Analyser le droit aujourd’hui : une question sociale ?
Conférence faite à l’Université d’Aix-en-Provence, à l’invitation de l’U.M.R. 7318 DICE, Droits International, Comparé et Européen, le13 mars 2017)
Vidéo de la conférence ci-dessous
(texte issu de la conférence ci-après en suivant)
Texte de la conférence
En s’interrogeant sur la possibilité d’accoler à l’analyse du droit le qualificatif de « social », c’est la fonction de l’analyse du droit dans l’espace social qui est questionnée : que fait et que veut faire un juriste, lorsque qu’il porte son regard de spécialiste, sur le droit ?
Quelques avertissements et préambules planteront en partie le « décor »:
– les réflexions qui suivent sont encore au « milieu du gué » : elles se nourrissent déjà de quelques années d’interrogation et de travail, mais, elles doivent être considérées comme une étape dans un chemin dont l’issue se dessine petit à petit.
L’une des questions animant cette recherche est, « Pourquoi, alors que de toute évidence il existe d’excellentes recherches et analyses du droit aujourd’hui – des analyses qui ont parfois « pignon sur rue » – qui ne font pas que reproduire une doxa officielle et qui tendent à donner du droit une image peu conforme à celle que l’on trouve notamment dans les manuels de droit et les enseignements du droit, il n’en résulte pas, une inflexion profonde de la manière en quelque sorte « ambiante », d’analyser le droit ? » Celle-ci reste, la plupart du temps, cantonnée, rivée même, à des principes et techniques dont l’inutilité heuristique peut largement être démontrée.
– L’une des réponses possibles à cette question du « Pourquoi ? », et encore provisoire donc, est peut-être que les analyses dont je parle se manquent encore à un endroit, celui de l’engagement. Et c’est la raison pour laquelle mes réflexions s‘appuient d’emblée sur les conclusions auxquelles j’aboutis pour le moment, à savoir l’absence, de la part des juristes, d’un engagement dans le débat et dans l’analyse du droit. Je rappelle que l’engagement, au départ, est une caution en justice (ce qui devrait nous parler !). L’engagement est l’expression en quelque sorte assumée – contrairement à ce qui ne l’est pas la plupart du temps – de la manière pour l’homme de se situer au sein du monde et de l’humanité. Jean-Paul Sartre a posé que « L’homme se trouve dans une situation organisée, où il est lui-même engagé, il engage par son choix l’humanité entière, et il ne peut pas éviter de choisir » (dans L’existentialisme est un humanisme).
Partant de l’engagement donc, il est temps de dire que, s’il s’agit de se poser la question des enjeux de l’analyse du droit, en en faisant même une question sociale, comme le titre de cette conférence l’indique, on peut constater que, le plus souvent, ceux que j’appelle les analystes du droit, parce que c’est bien leur vocation que d’analyser le droit, se voient comme des praticiens d’une technique dont le rôle est à la fois exempte d’engagement et d’intellectualité, terme que je choisis pour désigner un rapport à l’usage de l’esprit pour penser les choses.
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Dans mon ouvrage sur les « Grands juristes », j’avais développé ce point, en constatant, après de nombreuses discussions et écoute des discours des juristes, que ceux-ci se voient facilement comme des techniciens, de bons techniciens souvent, mais toute tentative de sortir de ce cadre est en général qualifiée comme étant « hors le droit », hors de l’activité de juriste, en relevant, « au mieux », de la qualité de citoyen. En bref, un amusement, un passe-temps éventuellement, auquel on peut se livrer, mais, toujours en dehors des facultés de droit.
Ce rôle de technicien spécialisé est confirmé par le fait que, dans l’espace social, comme observateurs, analystes et commentateurs du droit, les juristes sont sollicités, voire sommés, de donner des explications exclusivement techniques sur un dispositif juridique. Les juristes jouent ainsi souvent le rôle de « guichetiers » du droit, en récitant, à la demande, la bonne parole du droit (un guichetier en anglais se dit le plus souvent et tout à fait justement, « teller », ce qui ferait des universitaires des « legal tellers » ou peut-être plus justement des « Law tellers »). Il est rare en effet que, dans l’espace public et social, le juriste soit sollicité pour autre chose que cela, rapporter, restituer au mot près, le droit.
Cette situation a de quoi étonner, si l’on songe aux caractères du droit dans nos sociétés humaines, que j’évoque ici brièvement : le droit, dans nos sociétés occidentales, pouvait, jusqu’à une période récente, être analysé comme un élément fondamental de structuration de l’espace social, qui, le plus souvent, avait purement et simplement absorbé d’autres systèmes de structuration de cet espace, à l’instar de la religion, ou, encore peut-être aujourd’hui, d’activités humaines comme la danse qui, dans certaines traditions, jouent un rôle éminemment instituant. Dans nos sociétés occidentales, cette activité tend à être réduite à une activité de pur loisir.
Depuis plusieurs siècles, le droit n’a cessé d’étendre son empire, spatial et matériel. Et, de surcroît, c’est une certaine forme de droit qui l’a presque partout emporté : un droit qui s’écrit et se présente sous une forme hiérarchisée, ce qui a aussi avoir avec une certaine manière de souhaiter ordonner le monde. De très nombreuses études historiques ont montré ces évolutions, je n’y reviens pas.
