont multiples et pratiquement infinis dans leurs manifestations : il se passe continuellement des choses, de tous ordres : le merle qui mange les vers, le vent qui fait tomber des arbres, l’employé de Pôle emploi qui catégorise un chômeur, un virus qui circule de corps en corps… nous faisons toujours une sélection de ceux des faits qui s’imposent à nous de telle sorte qu’ils emporteraient décisions. Plus même, nous interprétons constamment les faits pour les rendre objectifs, ainsi de notre pratique du chiffrage : alors que les chiffres n’existent pas à l’état brut dans la nature, nous les avons construits comme une grille d’interprétation du monde. Tout l’été de l’année 2021, nous avons ainsi entendu sur nos ondes radios qu’on pouvait débattre de tout, sauf des chiffres, alors que précisément, les chiffres sont eux-mêmes des constructions, donc discutables. La nature ne connaît pas les chiffres, elles ne connaît que des manifestations phénoménologiques qui ne se nomment pas elles-mêmes.
Avant les faits qui emporteraient décision donc, il y a une vision du monde qui détermine les faits… Mais nous préférons penser que les faits s’imposent à nous (ce qui a fait aussi le succès de l’invocation du principe de réalité) : c’est très pratique, car ça restreint, voire ça évite, la réflexion sur la décision, c’est-à-dire sur ce que nous voulons vraiment.
Ainsi, nous nous habituons à passer outre les libertés, parce que les restrictions sont guidées par les faits et ne nous imposent pas de réflexion, de discussions, de controverses, de délibérations, tous ces phénomènes étant par voie de conséquence connotés négativement.
La réalité est ainsi que, depuis les années 1980 et 1990, le niveau de protection des droits et libertés atteints n’a cessé de baisser : chaque loi, couramment et étonnament appelée « sécurité et liberté », depuis la première loi du 2 février 1981 (loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes) jusqu’à la loi du 25 mai 2021 (loi pour une sécurité globale préservant les libertés, supprime une garantie en autorisant chaque fois au moins une possibilité supplémentaire d’intrusion dans la vie privée, en permettant une restriction supplémentaire à la liberté d’aller et venir, en minimisant le rôle d’un juge qui pourrait arrêter ou sanctionner l’action des autorités judiciaires et administratives. A la suite, l’ensemble des mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence déclaré à la suite d’attentats terroristes – pouvoirs de perquisition plus grands, allongement de la durée des gardes à vue, motifs supplémentaires de mise en examen et de condamnation, peines alourdies – a été prolongé en devenant le droit ordinaire (loi du 20 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme et loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement), c’est-à-dire pas un droit de l’urgence mais assurément un droit de la nécessité et du risque. La crise des gilets jaunes a encore emporté des mesures supplémentaires de restrictions – notamment sur la question de la liberté individuelle de manifester – et la pandémie n’a pas apparemment pas fini d’être la source de nouvelles limitations de liberté.
L’étau se resserre doucement, et on s’habitue à vivre autrement, sans contestation dont la portée serait significative, et, dans l’ensemble, sans grande violence physique apparente (j’y reviendrai). En discutant même, on peut s’apercevoir que tous ne ressentent pas la restriction des libertés ou, en tous les cas, défendent l’idée de sa nécessité. Ça passe » donc, parce que ça se construit sur un fonds commun, caractérisé notamment par le langage sur lequel s’édifie une manière de vivre et de penser et qui a pour cause et pour effet, de moins penser en termes de libertés, ou en tous les cas, de penser surtout à partir de ce que ne constitue pas les libertés. En effet, la confiance, le risque et la nécessité ont pour point commun d’éviter ce sujet par la non-pensée qu’elles instituent à la base de la décision. Ce point est je le pense fondamental, en ce sens qu’il est amené à faire d’autres petits à l’avenir.
Comment le droit réceptionne continument des pratiques hors des libertés,
Sans paraître vraiment sortir du cadre démocratique, et sans rupture réelle, on s’habitue à une organisation sociale moins structurée autour des libertés. S’agissant de notre rapport à ce que doit valider le droit en démocratie, je crois qu’on peut identifier quatre phénomènes expliquant cette habituation à une restriction importante de nos libertés qui tendent aussi à limiter l’espace de l’élaboration et de la réflexion à la base de la décision publique, et qui ont pour effet que le droit réceptionne continument des pratiques hors des libertés.
