Voici le texte un peu remanié de la communication faite à l’Université de Montréal le 9 octobre 2024 lors du colloque sur « Droit et décroissance », organisé par Pascale Dufour, David Hier et Lucas Van Honnaeker. Cet événement était plus qu’un colloque puisque conçu pour être le plus possible un lieu de réflexion. La première journée, ouverte au public, était donc organisée autour d’une plénière de début et une plénière de fin, avec une multitude d’ateliers entre les deux. La deuxième journée, à laquelle les participants de la première journée étaient conviés, était consacrée à la restitution des ateliers, avec, pour tous, une discussion engageant la participation de tous. Une demi-journée supplémentaire fut consacrée, avec les participants encore présents sur le site, à l’avenir du groupe « Droit et décroissance », ses modalités, ses finalités. Un événement riche donc.
Avec l’autorisation des organisateurs, je publie ici mon texte avant qu’il n’intègre, le cas échéant (processus d’évaluation oblige), la publication de l’ensemble des contributions écrites reçues.
Droit et décroissance : où est-ce que ça coince ?[1]
Notre droit a sans nul doute accompagné la croissance, partout dans le monde. A mesure que des territoires, envisagés comme des marchés, se sont ouverts à tous les opérateurs du monde, des transformations juridiques se sont produites permettant l’acculturation à une lecture économique de toute chose. Ce processus, déjà présent, aux XVIè et XVIIè siècle, à la suite des premiers mouvements de colonisation européenne, s’est nettement accéléré sur la fin du XXè et du début du XXIè siècle. Il a été à cet égard encouragé par des institutions internationales favorables au marché, à l’instar de la Banque mondiale et de ses rapports doing business publiés à partir de 2005, où il était question d’indicer les systèmes juridiques à leur caractère « market friendly ». Alain Supiot l’a parfaitement illustré par son article sur « le droit du travail bradé sur le marché des normes »[2].
Le droit a donc historiquement accompagné la croissance, et la tendance se renforce, comme les rapports annuels doing business que je viens de citer en témoignent : ils mettent des sociétés entières en concurrence, à travers ce qui est le cœur de leur identité, à savoir leur culture juridique. Se demander comment le droit pourrait être décroissant dans une période où sa capacité à favoriser la croissance s’accélère, paraît donc une gageure.
Lors de cette journée, beaucoup de choses vont être proposées, interrogées, dans la perspective de la décroissance : les organisateurs ont eu la bonne idée de ne pas me placer à la fin, pour ne pas que nous repartions « plombés » par ma conclusion : oui ça coince, et c’est peut-être structurel. On ne s’attaque pas facilement à la structure. Mais, parlant au début de cette journée, vous aurez tout loisir d’y réfléchir, ou pas, et de considérer à la fin de la journée que, peut-être, j’aurais raconté n’importe quoi.
Alors puisqu’il s’agit de structure du droit, et que je m’adresse essentiellement à des juristes, il pourrait s’avérer nécessaire, avant d’entrer dans le vif du sujet, de s’interroger sur ce qui fait notre travail de chercheurs et d’enseignants, à savoir observer et du droit.
Quelques considérations liminaires semi-épistémologiques, semi-morales, et peut-être semi-politiques … bref, tout ça à la fois, mais qui pourraient, à la fin, s’avérer plus importantes que le soi-disant « « vif du sujet », à savoir le droit et la décroissance.
Comme observateurs « professionnels » du droit, nous proposons des analyses de celui-ci, qui sont autant de grilles de lecture possibles de la réalité. Si nous voulions seulement dire la vérité, c’est-à-dire ce qui est, indépendamment de ce que nous en disons[3], nous ne devrions produire que les propositions suivantes : tel énoncé (de droit) « existe » (puisque le droit est un langage[4]), parce qu’il a été produit par telle autorité, à tel moment, en tel lieu. Il se trouve que les juristes ont effectivement cette tendance, attachés à une fausse idéologie de la vérité, et ne pratiquement rien d’autre qu’un psittacisme, qui, à la fin, ne nous apprend presque rien sur une réalité qui se montre à tous de la même manière[5]. S’agissant du droit, en prétendant dire la vérité, nous ne disons rien de plus que ce qui a déjà été dit en tant que droit.
Ce ne serait peut-être pas si grave, si en faisant cela, nous ne faisions que maintenir l’illusion que le droit ne fait rien de plus que dire ce qu’il donne à voir comme énoncé. C’est oublier que, pour être droit, celui-ci peut se passer d’énoncés formels et d’autorités spéciales : l’histoire du droit, non occidentale surtout, est là pour en attester.
Il me semble donc qu’analyser ce que le droit fait à travers ses énoncés, c’est-à-dire à travers ce qu’il dit, suppose de dépasser le cadre strict de ces énoncés et de comprendre en quoi, grâce à quoi ou à cause de quoi ils réalisent ou non quelque chose dans l’espace social, en plus d’« être », en tant que discours, une production dans l’espace social. Etant donné, depuis l’époque moderne et dans le monde occidental, le rôle des juristes dans la compréhension et le déploiement du phénomène juridique, ce qu’ils racontent est un élément à prendre à compte dans la capacité du droit à faire ce qu’il fait, en partant de l’hypothèse qu’il est possible que ce ne soit pas nécessairement ce qu’il dit ou paraît dire qu’il fait.
A cet égard, il est patent que les juristes s’intéressent surtout – même s’ils ne font pas que ça – à ce que le droit dit et moins à ce qu’il fait réellement. Même si nous savons que le phénomène de la performativité des énoncés de droit n’est que résiduel, il semble que nous l’ayons intériorisé de telle sorte que cela nous dispense de l’étude de ce qui se passe. Nous renvoyons l’étude de ce qui se passe à la sociologie ou à d’autres disciplines, si bien que, à la fin, le rapport entre les énoncés, les dispositifs et les mécanismes juridiques, parfois très techniques, et les faits, ne sont jamais véritablement exploités : les juristes sont les spécialistes du droit, c’est-à-dire dans le sens commun, de la technique juridique, tandis que les autres disciplines sont spécialistes des faits sociaux, indépendamment de la réalité de leur impulsion ou non par le droit. Si des rapprochements s’opèrent parfois – à travers par exemple la sociologie dite du droit, ils restent à la fois isolés et peu féconds : les sociologues du droit sont très rarement considérés comme des juristes et leurs travaux influent rarement sur le travail de ces derniers. Je suis souvent frappé par l’effet Jean Carbonnier : considéré par la communauté juridique comme un « grand juriste », son influence réelle est très limitée, qui réside surtout dans le fait d’être une référence formelle, sans que cela ait pu influer sur le travail effectif des juristes qui continuent à faire ce qu’ils font, c’est-à-dire en rester à du psittacisme augmenté de considérations techniciennes, et parfois morales, Carbonnier, ou pas.