Il est important de comprendre que l’extension constante de la puissance du droit – et d’une forme particulière de droit – n’est pas le fait d’un processus extérieur à l’homme, en quelque sorte « objectivé» comme on dit. Il est la conséquence de ce que l’homme a mis sa confiance et sa croyance dans la fonction structurante et humanisante du droit. Le XXè siècle est de ce point de vue exemplaire, qui a vu le développement très important du droit international comme facteur de pacification. L’expérience, que j’ai eue, de dit « expert » au sein du Bureau consacré aux institutions démocratiques et aux droits de l’homme dans un espace couvert par une organisation internationale (le Bureau des Institutions démocratiques et des Droits de l’Homme au sein de l’O.S.C.E.) me l‘a démontré à loisir : il y a une croyance, dans l’ensemble non discutée, dans la capacité de l’homme à élaborer les bonnes et meilleures règles permettant à terme de résoudre des situations conflictuelles visées : il serait ainsi possible, par la mise en application de règles juridiques élaborées par l’homme seul , de résoudre, par exemple, les conflits liés à la croyance ou la non croyance des personnes et des groupes humains. Nos sociétés semblent donc beaucoup miser sur le droit, un droit construit par l’imagination de l’homme dans son rapport à lui-même.
Cette évolution marquée de la société moderne, prend, cela dit, aujourd’hui, un autre tournant. L’histoire contemporaine du droit en effet, qui s’écrit déjà depuis quelques années (et qui peut être certainement « co-analysée » avec l’histoire économique et l’histoire sociale), marque encore de nouvelles évolutions, qui contrarient cette conception d’un droit à fonction humanisante et toute puissante. Comme le souligne, entre autres, Mireille Delmas-Marty, dans son dernier ouvrage, Aux quatre vents du Monde, « A mesure que les interdépendances se multiplient et que les acteurs se diversifient, la représentation hiérarchique et stable qui était supposée structurer les systèmes de droit tant qu’ils restaient identifiés aux Etats, devient, à l’opposé, interactive et instable. La réaction immédiate est le plus souvent de disqualifier les pratiques observées : « Ceci n’est pas du droit » ». Les auteurs sont nombreux pour souligner ces évolutions.
Dans l’accroche que l’on trouve en page d’accueil du site internet que je consacre à la réflexion sur la pensée juridique et politique contemporaine, j’indique qu’ « Il faut imaginer que ce qui se passe et qui ne semble avoir aucun rapport avec la fabrication du droit ou son application, en a pourtant un, de rapport. (…). Tout ce que l’homme peut imaginer, renseigne sur le droit. » et j’ajoute ici… « et réciproquement ».
La discussion qui porte sur le droit est donc un enjeu social majeur, car c’est la conception de l’homme et de son rapport au monde dont il est question.
Bien des auteurs par le passé, et toujours aujourd’hui, à l’instar d’Alain Supiot (notamment dans son ouvrage Homo Juridicus), ont mis en avant le thème de l’arrachement de l’homme à sa condition par le droit, le fait que, par le droit, l’homme prend constamment ses distances avec la nature, mais aussi le fait que, par et avec le droit, l’homme produit, ou reproduit, une vision particulière et plus ou moins ordonnée du Monde.
Or, il ne semble pas y avoir de lien qui se dise, s’exprime ouvertement, entre le fait qu’une société se structure, se génère, se dit, pour une part importante par son droit, et les caractères de l’analyse quotidienne du droit.
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La difficulté pour les juristes est peut-être la manière qu’a le droit de remplir cette fonction « anthropologique », qui ne se présente pas souvent très explicitement comme telle. C’est relativement facile – si on peut dire – lorsque le législateur présente et détermine une option sociétale explicite, comme ce fut le cas il y a peu sur le mariage entre personnes de même sexe. Mais, la plupart du temps, cette option doit être découverte, révélée même, analysée et donc, mise en discussion. Il est possible en effet que la vision spécialisée et technicienne du droit n’ait pas préparé les juristes à l’analyse du droit contemporain, peu envisagé, de fait, dans sa dimension anthropologique d’institution de l’homme au sein de l’espace social.
Il semble y avoir plusieurs séries d’obstacles à cette possibilité, dont je pense qu’ils correspondent tous à des choix scientifiques et sociaux sur lesquels il demeure possible de réfléchir, dès lors qu’on accepte de les penser en termes de choix qui engagent chacun qui les pratique, ce qui ne devrait pas être possible autrement si on y réfléchit.
On peut ainsi repérer trois sortes de « coupures » qui affaiblissent l’analyse du droit :
– une première coupure, assez nette, entre les propos des spécialistes, centrés le plus souvent autour de considérations techniques, et les propos des non spécialistes, ceux des autres sciences humaines et sociales, ceux du personnel politique et ceux de la société civile dans son ensemble. Les connaissances des uns et des autres se croisent peu, en tous les cas avec insuffisamment d’intention, de systématisme et de profondeur pour être en mesure de permettre une analyse sérieuse du droit. Disons que les tentatives en ce sens, et de qualité, existent, mais qu’elles se noient et disparaissent dans un ensemble académique plutôt hostile à cette démarche.
– une seconde coupure existe, dans le travail même du juriste cette fois. Une déconnexion assez claire est repérable, dans les études juridiques, entre les considérations « sociales » et les considérations techniques… cela n’est pas frappant du fait du partage qu’il y aurait entre les théoriciens et les techniciens – les uns n’ayant pas plus pas moins vocation que les autres à pratiquer une analyse du droit qui tiennent compte des enjeux sociaux – cela m’a frappé à la lecture des manuels de droit, toutes disciplines juridiques confondues.
