La tribune qui suit a été publiée sur le site de Mediapart le 6 juillet 2020. Elle est co-signée par Pierre Mury, Avocat, Thomas Perroud, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (CERSA), Carole Yturbide, Avocate et enseignante, et moi-même.
Cela va sans dire, le journal Le Monde l’avait dans un premier temps refusée. C’est bien dommage de laisser ainsi perdurer des situations indéfendables sans ciller.
Voici le texte de la tribune, et le lien.
Cherche éthique désespérément au Conseil constitutionnel.
Certaines femmes le savent, dont l’atteinte ne sera jamais réparée. La société l’éprouve constamment, pour être insuffisamment protégée.
Par
Lauréline Fontaine, Professeure de droit public à l’Université Sorbonne Nouvelle,
Pierre Mury, Avocat,
Thomas Perroud, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (CERSA),
Carole Yturbide, Avocate et enseignante
L’éthique au Conseil constitutionnel est un problème systémique. Non pas qu’elle explique toutes les « mauvaises » décisions du Conseil constitutionnel – et elles sont nombreuses – mais son absence en constitue souvent un aspect essentiel. Qu’il s’agisse de la composition du Conseil, de son fonctionnement ou du comportement de ses membres, il n’est pas, en l’état, une institution défendable, et encore moins une institution qui défend les droits reconnus aux individus et à la société dans les différents textes français qui ont valeur constitutionnelle, à l’instar de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Les femmes le savent bien, qui ayant subi des faits de harcèlement sexuels entre le 17 janvier 2002 et le 8 août 2012, ont vu la prise en compte de leur souffrance balayée par une décision du Conseil constitutionnel rendue dans des conditions contraires à l’éthique minimale que l’on peut attendre d’un collège – les membres du Conseil constitutionnel sont au nombre de 9, auxquels s’ajoutent les anciens Présidents de la République qui en sont membres de droit – dont la mission est de protéger des atteintes du législateur les « droits et libertés que la constitution garantit » (article 61-1 de la Constitution française).
Les faits à l’origine de cette décision remontent à 2009 lorsque Mme Rigaud se plaint de pressions de nature sexuelle qu’elle subit de Gérard Ducray, alors adjoint au maire de la mairie de Villefranche-sur-Saône. Apprenant qu’elle n’est pas la seule personne victime des faits de harcèlement sexuel de la part de Gérard Ducray, elle décide de déposer plainte. Le 29 juin 2010, le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône condamne Gérard Ducray pour commission de l’infraction de harcèlement sexuel à deux mois d’emprisonnement avec sursis, 3.000 euros d’amende et une peine de deux ans d’inéligibilité. Le 15 mars 2011, ce jugement est confirmé par la cour d’appel de Lyon, cette fois-ci pour commission de l’infraction sur trois personnes. Gérard Ducray est alors condamné à 3 mois d’emprisonnement, 5000 euros d’amende et une peine d’inéligibilité d’une durée de 3 ans est prononcée. L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais, devant la Cour de cassation, Gérard Ducray invoque l’inconstitutionnalité de la loi du 17 janvier 2002 pénalisant le harcèlement sexuel parce que celle-ci n’est ni claire ni précise, ce qui est pourtant exigé des textes qui définissent une infraction pénale. La Cour de cassation reçoit l’argument et saisit le Conseil constitutionnel d’une « QPC » (Question Prioritaire de Constitutionnalité). Devant le Conseil constitutionnel cette fois, Gérard Ducray demande l’abrogation rétroactive du texte de 2002 pénalisant le harcèlement sexuel, ce qui aurait pour effet de faire aussitôt cesser les poursuites contre lui, ainsi que celles engagées contre d’autres personnes sur le même fondement de la loi alors déclarée – fictivement mais juridiquement – contraire à la constitution depuis son origine. La demande, habile, s’inscrit effectivement dans le cadre légitime du recours à tous les moyens de défense prévus par la loi. Par sa décision du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel fit droit à la demande de Gérard Ducray sur les deux points : celui de l’inconstitutionnalité de la loi, et celui de la rétroactivité de cette constatation au jour de son entrée en vigueur le 17 janvier 2002, faisant donc cesser le même jour toutes les poursuites engagées depuis 2002 et garantissant à Gérard Ducray une forme d’immunité pour les faits pour lesquels des juridictions l’avaient pourtant déjà condamné. L’adoption pour le moins rapide et réactive d’une nouvelle loi pénalisant le harcèlement sexuel, entrée en vigueur le 8 août 2012, n’eut pas pour effet de « rattraper » le vide créé par la décision du Conseil constitutionnel, laissant définitivement sur le carreau 2000 plaignants environ[1], et très majoritairement des plaignantes.
Si la loi du 17 janvier 2002 était notoirement de mauvaise facture (et s’il en est pour dire que la nouvelle l’est aussi), fallait-il pour autant user du procédé de la rétroactivité, laissant les victimes sans réparation, présente et à venir ? Dans des situations comparables, le Conseil constitutionnel avait soit accepté l’imprécision de la loi sans pour autant l’abroger (comme à propos de la notion de « bande organisée » dans une décision du 2 mars 2004), soit conservé le texte en émettant une réserve d’interprétation permettant de « nettoyer » le texte de son inconstitutionnalité en en donnant la « bonne » interprétation (comme à propos de la question du cumul des poursuites pour divulgation de fausses informations financières dans une décision QPC du 30 septembre 2016), soit encore différé son abrogation pour justement éviter un vide juridique (comme à propos des visites domiciliaires, perquisitions et saisies sur le lieu de travail dans sa décision QPC du 4 avril 2014). De telles « délicatesses » d’appréciation ne furent cependant pas prises à propos du harcèlement sexuel. Des souffrances sont effacées légalement, qui restent pourtant inscrites sur les corps de l’ensemble de ces femmes, et toujours aujourd’hui. Beaucoup restent sans réparation envisageable.