A cet endroit, la notion d’habituation, plutôt que celle d’adhésion ou d’acceptation, me semble pertinente pour expliquer que le mouvement se poursuit donc avec d’assez faibles résistances (la résistance forte étant plutôt de l’autre côté), : contrairement aux idées d’adhésion ou d’acceptation, l’habituation ne suppose pas nécessairement une forme de volontarisme conscient mais un processus plus diffus de pénétration et, par ailleurs, la notion d’habituation permet de ne pas faire qu’à s’intéresser à la partie émergée de l’iceberg. En effet, l’adhésion ou l’acceptation suppose de s’intéresser à ce qui est accepté et laisse pantois ceux qui se demandent pourquoi nous acceptons aussi facilement autant de restrictions. Tandis que si nous nous intéressons à la question par l’habituation, cela permet de s’intéresser à ce qui entoure le phénomène, violence comprise d’ailleurs mais pas seulement, et permet peut-être de comprendre pourquoi, comme on dit, « ça passe ».
La question de la violence et de la sanction.
Sans aucun doute la violence physique a-t-elle un rôle dans ce qui paraît être une adhésion au droit. La répression violente, voire très violente, des manifestations ces dernières années, visible notamment dans la période des gilets jaunes, leur a fait perdre leur caractère populaire et bon enfant : on hésite désormais à emmener ses enfants dans les manifestations et on craint pour eux s’ils se trouvent à proximité. Les sanctions pénales et financières se sont faites progressivement plus importantes, pour des comportements autrefois bénins : la participation à une manifestation est par exemple devenue un risque financier, depuis l’obligation d’être à visage découvert jusqu’au principe même de la présence à une manifestation, qui ont eu un effet dissuasif de la contestation. Dans le même sens, beaucoup de personnes déclarent avoir eu recours à la vaccination pour ne pas être sanctionnés en allant au café, au restaurant, au spectacle, ou parce que c’est nécessaire pour voyager.
De fait la violence n’a pas toujours à être bien grande pour obtenir un comportement souhaité : conditionner les restaurants et les cafés à une certification médicale, et obtenir, début novembre 2021, la vaccination à près de 75% de la population, c’est-à-dire plus de 88 % de personnes majeures complètement vaccinées, n’est pas la mesure la plus sévère pour parvenir à un tel résultat. Peu de violence apparente donc pour obtenir une si grande couverture vaccinale d’un côté, mais quand même, d’un autre, habituation à la grande violence : quand des personnes sont mutilées, quand des adolescents sont mis quasiment en joue à genoux et de dos par des policiers (à Mantes La Jolie en décembre 2018), quand des personnes privées se prennent pour des policiers, se voit d’un côté qu’il n’est pas dans l’esprit des gouvernants de se considérer hors du champ normal de l’exercice du pouvoir, – ça ferait même maintenant partie de l’exercice normal du pouvoir – et que d’un autre côté l’esprit public, celui des médias, celui de la rumeur, celui de la foule, comme sans doute celui de l’élection, n’ont pas et auront pas pour effet de le faire considérer autrement. On s’habitue, même à la violence.
Une limitation doublement sociale et juridique des espaces de vie et de parole
Il s’agit du deuxième phénomènecontribuant à une habituation collective à moins de libertés, dans le cadre d’un droit qui en réceptionne la philosophie. Les autorités publiques ne sont pas les seules à promouvoir des limites à la jouissance des libertés puisque la société civile le fait aussi, qui même demande toujours au droit et au gouvernement de formuler des limites nouvelles. Le domaine de la liberté d’expression est particulièrement touché : depuis quelques années, plusieurs lois dites mémorielles ont pénalisé l’expression de certaines idées ou opinions formulées à propos d’épisodes historiques qu’il est ainsi interdit de nier, et ça paraît naturel à bien des personnes. C’est pour l’instant le véritable effet des lois mémorielles adoptées depuis la loi Gayssot du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe : il s’agit de faire que tous, au nom de la loi, puisse porter des jugements sur les paroles qui contrarieraient dans leur contenu ce qui est raconté ou reconnu par la loi. Il y eut donc aussi la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (dite loi Taubira), puis la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui permet aux associations de se porter partie civile dans des procès pour discrimination, diffamation ou injure, puis enfin la loi de janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté qui a instauré un délit très large de négationnisme des crimes de génocide.
Il n’est pas ici question de savoir si les causes sont justes ou non – elles le sont presque toujours – mais de savoir ce que, en leur nom, ou, en leur prétexte, on est conduit à faire, à savoir limiter les libertés, et notamment celle de dire.
Ce qui est frappant, depuis deux décennies environs, ce sont ces demandes fréquentes et insistantes auprès des institutions de produire un discours sur les faits, tant au niveau national qu’international dont la conséquence est une restriction du champ légal de la parole. Particulièrement, s’est fait jour un nouveau « droit à la vérité » que les institutions internationales promeuvent (il y a même une journée internationale du droit à la vérité, le 24 mars). Logiquement, la loi a aussi pénalisé la diffusion des dites fausses nouvelles (loi du 22 décembre 2018 contre la manipulation de l’information), dernier avatar des discours à ne pas tenir.