Deux parties d’un manuel peuvent en effet être, souvent, lues de manière complètement séparée : la première partie, c’est-à-dire l’introduction (et parfois un peu au-delà), sert de caution sociale à la seconde. On trouve, dans les introductions, outre un exposé méthodologique, tous les liens que, a priori, l’auteur a cru pouvoir faire – ou qu’il a cru pouvoir reproduire- entre le droit et d’autres phénomènes et d’autres disciplines. Le ton semble être donné, mais, la lecture des développements montre que l’analyse « concrète » du droit se fait dans la quasi ignorance de ce qui a été dit avant, en se limitant le plus souvent à la remarque incidente, qui n’aura pas vraiment de conséquence, comme si le rapport de l’homme avec lui-même et au monde n’avait rien de concret, tandis que la description formelle de montages techniques, nés du fruit de l’imaginaire de l’homme, aurait quelque chose de plus concret. C’est là sans doute prendre les effets pour la cause.
Aller dans le sens d’une explicitation sociale et sociétale du droit, « complète » et non interrompue est, dans la littérature juridique, plutôt disqualifiant en général, ou, au mieux, simplement mis de côté, isolé, et finalement, ignoré.
Je pense par exemple, sans y trouver mon miel idéologique personnel, à l’ouvrage Une introduction critique au droit de Michel Miaille parue en 1977, qui, de mon point de vue, présente un caractère un peu exemplaire, car menant, de bout en bout, une analyse des institutions du droit à présenter qui n’est pas la simple reproduction, restitution à l’identique des institutions qu’il s’agit de présenter : à chaque page, des mécanismes sont démontés, décortiqués, pour faire apparaître une manière de voir l’homme et la nature que les normes ne disent pas explicitement, mais qui peut se voir et se révéler par une analyse en profondeur, contextualisée que je qualifierais de « sociétale », des normes. Or, cet ouvrage, cette « introduction critique au droit » n’est le plus souvent pas considérée du tout comme une introduction au droit, parce qu’elle n’apprendrait pas ce qui doit être appris du droit et à propos du droit.
Il y a pourtant « matière », comme on dit, à ce type d’analyse : peut-être qu’un exemple d’analyse concrète du droit pourra donner le ton du type de travail dont je parle.
Travaillant à l’hypothèse de l’évolution des interprétations du droit dans le même sens que l’évolution caractérisant le capitalisme, je remets « le nez » presque par hasard sur la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984, DC 83-165, Loi relative à l’enseignement supérieur… Cette décision disait entre autre ceci :
« (…) l’abrogation totale de la loi d’orientation du 12 novembre 1968 dont certaines dispositions donnaient aux enseignants des garanties conformes aux exigences constitutionnelles qui n’ont pas été remplacées dans la présente loi par des garanties équivalentes, n’est pas conforme à la Constitution ; » (je souligne)
Ces mots du Conseil constitutionnel sont analysés comme ayant introduit le principe de l’effet-cliquet, encore dit « anti-retour », avant que ce mécanisme ne disparaisse quelques années plus tard. Ce principe signifie que, lorsque le législateur a organisé la garantie d’un droit ou d’une liberté, il ne peut la faire disparaître sans, a minima, lui apporter, une garantie « équivalente » donc, impliquant, a priori, l’impossibilité de revenir en arrière, sur le niveau de garantie.
Bien sûr les analystes d’alors ont vu ce mécanisme ; bien sûr ils se sont interrogés sur la notion de garantie équivalente : « Qui va apprécier, sinon le législateur ? » qui affaiblit un peu la portée du mécanisme… Mais, il semble que l’on puisse dire qu’une analyse plus approfondie, plus contextualisée, bref, ce que j’appelle ici une analyse qui tienne compte des enjeux sociaux et sociétaux, aurait été permise.
En effet, le mécanisme même et les termes choisis sont – si on y regarde d’un peu plus près – « parlants » : il est question d’abord, implicitement – mais nécessairement – de la possibilité même d’abandon d’une garantie, qui se trouve donc par là, constitutionnalisée. Avant même de parler de remplacement, il faut déjà pouvoir parler d’abrogation. Cela ne paraît pas, mais cela a été peu dit à l’époque, et je ne considère pas que ce soit socialement neutre que de ne pas le relever : ne pas même le dire, sans bien entendu s’arrêter là, renforce le principe qui sous-tend le mécanisme comme on va le voir.
Il est ensuite question de remplacement et d’équivalence. Le dictionnaire Littré indique, à propos du terme « équivalent » : « Qui équivaut, qui est de même valeur… », et ensuite de se référer à la géométrie et à la chimie. Une recherche sur un moteur de recherche internet très populaire affiche en premier résultat une définition qui se réfère d’emblée aux mathématiques. La notion de « garantie équivalente » paraît donc introduire l’idée d’une mesure dans l’appréciation des droits, et la possibilité de mettre dans la balance différents dispositifs qui auront, ou non, la même valeur. L’association de ces éléments permet de comprendre que, par cet effet-cliquet, la possibilité d’une marchandisation des droits est introduite. Et c’est là que l’analyse devient intéressante parce que, en soulignant, voire en « révélant », la conception marchande du droit qui soutient l’effet cliquet, on peut – et on aurait ou à l’origine, expliquer sa disparition postérieure. En effet, sur un marché (dont l’existence est impliquée par la possibilité du marchandage), ce qui a une valeur, peut perdre de sa valeur… jusqu’à la chute totale. Et, de ce point de vue, « on n’a pas été déçu », car en effet, avec la chute des cours, le législateur n’a plus eu à maintenir un niveau de garantie antérieure. Cette analyse, si elle avait été menée, aurait eu pour avantage une certaine prédictibilité des événements à venir, puisque l’abandon du principe de l’effet-cliquet, qui interviendra plus tard, était contenu dans la formulation même du principe et pouvait être aperçu.