Il en ressort que la connaissance du droit est plus « vide » que l’on ne le croit, sa valeur euristique étant moindre par rapport à la réalité qu’elle est censée révéler.
Dans ces conditions, et si on veut rendre la connaissance précieuse, il me semble que l’on n’a pas le choix que, d’un côté, d’élever et d’élargir notre champ de recherche, et d’un autre, d’abaisser nos prétentions scientifiques : voir[6] le plus possible, et proposer, simplement proposer, une grille de lecture de la réalité. Ce qui suit correspond à cette ambition : une lecture possible de ce qui se fait réellement, à partir de ce qui se dit en droit et à propos du droit.
*
Démarrage.
Prenons une voiture dont les freins seraient défaillants. Comment y remédier ? Etonnamment, on trouvera toujours des conducteurs pour se dire que peut-être, en choisissant les bons souliers – des souliers anti-dérapants par exemple, ou plus confortables pour plus de souplesse du pied dans l’activation du frein – les freins de la voiture fonctionneront mieux. Et, lorsque celui qui veut changer de chaussures est aussi le garagiste, le mécanicien automobile, on comprend bien que la réparation de la voiture risque de tourner court. C’est peut-être un peu ce qui se passe à propos de droit et décroissance : comme juristes, nous proposons souvent de changer de chaussures, en restant aveugles à la défaillance des freins ; et en plus, nous entraînons les conducteurs dans cette folie.
En matière de croissance et de décroissance, les juristes suggèrent ainsi l’abrogation ou la modification de contenus croissantistes, et des ajouts de normes décroissantistes. De ce point de vue, ils assument le plus souvent le caractère politique de leurs propositions[7]. Mais, en ne s’intéressant pas, ou seulement superficiellement, à ce qui, dans le fonctionnement même, dans la structure même du système, favorise la croissance, ils laissent mécaniquement la main à d’autres acteurs dont l’action peut précisément favoriser la défaillance des freins, et se condamnent ainsi à l’inefficacité leurs propositions.
S’il n’apparaît pas possible ici de faire le tour de la structure, je vais au moins pointer deux des éléments qui me semblent y participer. Le premier est lié aux rapports de systèmes qui opèrent dans l’application du droit contemporain, et qui favorisent toujours la norme croissantiste, de telle sorte qu’on pourrait parler de l’existence d’une clause de la norme la plus favorablement croissantiste (I). Le second élément est lié aux effets que les observateurs attribuent aux énoncés juridiques, qui participe de ce que j’appelle la grande illusion discursive du droit moderne dont l’effet est de masquer ce qui se joue vraiment avec le droit (II).
- La clause de la norme la plus favorablement croissantiste
Je pourrais résumer la chose ainsi : d’une part, il existe toujours une norme croissantiste destinée à s’appliquer à des situations où des normes décroissantistes pourraient se déployer (1). Et, d’autre part, les analyses et théories à propos de ce mode d’être et d’agir du droit paraissent faire l’impasse sur leurs effets sociaux réels (2)
1. Il existe toujours une norme croissantiste « plus forte »
La prise en compte de considérations liées à la justice sociale, au principe d’égalité ou à la protection de l’environnement de l’homme a impliqué, à différents niveaux nationaux et au niveau international, l’adoption de nouvelles normes juridiques. Pour des raisons évidentes, certaines d’entre elles ont vocation à avoir un effet modérateur de la croissance, comme lorsqu’il s’agit de limiter ou d’interdire la poursuite d’activités polluantes, ou de limiter la durée du travail et d’organiser la protection sociale des travailleurs à la charge des employeurs. Le fait est qu’il existe donc aujourd’hui des normes dont l’objet, sinon la finalité, est de parvenir à une modération de la croissance. L’effet de ces normes est néanmoins très limité, voire souvent nul, car elles s’inscrivent dans un système où presque tout le droit charrie des ambitions contraires. Le cas de la protection de l’environnement est particulièrement significatif de ce que, de manière quasi implacable, c’est la norme la plus croissantiste qui s’applique. C’est tellement simple que si, comme juriste, on ne peut que le savoir, le fait est qu’on n’y accorde qu’une attention modérée, comme si on savait qu’on ne pouvait pas lutter contre cet état des choses.
Les acteurs du cas dont je parle sont connus : il s’agit du droit constitutionnel national et du droit international des investissements. Le droit constitutionnel est né d’une ambition de cadrage et de limitation du pouvoir au XVIIIè siècle. Il s’est développé progressivement comme norme, s’est répandu à travers le monde entier – près de 195 pays ont une constitution écrite –, a désormais presque partout son juge (que tout juge s’y réfère ou qu’il existe à cette fin une juridiction spéciale), et suscite beaucoup d’espoir aujourd’hui dans les populations qui y voient – beaucoup trop – une possibilité d’assurer la victoire de principes plus sociaux, humanistes, environnementaux, voire décroissantistes[8]. Le droit international des investissements est plus récent, mais son développement a été spectaculaire depuis la fin du second conflit mondial. Ce « droit » est constitué d’un ensemble d’accords signés entre des États, dont l’objet est très clair : construire la protection des investisseurs étrangers sur le territoire d’un État, et lui fournir les moyens de contester les actes de ce dernier s’il porte atteinte à leurs investissements. Plus de trois mille conventions ont ainsi été signées par les États depuis 1945. Si interdépendance économique il y a aujourd’hui entre les différents États du monde, on peut dire qu’ils en ont été eux-mêmes les artisans, à travers ces accords dont ils ont été les rédacteurs et les signataires. Il en résulte que l’action d’un investisseur contre l’État peut être portée devant une juridiction internationale, ou, ce qui lui est encore plus favorable, depuis 1990, devant un « arbitre », c’est-à-dire un juge privé.