A ces différentes demandes de pénalisation, c’est-à-dire d’interdiction de parole, s’ajoutent des demandes spécifiques en faveur de certaines paroles, dans le cadre d’une forme de surveillance sociale rampante, et toujours, je le répète, pour des motifs légitimes : il faut donc plus de diversité à la télévision, il faut imposer une égalité du temps de parole ou de publicité, il faut en interdire d’autres. La « cancel culture », culture de l’annulation, expression qui désigne une manière d’écarter de l’espace public des discours qui contrarient une certaine vision de l’ordre social, n’est pas majoritaire aujourd’hui, mais elle s’imprime de plus en plus comme une sorte de normalité : ainsi, des pétitions et des alertes médiatiques sont orchestrées pour interdire telle ou telle personnes de se rendre dans un lieu ou un événement pour parler, faire que tel ou tel spectacle ne se produise pas, obtenir des excuses publiques et contraintes pour la publication d’un dessin dans la presse, et tout cela pour le moment en dehors des clous spécifiquement posés par le droit faisant que, dans la vie quotidienne, chacun est néanmoins porté à s’auto-censurer. Clairement, je ne suis pas libre comme professeure de m’exprimer librement, et je dois trouver des manières de dire qui ne supposent aucune ambiguïté… et dire cela est problématique car cela peut supposer que je puisse penser des choses qui ne sont pas éthiquement pensables, sur le fondement d’une seule vision non condamnable du monde. De cette manière, le langage se réduit car de fait peu de choses ne supposent pas l’ambiguïté. Il en va de nos libertés comme du langage, puisque les unes suivent l’autre.
Nos libertés se réduisent sans qu’on puisse ne faire que l’attribuer à une extériorité violente, à une caste non démocratique : la restriction de nos espaces de vie – espaces physiques et espaces mentaux, est un mouvement sociétal général. Il s’agit de penser à l’intérieur d’un cadre délimité et normalisé, avec des catégories communes et un langage restreint (la confiance, le risque, la nécessité, la vérité) et l’organisation claire d’un système de sanction, juridique et/ou sociale, pour tout dépassement de frontières. Même la critique se fait le plus souvent dans un cadre délimité, celui de la critique « acceptable ».
Les causes devant les libertés
Le troisième phénomène qui entoure la restriction de nos libertés et qui nous y accoutume est la préférence sociale grandissante pour des causes plutôt que pour des libertés. L’idée implicite – car ça n’est pas nécessairement formulé ou pensé en tant que tel – est de minimiser la jouissance des libertés dont le fondement est une forme d’universalisme des individus qui auraient tous donc les mêmes droits (même si dans les faits ça n’est pas la réalité), au profit d’une forme de singularisme dont il importe qu’il soit reconnu par la loi. Si on voit toujours des personnes se battre pour des libertés traditionnelles, ils sont plus nombreux, plus actifs, et plus visibles ceux qui se battent aujourd’hui pour des causes singulières, tendant à ringardiser les combats les plus classiques en la matière : il faut par exemple être féministe, pro LGBTQ (lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, et on peut en ajouter encore), même si, à certains égards, le contexte des causes est particulièrement concurrentiel, et serait peut-être une version non économique du néolibéralisme. Et s’il faut défendre des causes, encore ne peut-on souvent le faire que « de loin », car, progressivement, la défense de ces causes n’est considérée comme légitime que si elle est le fait des personnes directement concernées : aux femmes la défense du féminisme, aux homosexuels la défense de leurs droits, aux personnes ayant la couleur de peau correspondant à celle relevant d’une couleur opprimée leur propre défense, bref, aux seules personnes membre d’une catégorie concernée la défense légitime de leurs droits. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de questionner la légitimité de ces combats, il s’agit seulement de constater que, ce faisant, ils excluent les uns et les autres de leur défense, ils séparent les uns et les autres en fonction des causes à défendreet les uns imposent le silence aux autres, au nom des meilleurs causes, au nom des motifs les plus légitimes. Cette ambiance sociale montante est progressivement relayée par le droit qui doit prendre acte de ces revendications particulières mais toujours légitimes, et tendent donc à empêcher la discussion… Car, ce qui apparaît d’emblée comme légitime ne se discute pas, ni dans le principe ni hélas dans les conséquences à donner. Le silence est ainsi de mise, qui remplace les anciennes et bruyantes manifestations en faveur des libertés. Il se peut qu’on veuille cela.
La continuité du droit « de tous les jours »
Le quatrième phénomène enfin que je peux identifier comme concourant à l’habituation à des restrictions des libertés, peut-être un peu à part des autres mais tout aussi repérable, est le fait que, dans le même temps, on constate une assez grande continuité du droit en ce qu’il nous est familier et pas exceptionnel, même s’il subit lui aussi quelques modifications.