Il importe ici de comprendre que, que cette analyse soit juste ou non, ce qui compte, c’est d’interroger à la fois le fondement et la partie sociétale d’un dispositif juridique.
Par l’analyse du droit, il s’agit de ne pas prendre un mécanisme juridique dans sa rigoureuse détermination technique, mais, bien au-delà, de l’envisager, en amont et en aval, « sous toutes ses coutures », qui passe presque toujours par une analyse sociétale du langage comme déterminant de l’institution sociale.
– Il y a enfin une troisième coupure au sein des discours juridiques qui se sont fortement « spécialisés ». L’analyse du contentieux constitutionnel peut être pris de nouveau comme exemple parce que ce contentieux se joue aujourd’hui des branches du droit, en s’étendant à tous les aspects de la vie juridique réglés par les lois. Comme constitutionnaliste, analyser les décisions du Conseil devient un exercice très difficile si on ne se spécialise pas (ce qui pose la question de la spécialisation en droit constitutionnel dit « matériel ») : des enjeux peuvent passer complètement inaperçus, si on n’est pas coutumier d’une littérature spécialisée.
L’exemple de la décision du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013, loi dite relative à la sécurisation de l’emploi est intéressant. Par cette décision, le Conseil a déclaré contraire à la Constitution des clauses instituées par une loi antérieure, clauses dites de « migration » et insérées dans des accords collectifs du travail conclu entre des employeurs ou groupements d’employeurs et une ou plusieurs organisations syndicales en vue de fixer des règles relatives aux conditions de travail, à l’emploi ou aux garanties sociales des salariés. En l’espèce, ces clauses de migration pouvaient obliger les entreprises parties à un accord collectif du travail, à changer de système mutualiste, à des tarifs prédéfinis. Se fondant sur le principe de la liberté contractuelle, principe dont la valeur constitutionnelle avait été reconnue plusieurs fois avant par le Conseil constitutionnel celui-ci a invalidé ce système de clauses de migration et ouvert le libre choix du système mutualiste offert aux salariés d’une même branche, à des tarifs librement établis.
Le commentaire de cette décision par des constitutionnalistes a consisté à expliciter la décision du Conseil constitutionnel, en s’appuyant sur son caractère en quelque sorte « logique » au regard de la jurisprudence antérieure qui avait consacré la liberté contractuelle. Les commentaires ont également constaté, ce qui était vrai, que la conséquence de la décision du Conseil constitutionnel pouvait bouleverser un système pourtant pilier du droit de la négociation collective. Ces remarques sont justes, mais, il est probable qu’elles n’aillent pas assez loin en n’éclairant pas du tout le sens de ce bouleversement.
Par exemple, on aurait pu aussi insister sur le fait que, le Conseil constitutionnel, dans cette décision, ne se prononce pas sur un principe qui était avancé dans la saisine et qui se fondait sur l’article 1er de la Constitution posant la République sociale, à savoir le principe de solidarité, et alors même qu’ « un degré élevé de solidarité » avait été déclaré comme l’un des objectifs de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel. On aurait pu ensuite dire que la CJUE s’était auparavant prononcé sur ces clauses de migration, qu’elle avait précisément validées comme conforme au droit de la concurrence, en se fondant sur le principe de solidarité figurant dans la Charte des Droits de l’Union Européenne. C’est qu’en effet, les clauses de migration étaient garantes d’un système basé sur la solidarité et que, les réduire à l’atteinte portée ou non à la liberté contractuelle était méconnaître la signification profondément sociale de ce pilier de la négociation collective.
Enfin, aurait pu aussi être dit que la fédération française des sociétés d’assurance avait procédé à un intense lobyying sur cette question, relayé notamment par l’autorité de la concurrence, ce qui constitue un facteur contextuel d’importance pour comprendre la philosophie, et de la décision et de l’organe qui rend la décision. Mais, étrangement, dès que cela touche à l’humain et aux relations humaines, les juristes ne semblent pas s’autoriser grand chose, comme si leur objet en était purgé : si on considère qu’il s’agit du droit, cela reste, résolument, un paradoxe.
La question est bien que ce type d’analyse du droit semble pouvoir être plus ou moins permise selon le lieu du droit où l’on se situe : si les spécialistes du droit du travail ont pu repérer les enjeux de la décision du Conseil constitutionnel, les constitutionnalistes ne les lisent pas, et inversement, ce qui, au plan de la valeur et du caractère heuristique des analyses du droit, pose une sérieuse difficulté. Au-delà de l’aspect matériel de faisabilité – pouvons-nous tout lire et tout connaître ? – il y a en tout cas une lacune majeure dans l’analyse du droit … peut-être parce que l’habitude ne s’est jamais prise…
Or, parce qu’il faut une connaissance fine du droit pour démêler les constructions sociétales que celui-ci échafaude ou sur lesquelles il se fonde, si le juriste ne mène pas cette analyse, personne ne pourrait vraiment le faire à sa place.