Deux systèmes de normes coexistent donc au niveau de ce qui concerne l’action de l’Etat, dont l’objet et la finalité peuvent être opposés. Mais c’est l’accord d’investissement qui apparaît comme le plus efficace : en raison de la responsabilité à laquelle les États sont tenus à l’égard des investisseurs, toute autre norme, même constitutionnelle, peut être écartée, si elle vient faire obstacle, de manière illégitime, à l’accord d’investissement. C’est évidemment l’appréciation de cette dernière idée d’illégitimité qui est déterminante pour assurer la prévalence des intérêts liés à la poursuite d’activités polluantes, destructrices et de l’environnement et des populations. Le recours à l’arbitrage pour régler les litiges relatifs à des conventions relatives aux investissements présente donc de très grands avantages, car l’arbitre apprécie la notion d’illégitimité de manière assez large, favorablement le plus souvent aux intérêts liés aux investissements en jeu. Au surplus, l’arbitre n’est pas lié par l’appréciation des faits déjà constatés par le juge national, même constitutionnel, ce qui signifie que toute décision d’un juge national, constitutionnel par exemple, relativement aux effets des activités liées aux investissements en cause, n’a aucune conséquence sur la décision arbitrale qui peut l’ignorer. Par ailleurs, les décisions politiques des États qui ont des conséquences sur les investissements (par exemple les nationalisations), ne sont considérées par l’arbitre que du point de vue du préjudice qu’il entraîne à l’égard de l’investisseur, indépendamment des bienfaits – imaginables ou non – de l’opération pour le pays et le corps politique et social. Une telle décision de nationalisation peut emporter l’obligation pour l’État de verser de très fortes indemnisations, obérant ainsi par principe les éventuels bienfaits de la décision.
De cet état des choses on peut tirer la conclusion que les opérateurs économiques ont réussi à créer un réseau de règles juridiques dont le bénéfice premier est d’échapper au droit local, même s’il s’agit de la norme suprême, de manière à préserver leurs intérêts. Je note à cet endroit que la motivation est peu ou prou la même s’agissant du droit de l’Union Européenne, dont la primauté (le droit de l’Union Européenne l’emporte toujours, même sur la norme constitutionnelle[9]) permet de rendre quasi inconditionnellement effectifs les principes de la libre concurrence et de la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Au passage, on peut signaler que ce qui permet ainsi d’éviter l’application des normes constitutionnelles est mécaniquement le fait des constitutions elles-mêmes : la valeur accordée au droit international ou au droit de l’Union européenne dépend de manière déterminante de la ou des clauses contenues dans le texte constitutionnel, à l’image du point 16 de l’article 150 de la Constitution colombienne qui explique que « the State may partially transfer specified powers to international organizations, with the intent to promote or consolidate economic integration with other states ».
Le cas colombien est révélateur : les énoncés séducteurs de la constitution de 1991 sur la reconnaissance des populations indiennes historiques ou des droits de la nature[10] font figure de belle histoire que l’on se raconte, puisque l’essentiel, c’est-à-dire la prévalence des rapports économiques, s’impose quand même. L’exploitation minière y est particulièrement dévastatrice, et de l’environnement, et des populations, et de leur mode de vie. L’affaire impliquant l’entreprise Eco Orofournit un bon exemple de ce qui se produit, et de la manière dont cela n’apparait pas dans la littérature technique et juridique. En 2016, la Cour constitutionnelle a considéré que la protection de l’environnement devait prévaloir, parce qu’il était établi que l’activité minière envisagée par l’entreprise causerait des dommages environnementaux irréversibles et affecteraient l’approvisionnement en eau des populations (décision du 8 février 2016, C-035, 2016). Le tribunal arbitral fut alors saisi par l’entreprise, qui rendit une première décision en 2021 pour admettre que la Colombie avait violé l’une de ses obligations en vertu de ses engagements internationaux (Decision on Jurisdiction, Liability and Directions on Quantum du 9 septembre 2021, Eco Oro Minerals Corp. c. la République de Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/16/41). La rédaction de cette très longue décision est parfaitement révélatrice d’une écriture qui, tout en multipliant les affirmations séductrices, a pour fonction d’invisibiliser les véritables enjeux. L’articulation des éléments du raisonnement juridique agit comme un voile posé sur les intérêts en cause, et sonne comme la quasi-impossibilité pour les intérêts économiques de ne pas l’emporter.
Selon la décision arbitrale en effet, « la Colombie était tenue de garantir un environnement commercial prévisible. En effet, la prévisibilité est essentielle pour permettre à un investisseur de planifier correctement sa stratégie commerciale et de s’assurer qu’il respecte les règles et réglementations qui régiront ses activités. Eco Oro était en droit de s’attendre à ce que ‘ses affaires puissent être menées dans un cadre normal, sans interférence de la part des réglementations gouvernementales qui ne sont pas étayées par des objectifs politiques appropriés, tout en reconnaissant que la Colombie ne pouvait pas être rigidement liée aux règles et réglementations en vigueur au moment où l’investissement a été réalisé ». On comprend donc que l’énoncé « les parties réaffirment le droit de chaque partie de réglementer sur son territoire pour atteindre des objectifs politiques légitimes, tels que la promotion ou la protection de la sécurité, de la santé, de l’environnement, de la diversité culturelle ou de l’égalité entre les hommes et les femmes, ou la protection sociale ou des consommateurs » agit comme un épouvantail à l’égard des critiques du cynisme économique et politique du droit international des investissements et des pratiques d’arbitrage. Il s’agit qu’on ne puisse pas dire que les droits sont évacués de ce champ du droit, parce que son discours y fait référence. On ne pourrait donc pas « sérieusement » dire que l’arbitrage et l’application du droit international des investissements excluent les valeurs des droits fondamentaux et du respect de l’environnement. Mais ce sérieux ne touche que ceux qui sont rivés aux discours.
Hélas, malgré les affirmations présentes dans toutes les conventions selon lesquelles les principes de liberté, de démocratie et de respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales guideraient les relations économiques internationales, ces principes restent le plus souvent, dans les faits et comme une conséquence des décisions prises, étrangers à l’application des conventions d’investissement ou à la résolution des conflits qui surgissent. Les ravages causés à l’environnement naturel et aux populations qui l’habitent (qui ne sont pas discutables parce que très largement rapportés et documentés, tant par la littérature journalistique qu’académique ou humanitaire), sont dus aux activités dont le droit, par le biais notamment[11] des traités relatifs aux investissements et des décisions arbitrales prises sur leur fondement, assure la poursuite et limite les hypothèses de dédommagement. Dans cette perspective, le droit et l’application de ce qu’on dit être le droit qui s’impose (« oui » pour les clauses des conventions relatives aux investissements, « non » pour les clauses constitutionnelles qui affirment les droits des populations autochtones, ceux de l’environnement, ou qui imposent la nécessité de leur protection aux autorités politiques et administratives), tend presque toujours à préserver les intérêts des acteurs ainsi armés pour écarter les obstacles les plus substantiels à la poursuite de leurs activités économiques et industrielles, écocidaires et destructrices des pratiques de vie dans certaines régions.
