La driférence
Dans 1984 de Georges Orwell, la construction d’un régime totalitaire semble se faire autour de plusieurs éléments, dont celui de la langue. La fameuse novlangue est une destruction du langage, symbolisée par le réductionnisme du vocabulaire et une certaine logicisation des constructions verbales. C’est dire si le néologisme peut apparaître comme ayant valeur contraire par rapport au totalitarisme, même si la lecture de la L.T.I. de Victor Klemperer laisse plus de doutes à ce sujet. Ce qui apparaît plus certain est que lorsque la langue n’offre pas le ou les termes qui paraitraient les plus propices à exprimer une pensée ou une manière de penser, la possibilité de création d’un nouveau mot est une ouverture, un moment de liberté.
Aussi me suis-je résolue à l’usage d’une telle liberté pour symboliser une manière que j’ai eue ces derniers temps de réfléchir : la driférence est ce qui symboliserait une certaine manière de recourir à la citation dans un discours, écrit ou oral. Référence à un auteur ou à une pensée, la driférence signifie que, néanmoins, on n’entend pas nécessairement adhérer complètement, totalement, à cet auteur ou à cette pensée, mais que, pour ce qui est de ce à quoi on se réfère particulièrement, c’est avec une certaine déférence que l’on y renvoie : tout à la fois référence et différence, la citation se veut déférente sans être totalisante et donc obséquieuse. Peut-on ainsi se référer à Marx sans être marxiste, à Heidegger sans être heideggerien, à Hauriou – pour les juristes, sans être conservateur, etc., et surtout, sans être dans l’obligation de le préciser chaque fois ? Faut-il toujours se justifier de se référer à un auteur, obligeant chaque fois à expliquer par le menu en quoi la référence précise qui est faite est une manière d’alimenter sa propre pensée, sans pour autant être, le cas échéant, en total accord avec l’ensemble de l’œuvre ? C’est bien là une question majeure : je lis récemment à propos d’un juriste contemporain une critique dont le ciment essentiel est construit autour de l’auteur auquel il se réfère. La référence s’apparente ainsi à un véritable engagement qui peut aussi valoir la guillotine.
Faudrait-il alors se dispenser de toute référence lorsque l’adhésion à la pensée de l’auteur n’est pas totale, ce qui, dans beaucoup de cas, réduirait l’appareil référentiel à un quasi néant ? L’espace de lecture de la référence apparaît donc totalitaire, en plus de vous faire risquer la peine capitale.
Par définition, si on élabore une pensée propre, c’est qu’elle est singulière et ne correspond parfaitement à aucune autre à laquelle se référer de manière absolue. On doit donc se résoudre à l’idée que, citer, se référer, c’est toujours prendre des risques par rapport à sa propre pensée.
Cela explique peut-être les tentatives de « neutralité » de nombreuses références scientifiques où les auteurs et leurs références ne tendent à véhiculer aucune pensée en particulier (ce qui néanmoins en est quand même une, de pensée). Cela explique peut-être aussi le fait que certains « groupes » pratiquent de manière exclusive et permanente la réciprocité de référence : si on fait école, c’est qu’on peut se référer à tous les autres membres proclamés de ladite école, ce qui a pour conséquence que les auteurs multiplient les écrits et les références pour ne faire finalement qu’une seule pensée. Dans cette hypothèse, et surtout lorsque l’unicité des références apparaît de manière flagrante et avec systématisme, on finit par se demander pourquoi élaborer tant d’écrits puisque ce n’est finalement et somme toute qu’une seule et unique pensée qui se répète à l’infini.
La driférence permet ainsi d’éviter la pauvreté de la pensée comme d’exprimer une pensée en propre, en bref, elle se détourne de la possibilité d’une pensée totalitaire et décapitante.
Il y a quelques temps, le « Focus du moment » sur ce site mettait en avant un extrait d’une contribution d’un juriste qui était spécialiste du contrat, Georges Rouhette : « La science juridique a ses propres rythmes et participe de mouvements de pensée eux-mêmes dissociés (en partie) des évolutions économico-sociales. Ce serait un thème d’étude plus fructueux que de retracer les développements parallèles (c’est-à-dire sans point de contact ?) des faits sociaux, des institutions juridiques, des doctrines juridiques et des idées en général… » : comme l’indique le principe du Focus sur Le Droit de la Fontaine, je trouve la formulation excellente, et elle sert une idée qui m’est chère. En dépit de cela, je peux dire que, approfondissant la lecture de l’article de Georges Rouhette, je crois bien que, sous ces mêmes mots, lui et moi n’y voyons pas tout à fait la même chose. C’est d’ailleurs la preuve que les signifiants ne doivent leur qualité qu’à être contextualisés, c’est-à-dire personnalisés. Lorsque je cite, c’est par driférence…