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Ce que je propose ici, ce n’est pas que les juristes s’offrent une « danseuse », comme cela arrive si souvent : un colloque, par exemple, commence souvent par des réflexions théoriques, voire philosophiques, que l’on s’empresse en général d’oublier, pour discuter vraiment « entre juristes ». Une faculté de droit concède un ou deux enseignements à des matières des sciences sociales, mais, il ne saurait être question pour chaque juriste d’offrir aux étudiant, dans le cadre de leurs propres enseignements, une analyse du droit plus ouverte et éclairée socialement, qui constituerait sans doute aux yeux de beaucoup, une perte de temps.
Je dois préciser à cet instant que je ne me situe pas du tout – ou plutôt plus du tout – dans la perspective de cette fameuse et indéfiniment répétée distinction entre le regard interne du juriste sur le droit et le regard externe, depuis notamment que le théoricien du droit Hart l’a formulée. Il s’agit plutôt de déplacer le regard du juriste lui-même sur le droit, et de le nourrir autrement, c’est-à-dire en ne se contentant pas d’observer les normes seulement. Il ne s‘agit pas seulement de croiser les regards, même si cela est aussi nécessaire.
Ainsi, les observateurs, et les transmetteurs du droit, présentent, et, en réalité, reproduisent, avec d’autres mots, des dispositifs techniques, présentés du point de vue de leur aspect « technique », en ne réintégrant pas les questions sociales, pourtant toujours et constamment présentes. Ils sont en quelque sorte la « bouche de la loi ». Cette capacité de répétition interminable de la part du juriste est caractéristique de l’analyse du droit, même si ce psittacisme est peut-être plus largement propre au discours universitaire.
C’est là un point très délicat, car il aborde implicitement la question de la neutralité de la science et de sa spécialisation, souvent invoquée pour passer à côté de toute analyse sociale, implicitement très souvent taxée de « non scientifique ».
Depuis longtemps, et toujours aujourd’hui, cette question de la neutralité et de la scientificité de l’activité d’analyse du droit (comme, a minima, de toutes les sciences humaines et sociales) a souvent été dénoncée comme fausse, dogmatique et illusoire. Bien des auteurs l’ont montré et continuent de le montrer.
Mais, quand bien même il serait ou ne serait pas impossible de prétendre à une neutralité et une objectivité complètement imaginaire et imaginée, la prétention à la neutralité ne connaît souvent aucun début de réalisation : pour être neutre, c’est-à-dire simplement, pour ne pas prendre parti, encore faut-il connaître l’existence des parties en présence. Or, les « parties en présence » restent le plus souvent non dites. Et pour être objectif, terme construit sur celui d’ob-jet qui signifie à l’origine « jeté devant », il faut doc que quelque chose soit jeté devant… Or, précisément, l’analyse du droit se fait sans jamais rien mettre en avant, sans jamais faire apparaître les partis. Il ne saurait donc, de ce point de vue, y avoir de neutralité constituée.
Et quand bien même encore, le plus important est peut-être de constater que, en dépit d’une relative notoriété de l’illusion scientifique de la neutralité, il y a un maintien général – et une volonté en ce sens – dans l’idéologie de l’objectivité et de la neutralité. Ce maintien général du « il faut être neutre » et « notre activité est neutre », relève, ou d’une démarche inconsciente, une sorte de « je n’en veux rien savoir », dirait un discours de la psychanalyse, ou, « et », d’ailleurs aussi – d’un pré- texte, pour ne pas s’aventurer dans les profondeurs, et les vertiges parfois, de ce que le droit peut nous donner à voir.
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Il faut dire que l’ « époque » s’y prête peut-être encore moins que d’autres : les représentations traditionnelles du droit, aussi bien en occident qu’en Orient ou en Afrique, volent en éclat, et les juristes n’ont y été que peu, voire pas du tout, formés.
Par exemple, l’origine surnaturelle des règles et du rapport de l’homme africain à la terre est piétinée par les pratiques et les contrats occidentaux portant sur la propriété et les usages de ces mêmes terres. La méfiance ancestrale du japonais pour le droit (le recours au droit ayant été longtemps considéré comme un échec), et son repérage dans le monde par le biais des principes du shintoïsme, sont également contrariés et brouillés par l’occidentalisation et la globalisation croissante des dispositifs juridiques ; quand, en Occident, et en Europe singulièrement, la force du droit semble facilement plier devant l’ancrage philosophique de plus en plus solide de la croyance dans les vertus des lois scientifiques car naturelles, dont l’aboutissement surprenant est l’assimilation, de fait, on peut le voir partout, de la loi du marché à l’une de ces lois naturelles.
Ces phénomènes, qu’il faut déjà un certain effort pour laisser apparaître à un juriste (comme juriste, et pas seulement comme citoyen), met celui-ci dans une drôle de posture : il est tenté, comme tous les autres qui vivent aussi ces phénomènes de plein fouet, de se raccrocher à ce qu’il sait, à ce qu’il connaît… et ainsi de continuer à présenter le droit comme il l’a appris, ou comme il voudrait qu’il soit.
Et depuis quelques temps, beaucoup d’auteurs plaident en effet mais implicitement pour une vision plus traditionnelle du droit, en hésitant constamment entre une présentation du droit, tel qu’il pourrait être, ou, demeurer, malgré les évolutions présentes, et une présentation franche du droit tel qu’il est, comme s’il fallait en avoir peur.