2. L’impasse des analyses du droit sur ses effets sociaux
En Colombie comme dans beaucoup d’autres territoires de la planète, ces pratiques d’exploitation des hommes et de la nature pour satisfaire des intérêts économiques et financiers sont rendues possibles par une convergence d’intérêts entre les entreprises et les élites locales et/ou nationales. Mais pas seulement. Toute une rhétorique du droit a été construite pour leur donner l’apparence de la légitimité, parce que peu contestables au plan du droit. Comme il arrive souvent en effet, le secours des juristes dans la préservation des intérêts d’un petit nombre n’est pas négligeable, ce mouvement étant la plupart du temps impulsé par la pensée économique elle-même[12].
Lorsqu’ainsi, un corpus de normes, dont l’objet est purement économique, est créé de toute pièce par les Etats – à l’instar du droit international des investissements depuis 1945 – et que les normes qui en résultent peuvent s’appliquer indépendamment de leur contradiction avec l’application des normes constitutionnelles, les juristes abordent ces phénomènes à partir d’une logique euphémisante vis-à-vis des intérêts et des conséquences sociales en jeu. Ils parlent ainsi de « rapports de systèmes » pour désigner le fait que plusieurs systèmes juridiques coexistent dans un même champ de compétence, comme s’il s’agissait d’une pure mécanique obéissant à des règles techniques permettant de conclure à la suprématie de telle ou telle norme. Autrement dit, il existerait plusieurs « sources de droit » – par exemple le droit français et le droit européen – dont les normes, parfois, se contredisent, créant ainsi un conflit technique à résoudre. Ces « rapports de système », et ses multiples occurrences[13] ont occasionné une très vaste littérature visant à identifier les règles permettant de déterminer laquelle des normes doit s’appliquer à quel(s) cas, et dans quelle(s) situation(s). Mais les aspects humains et sociaux sont inenvisagés. Pour prendre un exemple, l’introduction de la partie d’un ouvrage consacrée à « Les rapports de système entre l’Union Européenne et l’ordre international »[14], ne comporte ainsi aucun élément explicite qui permettrait de se saisir de la réalité matérielle et sociale de cette question.
Des mécanismes présentés comme complexes et techniques (à partir d’un vocabulaire confortant cette impression), sont ainsi le soutien de pratiques d’évitement ou de contournement des dispositions sociales des constitutions. C’est une pure mécanique qui est explorée, ou plutôt, les enjeux sociaux et sociétaux sont dissouts, pour laisser place à ce qui ne relèverait « que » de la mécanique, même si celle-ci est présentée comme imparfaite. Derrière les normes, la nature et la systématicité des intérêts économiques et sociaux sont donc largement ignorées. Ce faisant, le fonctionnement des systèmes juridiques dont l’effet est – presque – toujours d’assurer la prévalence d’intérêts économiques sur tout autre intérêt, se trouve assez largement conforté, car socialement édulcoré, secondarisé et le plus souvent invisibilisé, par la « technique ».
Au-delà du constat que le travail des juristes est faussement neutre, celui que leurs discours contribuent à renforcer les effets du droit doit lui aussi être rappelé. Dans le cas qui nous intéresse, le droit international des investissements appartient donc à la catégorie « droit international », et cette catégorie a historiquement été largement promue par les discours des juristes, jusqu’à aujourd’hui. C’est principalement au nom des droits de l’homme que cette promotion a été faite, mais il en est ressorti un effet plus général de séduction de l’appellation « droit international ». Depuis l’école du droit de la nature et des gens des débuts du xvie siècle, jusqu’à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950, en passant par La Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, c’est toute une série de grands énoncés qui sont restés « pour l’histoire », et auxquels on a aimé et on aime toujours se rattacher. Le développement du droit international a en effet été présenté, et depuis longtemps, comme une promesse de paix et d’universalisme des droits. On a pu y croire vraiment car, depuis l’issue du second conflit mondial, le territoire occidental, grand énonciateur du droit international, a constitué un abri exemplaire contre les conflits armés, entretenant l’idée d’un modèle à suivre »[15]. Du même coup, c’est tout un ensemble de normes sans rapport avec les droits de l’homme, voire qui permettent de les contourner, qui se sont ainsi, de fait, trouvés également promus. Ou, du moins, profitant du « vent » symboliquement favorable au droit international, c’est toute une série de normes beaucoup moins humanistes qui se sont développées à travers les accords bilatéraux et multilatéraux adoptés par les Etats. L’énoncé « droit international des investissements » ne prête donc habituellement pas à la méfiance vis-à-vis des pratiques concernées et, d’autre part, il existe une littérature savante qui explique ce droit et le commente, comme s’il ne s’agissait que de techniques neutres.
S’il fallait faire un « crash test » du développement droit international, on constaterait qu’il a toujours peiné à donner vie aux droits et libertés, alors que, dans le même temps, il a permis un développement ininterrompu et redoutablement efficace des règles du commerce. En fait de « rapports de systèmes », ce sont surtout des systèmes à plusieurs vitesses qui coexistent, où les droits et libertés font figure de parents pauvres d’un commerce à l’expansion implacable. Mireille Delmas-Marty parlait à ce propos de vents contraires[16]. Mais, la rhétorique séductrice du droit international, que précisément cette même autrice a contribué à alimenter, en a fait un instrument du même coup inopérant vis-à-vis des droits qu’il prétend reconnaître et garantir. Il faut se rendre à une forme d’évidence que c’est par le droit international – par exemple le droit international des investissements – que les espoirs sociaux paraissent devoir être constamment contrariés. Si le secours de la Constitution colombienne n’est aujourd’hui d’aucune utilité devant les effets d’un arbitrage en matière d’investissements destructeurs de l’environnement, c’est parce que le droit et la pensée du droit ont, à leur manière, organisé et/maintenu ces mécanismes de puissance et d’impuissance.
II. La grande illusion discursive du droit
A travers le langage par lequel le droit se déploie, la science juridique ne cherche pas tant à savoir ce qui se trame qu’à rappeler ce qui est formellement dit. Ce que j’appelle les effets de parole, ou illusion discursive, consiste à comprendre le droit en tant que discours réalisé : ce que dit le droit serait ce qu’est le droit, par l’idée implicite de la performativité en quelque sorte intrinsèque des énoncés du droit. Ce qu’ils disent est donc le droit. Pour les juristes occidentaux – mais aussi pour nombre d’anthropologues occidentaux -, le droit est indissolublement lié à l’écrit. Seraient ainsi des sociétés sans droit celles où il n’y a pas de droit écrit. Contre-sens historique bien sûr, et pourtant la manière dont se pense et s’enseigne le droit.
