De quoi le droit est-il le symptôme ?
Refaire le parcours. L’exemple de la médecine.
Séminaire Les usages du droit,
lundi 18 janvier 2016, 16h-18h,
animée par Lauréline Fontaine et Yves-Edouard Le Bos,
5, rue de l’école de médecine, 75006 Paris.
Avec Anne-Laure Boch, Neurochirurgien, La Pitié-Salpétrière
Compte-rendu par Lauréline Fontaine
Le droit doit-il répondre à la demande sociale ? Cette demande sociale est-elle « décomposable » et ainsi appréciable en fonction de ce qu’il régit ? Pour affiner encore la question, chaque « domaine » d’intervention, s’il est possible de le définir, suppose-t-il une réflexion singulière sur le droit et la formulation d’une demande particulière ? Si oui, « qui » peut déterminer cette demande, et le droit, c’est-à-dire en fait le politique, doit-il y répondre ?
Telles sont les questions qui ont pu émerger au cours et à l’issue du séminaire sur Les usages du droit avec Anne-Laure Boch. Mais, comme « praticienne » qui réfléchit à sa pratique, Anne-Laure Boch a tenu à souligner qu’elle n’était pas le porte-parole de sa profession, ce qui, si on y réfléchit un peu, n’est jamais vraiment le cas de qui que ce soit : les regards sont toujours singuliers. Il importait néanmoins de le préciser. Ce n’est ainsi pas la médecine qui était venue livrer l’état de son rapport au droit mais bien Anne-Laure Boch, avec son expérience de praticienne et aussi, il faut le souligner, d’une praticienne qui a élaboré une réflexion en philosophie éthique l’ayant conduite jusqu’au doctorat.
La réflexion d’Anne-Laure Boch sur la question du droit et de la médecine n’est donc pas neuve : elle y réfléchit depuis longtemps et cela s’entend. Sa réflexion est très approfondie, très fine, très affutée, très « conscientisée » si j’ose dire : cette dernière expression signifie pour moi qu’il y a un recul nécessaire et suffisant qui est pris sur sa propre réflexion, de telle sorte qu’elle ne puisse être prise en défaut dès qu’il s’agirait d’en sortir. Pour être plus claire encore, j’entends qu’il n’y a pas, ou presque, de différence entre la conception du droit qu’expose ici un médecin et celle qu’elle a ou pourrait avoir autrement et « spontanément » comme individu sujet de droit. Anne-Laure Boch « avoue » qu’elle n’a pas creusé son rapport au droit comme citoyen, mais la discussion a plutôt montré que cette conception, si elle existe et si elle n’est pas complètement aperçue, n’a pas opéré comme un parasitage de la réflexion qu’elle a comme praticienne spécialisée. C’est déjà une posture plutôt rare : en effet, beaucoup de chercheurs invités à réfléchir sur le droit subissent à leur corps défendant une dualité de leur appréhension du droit : celle « intellectuelle » et celle en quelque sorte « épidermique » et qui, souvent, réduit à néant les prétendues réflexions intellectuelles sur le droit. Il me semble en effet que la séparation en une même personne entre deux manières de voir le droit selon la « fonction » qu’elle occupe ou exerce introduit un biais insurmontable. Anne-Laure Boch ne présente pas ce biais, ou, au moins, semble l’avoir réduit à la portion congrue. S’il s’agit d’envisager le droit donc, c’est bien sérieusement que nous avons pu le faire lors de cette séance de séminaire.
Si donc l’on imaginait penser le rapport entre le droit et un médecin, c’était sans compter une appréhension plus large et plus exacte de la question, qui a donc invité dans le débat à la fois les notions de morale et de science.