Aujourd’hui, il me semble qu’avoir une posture critique du droit c’est précisément essayer de le montrer tel qu’il est, je dirais même qu’il n’y a aujourd’hui de posture scientifique, si on veut continuer à utiliser ce mot un peu galvaudé il est vrai, que critique. Il y a à l’évidence un « carcan » dont beaucoup aujourd’hui paraissent souffrir. Mais, tout le monde n’entend pas en sortir de la même manière. On le sait, il y a bien des confusions et des malentendus sur le sens du terme « critique », et surtout, il est possible de démontrer qu’il faut être critique sans jamais s’engager dans une analyse concrète du droit ou d’un dispositif juridique qui serait effectivement critique…
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Dans une contribution récente à la suite d’un colloque sur « Le droit de l’Union européenne à l’aune de l’effectivité », j’ai essayé de montrer que l’analyse du droit de l’Union Européenne par les européanistes souffre d’un décalage très important avec la réalité normative et institutionnelle qui semble en partie complètement les dépasser.
Dans les ouvrages de présentation du droit de l’Union Européenne, se mêlent parfois des considérations de politique, de droit ou d’économie, sans pourtant que la démarche soit systématique : des éléments sont choisis ici et là, qui ne paraissent presque jamais refléter, j’entends « volontairement », de la part de l’auteur ou des auteurs, une quelconque manière de se représenter le monde qui sortirait des dogmes affichés par les fondateurs et formalisés par des déclarations politiques des différentes institutions européennes depuis les origines. Il y a plutôt, en général, une reprise des dogmes véhiculés par les institutions elles-mêmes. Et, surtout, passées ces quelques considérations, l’analyse technique des règles – prétendument neutre toujours, prend le dessus, complètement séparée d’une quelconque réflexion qui ne serait pas exclusivement technique. Cela revient à faire comme si, à travers la règle, rien ne se dirait d’autre que ce que son énoncé semble formellement dire.
Je ne peux ici reprendre l’ensemble des éléments qui m’amènent à tirer les conclusions d’un droit de l’Union Européenne lui-même dépassé, et je me contente de présenter ici quelques brefs éléments de réflexions qui intéressent directement les caractères et le contenu du droit de l’Union Européenne, et dont on pourrait penser qu’ils aient à trouver une place majeure dans un manuel de droit de l’Union Européenne (car ce sont des choses qui peuvent se dire par « incidente », dans des manifestations ou des écrits scientifiques, mais beaucoup moins dans les manuels ou enseignements…).
A l’observation des pratiques institutionnelles et normatives, il paraît en effet de plus en plus question du droit comme un moyen technique de réalisation d’un objectif précis et déterminé. Seuls ce qui est envisagé comme participant d’un processus de calcul coût-avantage, semble être considéré. Et si le calcul coût-avantage est le plus souvent présenté sous les atours de la « rationalité », d’un certain « réalisme » aussi, ce rationalisme et ce « réalisme » doivent être très sérieusement interrogés.
Que signifie, par exemple, le « rationalisme », lorsque les règles de droit peuvent s’appliquer indépendamment de considérations relatives à leurs résonnances en matière de justice sociale, comme les trop célèbres arrêts Viking et Laval (CJUE 2007) ont conduit à le faire? Pour mémoire, ces deux arrêts rendus il y a maintenant près de dix ans favorisent la concurrence des normes en matière sociale en faisant, sans aucune ambiguïté, primer le principe de libre établissement et de libre prestation de service sur le droit de l’action collective du travail. La question est simple, et ne suppose, contrairement à ce qu’on entend parfois, aucune complexité : S’agirait-il donc alors, de faire usage de sa raison, en écartant purement et simplement les règles élémentaires du droit social ? Car c’est exactement cela qui est dit.
Et cette question ne peut pas être incidente : qu’est une analyse du droit qui ne dit rien de tout cela ? Il y a bien, une manière européenne – mais pas seulement – d’envisager le rapport du droit à l’économie et à la société que l’on ne peut surtout pas considérer comme « neutre ». Un auteur comme Boaventura de Sousa Santos indique par exemple que « la création des conditions normatives et institutionnelles de fonctionnement du modèle « favorable au marché » implique une destruction normative et institutionnelle telle, qu’il est possible qu’elle porte atteinte, non seulement aux stratégies d’accumulation de l’Etat, mais également à son hégémonie et à ses stratégies de confiance » (Vers un sens commun juridique). Ce constat général doit être surtout fait par l’analyse des normes considérées à la fois individuellement et de manière systémique. Cela suppose à la fois d’avoir un regard au plus près, et un regard au plus loin.