A propos du droit et du système de gouvernement qui le soutient, on constate en effet une absence d’un sentiment de rupture. Globalement, des règles de filiation, de conjugalité et de succession qui évoluent, mais sans révolution apparente ; une organisation constante des règles de la propriété, matérielle et immatérielle ; une fiscalité comparable et en tous les cas discutables toujours selon les mêmes modalités (impôts directs, impôts indirects, niveau de taxation etc.) ; un droit de la construction relativement identique ; une nomenclature des crimes, délits et contraventions comparable, même si on y ajoute les infractions spécifiques de non-respect des normes dites anti-Covid, etc.
Quand bien même on peut à l’analyse, constater que ces différents champs du droit ont beaucoup évolué ces trente dernières années, par l’effet d’une philosophie que l’on qualifie désormais le plus souvent de « néolibérale », leur pérennité pendant la période pandémique, la relative invisibilité des changements autant que notre habituation, à l’instar de la flexibilité du travail ou d’une protection moindre des travailleurs, salariés ou non, marque bien une absence vécue de rupture.
En l’absence de rupture ressentie, c’est un sentiment implicite de confort qui l’emporte pour le plus grand nombre : dans tous ces changements, rien ne change vraiment, peu importe d’ailleurs si tous savent combien sont en permanence et depuis longtemps au contraire dans une situation d’inconfort : après tout, quoi de neuf de ce côté-là aussi ? Ce que nous appelons les inégalités, ou ce que nous pouvons voir de ce que certains sont amenés à être traités comme des chiens – les chauffeurs-livreurs, les travailleurs étrangers non déclarés, les immigrés en centre de rétention, les détenus qui croupissent dans des lieux insalubres et surpeuplés, les enfants et personnes maltraités, en famille ou en institutions, jusqu’aux cadres dont le cerveau est lavé et contraints d’adhérer avec joie à la culture d’entreprise, chaires à canon de la culture des échanges mondialisés. Peu importe, il suffit que nous ayons le sentiment que rien vraiment ne change : et de fait, la restriction des libertés et les violences sociales ne relèvent pas de l’ordre du changement.
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Ces quelques éléments présentés peuvent je crois nous renseigner sur les liens entre droit et démocratie pendant la pandémie du Covid 19 : ils sont restés dans un rapport relativement identique, selon une logique qui donne la priorité à des faits, à des mots ou à des idées tels qu’ils paraissent toujours s’imposer à nous. La prise de décision consiste presqu’exclusivement à gérer et à éviter le risque, à suivre des faits présentés comme ayant un caractère d’urgence, à valider des causes légitimes, à suivre la vérité, faits, mots et idées à partir desquels estimer un gouvernement en confiance, non parce qu’élu démocratiquement, mais parce suivant toujours des mots, faits et idées selon une logique où peu d’efforts sont faits pour leur apporter une autre interprétation que celle qui s’impose selon toute évidence, une évidence qui tient donc lieu de démocratie et qui façonne le droit. Il suffit d’y croire.
Pourquoi alors être préoccupés de choisir un gouvernement selon des procédures dites démocratiques, pour éventuellement privilégier une certaine idée de ce que l’on veut pour l’avenir des hommes, puisque ce sont d’autres considérations que l’on fait primer dans son quotidien.
Sur le plan de la connaissance des choses, il en résulte que si on ne voit la période de la pandémie de Covid 19 que comme une parenthèse, on ne s’autorise pas à comprendre ce qui se passe, et encore moins donc à infléchir la tendance. Le « monde d’après » c’est le « monde de maintenant », qui était déjà le monde d’hier.
Ce mouvement très repérable, je ne le considère pas nécessairement comme immuable, ni comme ne faisant pas l’objet de contestations permanentes, ni d’ailleurs comme porté par la totalité des membres du corps social, ni même, pour ceux qui le portent, par la totalité de leur être. Nous vivons presque tous avec beaucoup de tensions, avouées ou inavouées. On ne doit pas oublier non plus ce qu’on sait maintenant, à savoir que la réussite du capitalisme tient notamment à sa capacité à digérer la critique ; or, il n’est pas douteux que les évolutions des régimes de droit et de gouvernement contemporain ont partie liée avec celles du capitalisme et que donc, les critiques qu’on leur adresse ne peuvent avoir pour effet que d’en renforcer le principe. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas exercer la critique. Mais, aussi juste soit-elle, il faut s’attendre à ce qu’elle ne fasse pas frémir d’un poil le mouvement en marche.
Beaucoup d’autres choses auraient pu être évoquées ici, qui seront pensées par les uns et par les autres en fonction de leur propre vie. Mais il m’a semblé que poser quelques éléments comme un cadre n’empêcherait pas qu’on y voit au travers, pour que chacun puisse saisir quelque chose qui fait écho à sa propre manière de vivre ce mouvement.