Si on leur demandait, peu de juristes adhèreraient à ces propositions, au moins sur le plan théorique. Mais dans le cadre de leurs activités d’écriture et d’enseignement, s’aperçoit que « tout bon cours de droit », comme toute bonne étude sur le droit, commence par l’exposé de ce qui fait « source » pour le sujet, comprendre des énoncés écrits, depuis les traités internationaux jusqu’à la jurisprudence, en passant par les constitutions, les lois et les règlements. Résolument, quand les juristes veulent savoir ce que dit le droit, ils se réfèrent d’abord aux énoncés écrits du droit. Mais non seulement un énoncé de droit, notamment quand il est « aimable », en masque toujours un autre (1), et la confiance mise dans ceux que pourraient émettre les juges est aussi et à bien des égards infondée (2).
1. Un énoncé en masque toujours un autre
Le « problème », comme je le soulevais dans l’introduction, et que du dire au faire, il y a un pas, pourtant aisément franchi, sans même que les juristes ne s’en rendent compte. Ça ne serait pas si problématique s’il n’en résultait pas qu’ils sont amenés à dispenser des fables à propos du droit, et, surtout, qu’ils ont une nette tendance à croire à ces fables et notamment à celle selon laquelle le droit dit ce qu’il fait. On se préoccupe peu, parce que ce ne serait pas du droit (sic), de la question des effets des énoncés du droit sur le flux des phénomènes et événements sociaux.
Une explication possible de cette forme de croyance des juristes dans les énoncés du droit réside peut-être dans le fait que certains d’entre eux, non seulement « réussissent », mais paraissent de surcroit difficilement surmontables (payer ses impôts quand on n’est pas très riche, aller à l’école jusqu’à un âge déterminé, ne pas voler, déclarer ses revenus, etc.). Ces énoncés il est vrai couvrent des champs importants de nos vies, et, ce faisant, nous persuadent, juristes et non juristes, de la capacité performative du droit en général.
A l’affirmation selon laquelle le droit ne favoriserait pas la décroissance ou, plus strictement, le droit de l’environnement par exemple, on pourrait ainsi opposer facilement les énoncés du droit qui paraissent le faire ou y contribuer : ils sont d’ailleurs salués comme manifestant une sensibilité des autorités en charge de faire le droit à ces préoccupations. Dire que ce n’est pas le cas vaut affirmation péremptoire, là où il eût semblé que ce fut l’inverse qui serait plus rigoureux. Il est vrai que les juristes se fendent parfois d’une phrase du type Bon, ‘en vrai’ ça ne se passe pas comme ça, le ‘en vrai’ étant néanmoins relégué au domaine de la non investigation car en dehors de la question juridique. A l’heure de la sacralisation de ce qui serait la vérité, il est étonnant que les juristes entendent rester en-dehors, voire en-dessous d’elle. Quand le droit est inefficace à faire advenir ce qu’il dit, c’est rarement la capacité du droit à le faire qui est interrogée. Cela est d’ailleurs sous-tendu dans les appels si nombreux au droit pour régler tout un tas de problèmes sociaux et sociétaux. Le droit serait ainsi ce champ de bataille sur lequel les uns et les autres sont tout autant susceptibles de défaites que de victoires. Il y a de ce point de vue un manque de vigilance vis-à-vis du discours des normes, et singulièrement dans nos pays occidentaux. L’inscription d’une règle dans le droit, sous la forme d’un énoncé écrit, si possible dans une source réputée en bonne place dans la hiérarchie des normes, apparaît toujours une victoire, quand il arrive, trop souvent, que ce ne soit qu’un leurre.
A défaut de croire dans la performativité en quelque sorte mécanique du droit, on peut croire souvent au potentiel de ses énoncés : si tel ou tel droit, telle ou telle liberté, tel ou tel mécanisme, sont inscrits dans un énoncé de droit, alors il est une source potentielle d’application ou de mise en œuvre, et, à terme, source potentielle d’un changement social et/ou sociétal. Mais alors, si on veut être sérieux, il faut chercher la ligne qui sépare les énoncés « efficaces » de ceux qui ne le sont pas. Il en existe certainement plusieurs de lignes, en fonction de la difficulté des procédures, en raison de l’hermétisme du champ dans lesquels ils s’appliquent, ou encore en raison de la volonté plus ou moins forte des autorités d’application à en faire des énoncés efficaces. Bien sûr il conviendrait de s’accorder sur ce qu’est un énoncé « efficace », car certains énoncés ne réussissent pas du tout dans ce qu’ils disent, tout en parvenant à provoquer quelque chose. Pour revenir sur la question du droit international des droits de l’homme, on peut dire que la plupart de ses énoncés sont globalement inefficaces (sauf victoires ponctuelles, « grandes » pour ceux qu’elles concernent – évidemment – mais « petites » à l’échelle de la défaite globale des énoncés relatifs aux droits de l’homme), mais que leur existence (et les discours à propos de leur existence) permet d’assurer l’efficacité d’autres énoncés, ceux qui portent d’autres intérêts.
Il s’ensuit que certains énoncés (pas tous donc) ont une inefficacité redoutable, en étant considérés comme du droit, tout en ne faisant rien d’autre que – via le secours des juristes qui travaillent sur la « mécanique » du droit-, d’entretenir le sentiment qu’ils le font. L’exemple colombien pris tout à l’heure montre que ce n’est pas une question de mécanique mais une question d’intérêts et de stratégies de légitimation : s’il y a suffisamment d’intérêts pour faire advenir certaines règles, ceux-ci s’appuient sur l’illusion d’une mécanique, dont ils contribuent à alimenter la croyance, au détriment d’autres règles et d’autres intérêts.
A ce stade, on peut dire que quand les énoncés du droit disent comment les choses doivent être, elles sont effectivement parfois comme ça, et parfois elles ne le sont pas. Et ce n’est pas la pure mécanique du droit qui permet de le comprendre, mais la manière dont cette mécanique est mobilisée par les uns ou pour les autres. Le droit sert finalement toujours et seulement de justification à la norme et aux intérêts qui l’emportent. Truisme peut-être, mais si absent des facultés de droit !