Selon le concept qu’a forgé l’anthropologue du droit Michel Alliot, à l’observation de droits complexes, issus notamment de la colonisation africaine, le Droit de l’Union Européenne est peut-être l’effet d’une logique d’un « droit honteux », qu’on ne veut pas s’avouer être tel qu’il est. Le droit honteux est celui qui est, je le cite, « en marge du droit officiel : un droit dont on ne parle pas car il ne correspond pas aux idéaux que l’on souhaite mettre en avant. Il correspond à des aspirations beaucoup plus profondes ; il faut distinguer (…) les appartenances dites des appartenances tues, quelle que soit la société » (extrait du texte dans l’ouvrage qui lui est consacré, Un passeur entre les Mondes). Appliqué au Droit de l’Union Européenne, l’appartenance dite serait par exemple l’idée d’une démocratie indirecte selon les principes de transparence et de participation et favorisant le développement économique et la paix en Europe, tandis que, l’appartenance tue serait une inféodation aux principes véhiculés par les acteurs principaux du marché économique mondial susceptible, à terme, de conduire à une guerre sociale. M’appuyant de nouveau sur Sousa Santos, depuis le XVIIIè siècle « la conversion de l’espace public en site exclusif du droit et de la politique accomplit une fonction de légitimation fondamentale en cachant – nous sommes bien dans l’idée d’un droit honteux – le fait que le droit et la politique de l’Etat capitaliste ne pouvaient fonctionner qu’en faisant partie d’une configuration juridique et politique plus générale dans laquelle d’autres formes différentes, de droit et de politiques étaient inclues ». La difficulté éthique et morale qui peut être pointée est que la réalité de la conception agissante du droit, de l’économie et du politique ne fournit pas de credo officiel encore parfaitement avoué et soumis à l’assentiment de tous. Une sorte de fable est produite, en lieu et place, qui dit de la démocratie européenne contemporaine qu’elle est un lieu de transparence et de participation…
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Alors, Faut-il véhiculer une vision du droit telle que l’on voudrait qu’elle soit effective (en rappelant par exemple que le droit peut être un instrument de démocratie, un instrument de pacification sociale, etc.), quand bien même c’est autrement que le droit agit, et que c’est autrement que la société agit, à travers son droit ? Il y a une ambiguïté constante dans les propos des auteurs à ce sujet…
En tout état de cause, une analyse du droit au quotidien qui tiendrait compte des enjeux sociaux ne peut pas être comprise comme se limitant à développer des thèses « militantes ». Il s’agit plutôt d’élargir le spectre d’analyse, en comprenant où se joue le droit et ce qui se joue, en droit. Cela suppose d’avoir du droit une vision à plusieurs branches, et d’essayer d’en saisir les articulations :
– il y a le droit tel qu’il se présente officiellement et traditionnellement, qui nous conduit à introduire les nouveaux étudiants en droit à la présentation des institutions politiques, judiciaires et administratives de l’Etat, et à présenter les premières théories sur le droit des personnes et des actes juridiques.
– il y a aussi le droit tel qu’il s’applique, ou ne s’applique pas. A ce stade, les juristes sont déjà assez souvent plus « en retrait », soit en laissant la question aux sociologues, soit en accrochant le regard aux décisions de justice, alpha et oméga de l’application du droit, ce qui, au regard du quotidien des hommes pourtant investis pas le droit, paraît pour le moins un peu « décalé ».
-Et enfin, il y a ensuite le droit envisagé de manière plus anthropologique, le droit comme référence réelle de l’action humaine : il s’agit de repérer sur quoi les hommes règlent effectivement leur conduite, c’est-à-dire ce qui pour eux, fait droit. Etrangement, ce droit-là est négligé, dévalorisé… et cela nous permet donc de ne pas voir ce qui se passe. Par exemple, il me semble que l’on ne peut plus introduire au droit aujourd’hui sans dire que, de toute évidence, l’époque est à la mutation, et que les phénomènes dits de dérégulation, de territorialisation du droit, et d’alignement des normes sur le principe du marché sont acquis en tant que réalité, au même titre que les institutions judiciaires officielles qui, d‘ailleurs, accompagnent ce phénomène, car ce sont toujours des hommes qui sont à la barre et ils sont empreints du grain de leur temps, comme l’illustre la décision du Conseil constitutionnel de 1984 analysée plus haut, et comme continuent de l’illustrer les évolutions de ce droit officiel.
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La difficulté des juristes à essayer de maintenir constants les différents regards sur le droit est marquante. On peut encore en donner un exemple à propos du droit constitutionnel, et singulièrement en France peut-être.
Les enjeux constitutionnels contemporains ne semblent pas pouvoir être, ni véritablement perçus, ni surtout, analysés, sous le prisme des « cadres classiques » qui continuent solidement d’être présentés comme le droit constitutionnel dans les manuels et dans les enseignements des facultés de droit. La réalité contemporaine, si l’on s’en tient à l’Europe, « berceau » du constitutionnalisme, et si l’on s’y penche sérieusement, est que, les documents constitutionnels appelés Constitution, Charte ou Loi fondamentale, ne peuvent pas être considérés comme le cadre qui permet de comprendre l’action des gouvernants, ce qui en principe relève de la tâche des analystes du droit. Il manque en effet d’envisager le droit du troisième point de vue : sur quoi les hommes règlent-ils effectivement leur conduite ?
Et, si l’on s’y intéresse, s’agissant du droit constitutionnel, on peut constater que la réalité est que ce sont d’autres normes, considérées, « de fait » peut-on dire, comme impératives, qui permettent de donner sens à cette action, et que celles que l’on trouve dans les documents formellement constitutionnels, et auxquelles même, on semble soumettre les normes qui s’y trouvent. Par exemple, les normes formellement dites constitutionnelles, ont sans aucun doute été en partie « dissoutes » en Grèce : l’invocation d’un état de nécessité, en marge et même contre le droit de la Constitution politique grecque, a permis au juge suprême – le Conseil d’Etat – de subordonner les droits sociaux constitutionnels à un plan économique (voy. l’art. de I. Kamtsidou, Un état d’exception nullement exceptionnel. Le crépuscule de la Constitution).
Par exemple encore, la confiance votée du Parlement au Gouvernement a entraîné, non pas le maintien de celui-ci, mais sa démission, pour raisons « européennes », renversant ainsi les principes traditionnels du droit constitutionnel.