Le lien entre droit et médecine a donc d’abord été envisagé au regard de la morale. C’est ainsi que droit et morale, dans le cadre de la médecine, sont rapidement pensés dans un rapport, non véritablement de complémentarité, mais quasiment de concurrence, la faute en revenant au droit qui aurait fait irruption dans la médecine sans y avoir été invité. D’un autre côté, la médecine contemporaine, élaborée et pensée à partir de la conception que l’on se fait de la « science », invite aussi à interroger la pérennité de la place de la morale dans le champ médical, et, par extension, la manière dont le droit accorde différemment du « crédit » à ce qui est scientifique, tout en ordonnançant difficilement cette donnée avec la morale. La médecine, comme d’autres pratiques d’ailleurs, se trouve immanquablement au cœur de cette tension. Tous ces éléments constituent le constat de ce que le droit est imposé au médecin par l’évolution de la société et de la discipline : et du coup, le droit, comme souvent, est envisagé essentiellement par son côté punitif, favorisé par la « contractualisation » de la pratique et la responsabilité qui s’ensuit, mais aussi, par l’adoubement juridique de pratiques contraires à la réalité d’une pratique, au nom de son caractère scientifique. On comprend bien ici le processus qui est décrit : d’art ou de pratique, la conception de la médecine a évolué vers une conception scientifique, processus auquel est mis en parallèle celui qui a consisté à substituer à l’éthique médicale et la morale propre des médecins, un droit ingérant, contraignant et identique pour tous et toutes les situations. L’exemple est pris des réunions de concertation pluridisciplinaire[1] dont il est dit explicitement que, dans beaucoup de cas, elles conduisent à prendre les « mauvaises » décisions. Le pire dans tout cela est qu’il est considéré que, « tout le monde le sait » – que ce sont de mauvaises décisions – mais que ce sont quand même bien ces décisions qui sont prises parce que le « droit » impose une procédure qui conduit à ces décisions. On touche là il me semble à un point fondamental : je suis toujours intéressée par la tendance spontanée à une conception quelque peu « essentialiste » du droit, qui serait quelque chose en lui-même, tandis qu’il est visible partout qu’il est surtout ce qui en est fait, à partir – ou non – d’une vision plus générale du monde et des relations sociales. Les différentes civilisations n’ont ainsi pas toutes le même rapport au droit, ni la même confiance dans la science, et du même coup, introduisent une distanciation plus ou moins grande entre droit et science, pour n’envisager que cette question. Il est vrai que certaines « lignes » tendent à s’instiller un peu partout, mettant d’ailleurs à mal la différence longtemps sacralisée entre l’Orient et l’Occident. Ainsi sensiblement du rapport à la lecture « scientifique » du monde, dont le droit se fait l’écho, un peu partout. Le droit se transformerait ainsi comme pratique humaine, qui résidait beaucoup dans le fait de « décider » à partir d’une lecture singulière du monde, et donc discutable et perpétuellement à discuter, pour n’être plus qu’une prétendue « conséquence » presque mécanique de données « objectives et scientifiques », c’est-à-dire non discutables. Comme l’a rappelé Anne-Laure Boch, si l’on s’attache à voir singulièrement chaque « cas », on constate immanquablement que ce sont des mauvaises décisions qui sont souvent prises sur le fondement d’une lecture donnée comme « scientifique et objective ». Autrement dit, l’application de principes théoriques, indépendamment des faits, se substituent à une recherche de la meilleure application de ces principes aux cas, ce qui aurait supposé que la délibération entre en jeu, mais qui ne le suppose plus si on donne la primeur à l’application du principe indépendamment du cas considéré. Or, la délibération, c’est l’idée qu’il y a un choix qui est fait entre plusieurs possibilités. L’application indifférente des principes serait donc la condition, ajouterais-je, pour que le droit soit préservé de la contestation.
L.F. 4 février 2016
Si vous souhaitez approfondir la lecture du droit d’Anne-Laure Boch, voy. « Entre technique et responsabilité morale : quelle place pour le juridique en médecine ? » Revue Conférence, n°36, 2013.
Voir aussi le compte-rendu des deux premières années de séminaire et les comptes-rendus des séances de l’année 2015-2016 (rubrique « comptes-rendus »).
[1] « Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) regroupent des professionnels de santé de différentes disciplines dont les compétences sont indispensables pour prendre une décision accordant aux patients la meilleure prise en charge en fonction de l’état de la science du moment », Haute Autorité de Santé, Fiche méthode, mai 2014.