Il ne fallut que quelques heures après la décision du Conseil constitutionnel pour que soit dévoilée l’existence de « liens » entre le demandeur, Gérard Ducray, et plusieurs des membres du Conseil constitutionnel, dont deux avaient participé à la décision du 4 mai (voyez« Harcèlement sexuel : Quatre « sages » connaissaient le requérant », Le Monde du 5 mai 2012). Gérard Ducray avait en effet été secrétaire d’Etat au tourisme de 1974 à 1976, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing (membre de droit du Conseil constitutionnel), dans un gouvernement dirigé par Jacques Chirac alors Premier Ministre (et lui aussi membre de droit du Conseil après ses deux mandats présidentiels), et dont faisait également partie Jacques Barrot comme secrétaire d’Etat au logement, devenu membre du Conseil constitutionnel en 2010. Enfin, Hubert Haenel, nommé lui aussi au Conseil constitutionnel en 2010, avait été conseiller aux affaires judiciaires à l’Elysée pendant une partie de l’exercice des fonctions gouvernementales de Gérard Ducray. Aucune autre cour constitutionnelle en Europe n’aurait ainsi pu siéger sans respecter au moins les apparences de l’impartialité, et en contrariété avec la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme très développée et précise sur cette question. Mais l’éthique que se donne lui-même le Conseil constitutionnel (comme toute institution, il établit son propre règlement intérieur), semble ignorer ces règles. Selon lui, les membres du Conseil peuvent statuer dans une affaire qui inquiète l’un de leurs anciens collègues. Un ancien dirigeant au sein d’une grande société d’assurances peut siéger au Conseil à propos de lois intéressant directement les intérêts de cette compagnie (Michel Pinault, nommé en 2016). Un membre a la possibilité de se mettre « en congé » et de réserver son siège pour aller mener une campagne politique, quitte ensuite à juger de textes en lien avec cette campagne (cas de Simone Veil en 1992). Un ancien président du Conseil peut sans rougir écrire que pendant sa présidence il déjeunait de manière régulière avec le président d’une organisation patronale qui lui faisait confidence de son contentement à l’égard de sa jurisprudence portant sur les lois relatives à l’économie et au travail (voyez Jean-Louis Debré, Ce que je ne pouvais pas dire, Robert Laffont, 2016, p. 257).
La société en général a donc de quoi s’inquiéter sérieusement du manque d’éthique qui entoure le Conseil constitutionnel. Car ses membres ne sont pas seuls en cause. Ceux qui les nomment (le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale) le sont aussi, qui désignent des personnalités sans rapport avec leurs compétences juridiques (voyez par ex. Thomas Hochmann, « Conseil constitutionnel : l’expertise requise est avant tout juridique, pas politique », Le Monde 21 février 2019), peu connues pour leur attachement professionnel et leur connaissance des droits et libertés garantis par la Constitution, mais très clairement attachées à leurs anciennes fonctions politiques (des anciens Premiers Ministre, des anciens ministres, secrétaires d’Etat ou parlementaires), ou para-politiques (des hauts fonctionnaires, hauts magistrats nommés par le Président de la République ou conseillers missionnés pour la présidence de la République ou le Gouvernement). Le Gouvernement et le législateur aussi sont responsables du fonctionnement du Conseil constitutionnel, dont le budget est peu élevé comparé à celui d’autres cours constitutionnelles en Europe (bien que les indemnités des membres du Conseil soient assez conséquentes) et dont les moyens, en personnel notamment, sont dérisoires au regard de la tâche confiée au Conseil constitutionnel.
Le résultat est édifiant :
le texte et la portée des lois sont survolées par le Conseil constitutionnel
(voyez par exemple l’incroyable survol de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté dans la décision n°
2016-745 du 26 janvier 2017) ; ses décisions trahissent continument les
liens de ses membres avec le corps politique en lui « rendant des
comptes » à propos des dispositions qu’il censure, tandis qu’il ne rend
aucun compte aux individus des dispositions non censurées qui s’appliqueront
bien à tous, sans qu’il s’en explique véritablement (voyez Le
Conseil constitutionnel s’en tient à une lecture restreinte de son rôle, Le
Monde, 11 avril 2019). La décision du 26
mars dernier à propos de la loi organique d’urgence pour faire face à
l’épidémie de covid-19 (promulguée le 30 mars) l’a une nouvelle fois
illustré, qui écarte d’un revers de main la Constitution française pourtant particulièrement
précise à propos de l’adoption des lois organiques. Sur son blog, le Professeur
de droit Paul Cassia a intitulé son billet à ce sujet « Le Conseil constitutionnel déchire la
Constitution » (https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/270320/le-conseil-constitutionnel-dechire-la-constitution),
et affirme plus loin qu’il n’y a désormais plus
rien à attendre du contrôle du Conseil constitutionnel. On aurait aimé que
l’éthique soit une manière d’être et pas un discours qui masque son absence.
[1] Estimation pour la première fois donnée par Clarisse Féletin en 2012, dans le reportage Infrarouge « Sexe, mensonge et harcèlement » (diffusé sur France 2 et LCP).