L’illusion créée par le discours du droit s’appuie donc tout à la fois sur les inconséquences sociales de la méthodologie des juristes, et sur notre indécrottable envie de croire à ce que les discours du droit racontent dans ce qu’ils ont de plus aimable, quitte à ignorer le contexte, tout à la fois normatif et social, un contexte pourtant souvent très visible et qui donne leur véritable sens aux discours, mais que nous feignons la plupart du temps d’ignorer. Cette posture nous condamne à passer à côté de la réalité et, surtout, à rester impuissants devant ses effets.
A propos de « légèreté » dans l’attribution de sens à une norme juridique, un exemple me vient à l’esprit, celui du fameux « RGPD », pour Règlement Général sur la Protection des Données (règlement UE 2016/679 du 27 avril 2016), un texte que le monde entier aurait envié à l’Europe et qui a inspiré la Chine comme les Etats-Unis. Ce fait d’influence à l’égard de pays dont l’esprit de compétitivité, de protectionnisme et d’impérialisme économiques et politiques n’est plus à démontrer, aurait dû nous mettre la puce à l’oreille des juristes que nous sommes. Qu’est-ce qui est vraiment à retenir de ce que raconte le RGPD ? La fantastique reconnaissance de la protection qu’il confèrerait à notre droit sur nos données personnelles ? Peut-être pas. Sûrement pas même.
A lire les deux premiers alinéas de l’article 1er, le règlement dit ce en quoi nous avons une irrésistible envie de croire :
Le présent règlement établit des règles relatives à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractères personnel et des règles relatives à la libre circulation de ces données.
Le présent règlement protège les libertés et les droits fondamentaux des personnes physiques, et en particulier leur droit à la protection des données à caractère personnel
Il suffit néanmoins de lire le dernier alinéa pour interroger l’illusion procurée par la lecture des deux premiers :
La libre circulation des données à caractère personnel au sein de l’Union n’est ni limitée, ni interdite pour des motifs liés à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel
Là semble apparaître le véritable mobile du règlement, à savoir non pas protéger les données, mais légitimer la libre circulation des données sous couvert de la protection de celles qui sont personnelles. Or, la littérature[17] la plus importante sur le RGPD a eu pour ambition de vanter son aspect protecteur, alors qu’il est surtout l’instrument de la circulation des données personnelles. A ainsi été véhiculé dans l’espace public ce en quoi il paraissait nécessaire de croire (le texte a très largement été valorisé par les discours des politiques et des juristes) pour que le texte fasse son effet du côté de ce qu’on ne mettait ainsi pas en avant. Un regard un tant soit peu rigoureux permettait pourtant de voir une forme de « contradiction ». Mais, pour les juristes, il y a rarement de contradiction véritable entre les énoncés, seulement des champs respectifs à définir, plus ou moins restreints : ainsi, le droit à la protection des données personnelles, comme n’importe quel autre droit, devrait « simplement » se comprendre au regard des conditions que déterminent le droit, ici au regard de ce que les exploitants possibles de ces données ont un intérêt légitime à le faire. Il suffirait de le savoir. Autrement dit, ce qui semble contredire un principe, est en réalité un autre principe au regard duquel il doit être compris. Dissolution de la contradiction et, en réalité, de la supercherie.
Les sujets de droit que nous sommes doivent donc toujours se méfier des énoncés qui en masquent d’autres. Le droit est un système plutôt élaboré et complexe, constitué d’un tissu énonciatif particulièrement dense, à travers lequel on ne voit pas toujours facilement au travers, et surtout lorsqu’il se déploie par le biais de mots, notions, concepts ou étendards « séducteurs ». Dans ce registre, on peut également se référer aux usages récents de la notion de consentement. L’énonciation et la référence à ce terme emporte l’idée du respect exigé de la volonté, voire du désir, des personnes impliquées dans la réalisation d’un phénomène, qu’il soit civil, commercial ou intime[18]. Toutefois, la nécessité du consentement c’est aussi, et peut-être même surtout, le support légal nécessaire de nombre de pratiques d’évitement et d’exonération des responsabilités et devoirs des fabricants et prestataires de service, et même de l’Etat. Ceux-ci en effet, plutôt que de paraître jouer de leur supériorité économique ou juridique, parviennent, grâce au recueil de ce qui est considéré comme l’expression d’un consentement, à rendre leurs pratiques incontestables et profitables. Le recueil du « consentement » peu ainsi prendre différentes formes – manuscrites, électroniques, orales, procédurales –, de telle sorte que le silence ou l’inaction peuvent également valoir comme consentement ou adhésion.
Presque tout serait alors possible, dès lors que nous y consentons. L’Etat y recourt même désormais en matière pénale, lorsque par exemple il invite une personne à définir lui-même sa peine (en acceptant les propositions qui lui sont faites à ce sujet par le parquet), dont la particularité est que, contrairement à celle qui aurait été prononcée par une autorité juridictionnelle, elle n’est pas susceptible[19]. Dans les présentations faites de la composition pénale, les circonstances faisant que ceux qui sont invités à donner leur « consentement » ne disposent en réalité que d’une liberté ou d’une autonomie limitée, ne paraissent pas constituer le cœur du procédé, mais seulement une variable, auxquelles seuls des non juristes semblent éventuellement vouloir porter attention. Implicitement, on doit comprendre que cela est indifférent à la règle juridique, alors que c’est ce qui lui donne son véritable sens. Mais, pour des raisons qu’il conviendrait de mettre plus au jour, les juristes ont décidé de ne pas penser ce qui fait société.
2. La croyance infondée dans le discours des juges
La confiance mise dans ce que disent certains énoncés du droit, sans égards ni pour leur effectivité ou effets réels, ni pour le fait qu’ils sont contredits par d’autres, a son pendant dans l’accueil fait aux discours des juges. Les critiques formulées et récurrentes à l’encontre du gouvernement des juges, qu’on les considère fondées ou non, ont en tout cas pour effet d’inscrire la « puissance » excessive des juges dans les esprits : ils auraient tendance à en faire « trop », ce « trop » étant à géométrie variable en fonction des auteurs. Mais ce n’est peut-être pas tant parce qu’il en fait « trop » que le juge se joue régulièrement de nous, que parce qu’il a lui-même tendance à dire qu’il en fait beaucoup, quand la réalité se trouve souvent en-deçà. J’émets ainsi l’hypothèse que l’on surestime le « trop » du travail du juge, et que ce dernier tend à sur-jouer cet éventuel « trop », alors que les effets de son travail, pris dans leur globalité, sont plutôt et même nettement de renforcer ceux produits par le politique, dans le cadre de l’élaboration et du maintien du droit, notamment dans sa logique croissantiste défavorable à l’humanité toute entière.
