Il y a eu hier lundi 2 mars des débats un peu houleux lors du conseil de département de l’Université auquel j’appartiens, où l’initiative avait été prise de discuter des conditions dans lesquelles l’un de nos collègues s’était ouvertement déclaré gréviste et pratiquait donc des « cours alternatifs », selon un dispositif assez traditionnel à l’Université en cas de conflits sociaux.
Si je ne trouvais pas opportun de nous octroyer collectivement une forme de droit de jugement sur l’action gréviste de notre collègue, je trouve en revanche qu’il est plutôt sain que les différents points de vue, éventuellement très opposés ou ne se situant pas du tout sur le même plan, puissent parfois s’exprimer tous en même temps dans ce qui n’est pas loin, sur le moment, de ressembler à un petit chaos.
Nous le savons tous, s’il peut surgir de très jolies choses du chaos – une lectrice du billet envoyé à ce propos à mes collègues me rappelle que Nietzche dit qu’ « il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse » – ce chaos n’a souvent qu’un temps, tant les sirènes de l’ordre sont tentantes.
La liberté elle, est en tous les cas pérenne, pour qui veut bien la servir et
s’en servir, et l’université semble ne pas l’aimer beaucoup aujourd’hui.
Si je n’enseigne pas dans une grande école ou dans une école de commerce, c’est
bien parce que ce qui fait fondamentalement et originellement l’université ne
vise pas à nous rendre tous plus « performants », « efficaces »
et, pourquoi ne pas le dire, « bankable » et « consommables »,
ni à faire des étudiants les mains exécutantes d’une politique autoritaire car
fondée sur l’incontestabilité de la nécessité, de l’urgence et de l’efficacité.
Dans l’homme révolté, Albert Camus disait que « Faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves. »
Qui sont ou seront les maîtres et qui sont ou seront les esclaves dont nous parle Albert Camus ? Ceux qui usent de la liberté contre les différents autoritarismes, c’est-à-dire aujourd’hui, à l’université comme ailleurs, contre des cadres et des méthodologies imposées par le bon sens, la bonne gestion ou tout autre « prétexte » compris comme indiscutable (le bien des étudiants, la déontologie, la bonne marche du service public, etc) ? Ou sont-ce ceux qui se soumettent volontairement à la loi de la nécessité, de l’urgence et de ce qui ne pourrait pas se penser autrement parce qu’il n’y aurait pas d’alternative ?
L’histoire est si riche d’avoir connu des avancées scientifiques, des fulgurances, des découvertes, par des hommes et des femmes qui agissaient hors ou malgré les règles et dogmes de leur époque. Il est manifeste qu’on s’évertue aujourd’hui, pour des raisons qui sont propres à l’histoire de chacun et à l’histoire collective, à organiser la casse de cette richesse en voulant tout border, à la recherche d’un ordre impossible.
La richesse de ce qui n’est pas prévu, les fulgurances des gens qui ne font pas selon les cadres, celles de ceux qui font dans les cadres, la richesse de la présence des gens médiocres qui mettent les gens excellents en rogne, la richesse des gens excellents qui se plaignent des gens médiocres, la richesse de la diversité des enseignements et des points de vue, des méthodologies, des trouvailles et des non trouvailles…bref tout ce qui fait notre réalité quotidienne, à tous et partout, les grains de sable permanents, les lignes sinueuses.
On peut par exemple penser que le système de recrutement à l’université est aberrant – je le pense – et penser aussi que celui par lequel on veut le contourner ou le remplacer, est encore plus aberrant, notamment parce qu’il organise une université commercialisée, au nom d’un élitisme écoeurant et complètement fantasmé, mais justifié aux yeux de tous par une logique de chiffres, donc indiscutable (on ne peut pas contester le chiffre en lui-même), qui consisterait à parquer les meilleurs auto-proclamés, soit par des concours qui portent la bêtise humaine parfois à son comble, soit par les chiffres de leurs publications, de leurs ventes, etc. Un certain entre-soi dont on peut assez facilement prédire l’avenir dégénérescent. Apartheid d’abord, auto-destruction ensuite.
Il y a encore aujourd’hui à l’université, contrairement à la plupart des grandes écoles et autres écoles et pseudo-écoles de commerce et de managers, une représentation de pratiquement toutes les tendances sociologiques (enfin n’exagérons pas, dans certaines disciplines il y a encore peu de femmes, et je ne vous parle pas des personnes noires, par exemple), des tendances politiques c’est certain, des tendances religieuses ou non religieuses, des tendances alimentaires sans doute, quelques tendances vestimentaires aussi (mais c’est moins vrai, on n’est pas souvent très en originalité de ce point de vue).
Mais, surtout, il s’y déploie des visions du monde qui ne se sont pas encore complètement homogénéisées, comme toujours au nom des meilleurs principes, même si on a le sentiment qu’on en prend le chemin.
L’université, comme son nom l’indique, n’est dans sa nature fermée à rien et ouverte à tout : c’est son seul principe et c’est la condition pour penser.
Notez que ceux qui veulent penser le pourront toujours. C’est ainsi que Klemperer a écrit La L.T.I. , dont nous sommes riches de la connaissance aujourd’hui. Mais cela n’empêche pas de souhaiter que l’on puisse penser librement et le faire savoir.
Lauréline Fontaine 2 mars 2020