Il ne suffit pas alors de s’en étonner, ou d’être affligé par la grande faiblesse des normes officiellement constitutionnelles, bien qu’on puisse effectivement l’être à certains égards. Il s’agit encore moins de faire mine de croire encore à la force de ces normes. Il serait surtout important d’essayer de comprendre pourquoi la Constitution a une force relativement « instituante » (des organes dont elle parle), mais pas du tout « agissante » (des comportements qu’elle vise), une recherche qui justifierait que l’on parle vraiment d’analyse du droit. Or, la focale qui continue d’être mise sur la garantie des droits et la séparation des pouvoirs, standards de présentation du droit constitutionnel, tels principalement que mis en œuvre par les juges constitutionnels, ne permet pas, pour l’heure, d’apercevoir ce qui fait les insuffisances de la Constitution comme norme officiellement constitutionnelle.
La question n’est, si j’ose dire, pas perçue « au bon endroit » : en dépit de l’expertise constitutionnelle très importante et très répandue en Europe depuis ces 50 dernières années, la chose constitutionnelle des juristes ne semble avoir qu’une force réduite, et bien d’autres éléments agissants au sein de l’espace social, viennent ainsi, c’est très important de le relever, prendre le nom de/du droit constitutionnel, tout en échappant encore assez largement aux constitutionnalistes. Ainsi de toutes les théories du constitutionnalisme global et/ou sociétal, qui voient le constitutionnalisme ailleurs que dans les Constitutions. Est souvent relevé à leur propos, comme pour mieux les invalider, qu’elles sont en réalité moins des descriptions que l’expression du désir de ceux qui les porte de les voir accomplies (le désir des organisations internationales sur les droits de l’homme par exemple, ou le désir des multinationales sur les lois du commerce). C’est vrai dans certains cas. Mais, et c’est important de le noter, ça n’est pas moins vrai des théories institutionnalistes traditionnelles. Celles-ci sont aujourd’hui tout autant le reflet du désir de voir perdurer un modèle que l’on feint de ne pas voir pour partie perdu, qu’une description d’un état réel du droit.
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Dans un papier que j’ai publié il y a quelques mois sur Le droit de la Fontaine, Analyser le droit, pourquoi faire ?, je mettais en perspective deux articles qui, du point de vue de leur objet, pouvait être comparés. Publiés à une dizaine d’année d’intervalle, l’un pose d’emblée le principe d’un droit du travail « bradé sur le marché des normes » (Alain Supiot), l’autre, s’interroge sur l’existence ou non d’un « marché des systèmes juridiques » (Hugues Bouthinon-Dumas).
Le premier s’intéresse à la « politique » du législateur, clé de lecture des normes, ne s’en tient pas aux intentions « affichées », c’est-à-dire aux discours de justification des normes, mais décrypte plus largement de quel type de doctrine, de philosophie, d’idéologie et tout simplement de vision du monde, elles sont la traduction ou la conséquence. Le propos est dense, invite beaucoup à la réflexion, à la recherche et à la discussion. D’une certaine manière, il contraste avec celui de la seconde étude qui annonce pourtant une démarche exclusivement scientifique et théorique, puisqu’il s’agit de savoir si ce qu’on qualifie théoriquement de « marché », en sciences économiques, est bien applicable à la situation visée par les tenants de l’idée d’un « marché » des systèmes juridiques.
Les deux analyses contrastent donc en ce que la seconde ne se place jamais sur la signification de ce qui est dit en termes de conception du monde : la seconde se place non seulement en dehors du débat sur une certaine vision du monde – c’est son choix –mais en plus l’occulte, voire surtout, le disqualifie, implicitement, en disant qu’on ne peut pas parler de marchés des systèmes juridiques, ce qui, in fine, s’apparente plus à un sophisme qu’à une réflexion approfondie sur ce qui est visé par l’expression.
Le second semble donc dire, « circulez, il n’y a rien à voir », quand le premier dit, au contraire, « attention, les choses ont changé, et voilà ce que ça veut dire en terme de société… ». L’idée du marché des normes permet à l’auteur de l’étude qui porte le concept, de dire que, en application de cette idée, les normes du droit du travail sont constamment à la baisse, et certainement que ce n’est pas fini. Mais, ce sur quoi je voudrais insister, est que l’étude qui nous dit « circulez il n’y a rien à voir » a une importance dans le débat, en occultant un phénomène, et donc en faisant en sorte qu’on n’en parle pas. Et les choses arrivent rarement par hasard, car prétendre qu’on ne peut pas scientifiquement parler de marchés des systèmes juridiques permet, ailleurs, dans d’autres tribunes, de dire que des stratégies d’instrumentalisation du droit peuvent et même doivent être développées, pour permettre une meilleure perméabilité du droit aux conditions du marché… ceci explique cela….
… Deux analyses bien différentes donc, pour deux personnes également qualifiées de juristes. Ce n’est pas la différence dans les résultats de l’analyse qui est la plus importante à relever, ce sont les enjeux, perçus ou non, de l’analyse et la manière de vouloir, ou non, voir quelque chose de plus que ce que la règle sèche, technique, et l’analyse « hors sol » du droit, prétend révéler.
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Voilà quelques éléments posés pour dire que l’analyse du droit est bien une question sociale majeure, sur laquelle on pourrait peut-être se pencher un peu plus, notamment dans le cadre de la formation des juristes. Réfléchir à quel droit pour quelle société, à quelle société pour quel droit, n’est pas un débat d’où les juristes doivent se tenir à l’écart, contrairement à une pratique encore très répandue, qui ne les conduit qu’à être des capitaines aveugles d’un bateau qui, irrémédiablement, avance.
L.F. Mars 2017