Le fait pour le juge de « sur-jouer » son travail et les effets de son travail réside par exemple dans le fait pour lui d’affirmer l’existence et la valeur d’un principe (principe général du droit ou principe à valeur constitutionnelle par exemple), tout en ne l’appliquant pas au cas qui lui est soumis : on considère souvent qu’il « prépare » ainsi les justiciables à l’application du principe, avant même de l’appliquer. Mais, en premier lieu, cela n’arrive pas toujours. En second lieu, lorsqu’il prétend appliquer le principe, c’est très souvent en minimisant sa portée, comme lorsqu’il l’applique à une situation qui ne survient que très rarement ou dont le champ social est extrêmement réduit, ou plus simplement lorsqu’il opère une balance avec d’autres principes qui le prive de toute portée. Ainsi par exemple lorsque le Conseil constitutionnel français paraît privilégier la protection de l’environnement sur la liberté d’entreprendre, alors que la contrainte pesant sur celle-ci est en réalité minime (décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018 : il s’agissait d’une interdiction pesant sur les entreprises du secteur de la distribution alimentaire de mettre des ustensiles en plastique à disposition de leurs usagers (pailles, couverts, piques à steak, couvercles à verre jetables, plateaux-repas, pots à glace, saladiers, boîtes à bâtonnets, mélangeurs pour boisson). En revanche, lorsque la contrainte pesant sur les entreprises permettrait par exemple de limiter l’évasion fiscale dont le coût est extrêmement élevé pour le pays, alors c’est bien la liberté d’entreprendre qui l’emporte (par exemple, décision n°2016-741 DC du 8 décembre 2016). Dans un autre registre, on peut citer la décision qui donne valeur constitutionnelle au principe de la gratuité de l’enseignement, tout en ajoutant qu’elle « ne fait pas obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants » (décision n°2019-809 QPC du 11 octobre 2019) ! Parce qu’ils sont énoncés, les principes ainsi affirmés par le juge (respect de l’environnement ou gratuité de l’enseignement dans les cas cités à l’instant), ils seraient alors gravés dans l’histoire du droit, comme s’ils structuraient désormais les espaces de vie, ou au moins, pourraient le faire. Nous sommes de grands croyants !
Il est nécessaire aussi de se faire à l’idée que, pour en comprendre le sens, les décisions des juges ne doivent jamais être considérées pour elles-mêmes. Elles s’inscrivent toujours dans un environnement politique, économique et normatif, qui vient leur donner leur véritable portée. Le juge n’est pas toujours ignorant de cet environnement, et on pourrait même aller jusqu’à considérer qu’il se plaît parfois à prendre des décisions dont il sait l’inapplicabilité, selon deux logiques qui ne vont pas ensemble : il peut d’abord vouloir et résolument montrer l’incurie des autorités administratives, politiques, ou même judiciaires, comme lorsqu’un juge de première instance prendre une décision audacieuse qu’il sait n’avoir aucun avenir par les effets de l’appel et de la cassation. Cela arrive, mais ce n’est pas si fréquent. Le juge, plus souvent, peut simplement se plaire à cultiver son image de « bon » juge, non sans une certaine dose de cynisme – cela arrive même aux juges -, mais aussi parfois selon une naïveté ou une sincérité confondante. Ce sont ce que j’appelle des affirmations « à bon compte ». Ainsi par exemple du statut des règles de droit de l’Union Européenne dans les droits nationaux : la plupart des juges nationaux en Europe ont reconnu l’existence d’une identité constitutionnelle propre, qui leur permettrait le cas échéant de passer outre une règle européenne qui lui serait contraire. Mais l’affirmation est de pure rhétorique, et donc très politique, et n’a aucune portée pratique réelle, d’autant plus que : 1. Les juges ne l’appliquent pratiquement jamais (mais les juristes en parlent beaucoup !) et, lorsqu’ils le font, la portée est la plupart du temps réduite. 2. Les instances européennes ne le voient pas ainsi, le juge européen notamment qui, depuis l’arrêt Costa en 1964 (Cour de Justice des Communautés Européennes, Costa c/Enel, 15 juillet 1964, aff. 6/64) affirme la primauté de toute norme européenne sur toute norme nationale, y compris constitutionnelle.
Tout un tas d’illusions est donc créé par l’appréhension du discours du juge, d’autant qu’il est souvent considéré comme celui qui donne leur véritable positivité aux énoncés figurant dans les différents textes juridiques. Ce faisant, nous ne faisons que passer d’une illusion à une autre. Bien entendu, comme je l’ai dit, il arrive que les juges aient de « bonnes » intentions. Mais le constat est que malgré l’existence formelle des droits constitutionnels et de plusieurs décisions juridiques, notamment des Cours constitutionnelles, censés faire obstacle à des pratiques écocidaires, des cours d’eau sont quand même détournés, des ressources souterraines extraites, les populations attenantes déplacées, les droits sociaux minimisés, voire inapplicables, un peu partout, au nom de la liberté d’établissement et d’entreprendre, sacralisées par les conventions internationales. D’ailleurs, les non-juristes ne s’y trompent pas toujours, contrairement aux juristes.
On aurait vite fait de se réjouir de ce que, partout, et de tout temps, il y a eu, çà et là, des exceptions, petites ou grandes, à un mouvement dont la ligne est très sûre, et qui à la fois se joue des discours et passe par eux. Des exceptions, il y en a. Chacun peut en témoigner, quel que soit le domaine dans lequel il agit. Récemment, on citera par exemple l’organisation d’un référendum d’initiative populaire en Equateur à l’été 2023, qui imposa l’arrêt d’activité d’un exploitant minier pour la fin de l’année 2024, faisant ainsi mentir la loi d’ineffectivité crasse des énoncés dont l’idée contrarie la marche indéfiniment croissantiste du monde. L’effet de ce référendum « extraordinaire » reste néanmoins à apprécier : selon la décision prise, l’exploitation pétrolière dans le Parc National de Yasuni devait être arrêtée fin 2024, mais le gouvernement n’a à ce jour fait cesser l’exploitation que d’un puits sur 247, et demandé à la cour constitutionnelle un délai supplémentaire de 5 années pour mettre complètement fin à l’exploitation, un délai qu’il a obtenu. Rien n’est encore fait, et il faut donc suivre le dossier pour pouvoir à la fin dire qu’un référendum d’initiative populaire l’a emporté, une fois au moins, sur des intérêts économiques très puissants. Et quand bien même, l’exception, dont il faut toujours se réjouir, ne nourrit-elle pas l’espoir de telle sorte qu’il ne serve finalement que de soutien à la continuité de tout ce qui ne relève pas de l’exception ? La question au moins mérite d’être posée.
Je termine en proposant une saynète du Phèdre de Platon, qui nous invite à questionner notre rapport de juristes aux discours écrits[20] :
On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
[275] Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants[21].
[1] Le style « oral » de cette communication faite le 9 octobre 2024 à l’Université de Montréal a été dans l’ensemble conservé. Il fait beaucoup dans ce qu’il y a à dire. Quelques éléments ont été ajoutés ou légèrement modifiés lorsqu’il s’agissait de faciliter le suivi du raisonnement présenté.
[2] Alain Supiot, « Le droit du travail bradé sur le marché des normes », Droit social, 2005, p. 1087.
[3] Bien que le philosophe Ludwig Wittgenstein nous ait appris que c’était impossible, dans les tous premiers développements de son Tractactus Logicus Philosophicus (1921), Gallimard, 1993. Dans un autre genre, le psychanalyste Jacques Lacan estime que « Peut-être l’analyse nous introduira-t-elle à considérer le monde comme ce qu’il est – imaginaire. Cela ne peut se faire qu’à réduire la fonction dite de représentation, à la mettre là où elle est, soit dans le corps », Jacques Lacan, « La troisième », La Cause freudienne, 2011, vol. 3, p. 16.
[4] Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. II. Pouvoir, droit, religion, éditions de Minuit, 1969, spéc. p. 114.
[5] Quoi que cette proposition soit elle-même sujette à caution.
[6] Le terme est ici employé pour désigner à la fois la fonction d’observation et celle de la compréhension/intelligibilité de ce qui est observé. C’est un peu « voir » comme pourrait l’entendre le sorcier Yaqui dans l’ouvrage du sulfureux Carlos Castaneda, Voir, Gallimard, 1985.
[7] Proposer des réformes du droit est toujours un acte politique, puisque, dans nos sociétés contemporaines, le droit est dérivé de l’exercice du pouvoir politique. Mais ce caractère politique du travail des chercheurs sur le droit ne doit pas être confondu avec son éventuel caractère partisan (qu’il soit ponctuellement pro ou anti-gouvernemental par exemple), qui lui, en revanche, est de nature à parasiter tout à la fois le sérieux et la bonne réception des analyses. Le chemin entre les deux peut être étroit, mais il n’est pas impossible. Si même il s’agit de parler de justice sociale, ce qui peut paraître partisan (l’humanité a réussi à faire apparaître comme partisane toute proposition qui entend réaliser la concorde et la justice entre les hommes !), il demeure possible d’établir un lien historique entre le rôle du droit dans les sociétés humaines, le rapport à la violence et à la justice, afin qu’il en résulte toujours une proposition de lecture des choses dont on puisse dire qu’elle est arrimée à un ensemble de faits.
[8] Sur le développement et les espoirs (déçus) du constitutionnalisme, voir mon ouvrage, La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social, Amsterdam, janvier 2025.
[9] Voir la déclaration n° 17 annexée au Traité de Lisbonne de 2007 : « La Conférence rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence. »
[10] Figurant par exemple aux articles 246 (autonomie normative des populations indigènes) et 49 (sur la responsabilité de l’Etat dans la protection de l’environnement).
[11] Plus largement, on pourrait considérer, avec l’historien américain Charles Beard par exemple, que « tout le droit a un rapport avec la propriété », An Economic Interpretation of the Constitution of the United States, Mac Milan, 1913.
[12] Ce fut le cas par exemple de la doctrine « néolibérale » ainsi nommée par des économistes à l’issue du colloque Lippmann en 1938, dans laquelle le rôle du droit est essentiel. La récupération des prescrits néolibéraux par le droit et la doctrine juridique s’est faite progressivement : voy. en langue française Roger Lambert, Une solution de rechange au néo-libéralisme. Nouveau regard sur le droit et ses fondements, Presses de l’Université Laval, 2000 ; Vincent Valentin, Les conceptions néo-libérales du droit, Economica, 2002 ; Fabien Bottini (dir.), Libéralisme et droit public, Mare et Martin, 2017 ; Fabien Bottini (dir.), Néolibéralisme et américanisation du droit, Mare et Martin, 2019. Voy. aussi en langue anglaise, Jaafar Aksikas, Sean Andrews (eds), Cultural Studies and the ‘Juridical Turn’ Culture, law, and legitimacy in the era of neoliberal capitalism, Routledge, 2016 ; Honor Brabazon, Neoliberal Legality Understanding the Role of Law in the Neoliberal Project, Routledge, 2017 ; Ben Golder, Daniel McLoughlin, The politics of legality in a neoliberal age, Routledge, 2018 ; voir aussi Giolo Orsetta, Il diritto neoliberale, Jovene editore, 2020.
[13] Ces rapports visent non seulement des conflits entre normes issues de systèmes ou d’ordres juridiques différents (ordres nationaux, ordres internationaux, ordres régionaux), mais aussi des conflits distincts en fonction des catégories de normes concernées : par exemple, une décision et une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies n’auront pas la même portée vis-à-vis d’autres normes, comme on peut distinguer les règlements européens des directives, qui n’auront pas nécessairement la même portée selon qu’elles entrent en conflit avec une norme législative nationale, une norme constitutionnelle et en fonction de l’ordre devant lequel le conflit est abordé (le juge européen fera systématiquement primer la norme européenne tandis qu’un juge national pourra éventuellement faire primer la norme constitutionnelle).
[14] Jean-Sylvestre Bergé, « Introduction – Approche méthodologique des rapports de systèmes : comparer, combiner, hiérarchiser le droit international et le droit européen », in Union européenne et Droit international. En l’honneur de Patrick Daillier, Myriam Benlolo-Carabot, Ulaş Candas et Eglantine Cujo (dir.), Pedone, p. 575.
[15] Lauréline Fontaine, La constitution au XXIè siècle…, op. cit., p. 113.
[16] Mireille Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Seuil, 2016.
[17] Elle est très importante, à tel point qu’elle n’est pas limitée à une série de notes ou articles, puisque de nombreux ouvrages lui ont été consacrés, dont il n’est pas l’objet ici de les répertorier.
[18] A ce sujet, la différence irréductible entre la volonté et le désir est peut-être la cause de la difficulté à bien « situer » le consentement et sa nécessité en tant qu’entraînant des conséquences juridiques.
[19] Cette procédure de la composition pénale a été inscrite dans le droit français par la loi n°99-515 du 23 juin 1999.
[20] Et peut-être plus généralement aux discours.
[21] Platon, Phèdre, 274d-275e.